Actes du colloque « Les institutions musicales à Paris et à Manchester pendant la Première Guerre Mondiale »
Mis à jour le 13 septembre 2021
En collaboration avec le Royal Northern College of Music (RNCM) de Manchester, avec la bibliothèque musicale Henry Watson et la Société des Concerts Hallé, en partenariat avec l’Opéra-Comique et avec le soutien de La Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale, le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris ont organisé les 5 et 6 mars 2018 à Paris un colloque franco-britannique sur les institutions musicales à Paris et à Manchester pendant la Première Guerre mondiale.
Cet évènement réunissait les élèves parisiens et mancuniens des classes du Conservatoire de Paris et du RNCM, ainsi que des musicologues, des enseignants, des interprètes et le grand public, dans le but de s’interroger sur les institutions et la carrière des musiciens durant la Grande Guerre selon deux grands axes :
- les institutions de diffusion lyrique et instrumentale (lundi 5 mars 2018, à l’Opéra Comique)
- les institutions d’enseignement musical (mardi 6 mars 2018, au CNSMDP)
La guerre des Alliés contre l’Allemagne, l’« Union sacrée » à laquelle, le 4 août 1914, Raymond Poincaré exhorte le peuple français, rejaillit sur l’art. Quelques mois après l’entrée en guerre, entre propagande d’État, illustration de l’idéologie de guerre, « esthétique de la nation », patriotisme sans faille et réveils nationalistes exacerbés, les initiatives musicales à Paris et à Manchester, outrepassent la stupeur et les tentatives de censure morale pour trouver durant le conflit une vitalité inouïe.
Si la recherche musicologique a fait valoir depuis une quinzaine d’année de nombreux engagements artistiques et physiques de musiciens, au front ou à l’arrière, il reste des thématiques fédératrices à établir afin de nourrir et organiser cette recherche.
Ce colloque est l’occasion de penser la création et l’interprétation musicales sous l’angle des institutions. Il propose d’étudier comment la mobilisation générale de plus de huit millions d’hommes, l’effort de guerre et l’Union sacrée contre l’Allemagne, les combats proches et les mutations profondes de la société ont affecté, entre 1914 et 1918, à Paris comme à Manchester, l’économie musicale, la vie et l’apprentissage des élèves musiciens dans les Conservatoires et à la Schola Cantorum, la carrière des musiciens et spécifiquement la place des femmes, et ont entraîné la promotion de la musique française et de la musique anglaise tout en reconsidérant le rayonnement de la musique allemande, à la fois dans la programmation des institutions, l’accueil des critiques et le comportement du public.
Comment les différents acteurs des institutions de diffusion et d’enseignement musical ont-ils fait face à la guerre et à ses contraintes matérielles, financières, psychologiques, morales, politiques et esthétiques, et pensé l’avenir musical afin de préparer l’après-guerre ?
PREMIÈRE JOURNÉE :
LES INSTITUTIONS DE DIFFUSION LYRIQUE ET INSTRUMENTALE À PARIS ET À MANCHESTER
Charlotte SEGOND-GENOVESI :
Les institutions musicales à Paris pendant la Grande Guerre : état de la recherche et panorama général
Cette présentation offre une vue d’ensemble de la vie musicale à Paris pendant la Grande Guerre, à travers un tissu institutionnel aussi dense qu'hétérogène.
Reflet des mentalités contemporaines comme de la culture de guerre, les institutions musicales des années 1914 - 1918 inscrivent leurs actions dans des cadres légaux, économiques et moraux sans cesse redéfinis. A ce titre, on peut questionner l'idée même d’ « institution musicale » et la place qu’y occupe la musique durant la guerre. Un état des lieux de la recherche sur le sujet complète ce panorama.
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Liouba BOUSCANT :
Le rôle catalyseur de la revue La musique pendant la guerre
Le mot d’ordre de la revue La Musique pendant la guerre, qui bénéficie de la protection du responsable de la propagande culturelle de guerre, Albert Dalimier, très investi dans l'aide aux musiciens, pourrait s’énoncer en ces termes : la musique patriote.
Le projet esthétique de la revue, focalisée sur « le mouvement de l’art musical », est incontestablement français et unificateur et repose sur la stratégie du renforcement de l’institutionnalisation musicale française.
En effet, sa mission consiste à se focaliser sur le mouvement de l’art musical français, à endiguer l’interruption de la vie musicale française et de l’art en temps de guerre et à accélérer la revalorisation à plus grande échelle temporelle et spatiale de la musique française en convoquant dirigeants et créateurs sous l’égide d’associations, théâtres, sociétés de concerts, institutions prestigieuses proche du gouvernement, et conservatoires.
Ce patriotisme musical offensif dicté par les circonstances est en réalité lié à une conception nationaliste plus anciennement ancrée et est doté d’un programme d’action : redonner à la musique française, à l’occasion de la guerre, ses droits de promotion et de diffusion et poser les jalons d’un débat esthétique de l’après-guerre.
SESSION 1 :
ENGAGEMENTS ESTHÉTIQUES ET PATRIOTISME
Stéphane LETEURÉ :
À l'ombre de la Coupole : l'engagement de Camille Saint-Saëns dans l'effort de guerre en 14-18
La participation de Camille Saint-Saëns à l'effort de guerre et à la « bataille de papier » qui fixe à l'arrière le sort de combattre l'ennemi sous toutes les formes prend place dès l'automne 1914. La dureté des combats contre l'Allemagne apparaît à beaucoup de compositeurs suffisamment âgés comme une réitération de la guerre franco-prussienne de 1870 dont le souvenir reste très prégnant.
Particulièrement sensible aux violences et aux destructions engendrées par l'occupation allemande de la Belgique et des territoires du tiers Nord de la France, Saint-Saëns entre dans la mêlée et use de tous les moyens dont il dispose pour combattre l'adversaire, au point de devenir l'emblème du musicien-intellectuel engagé. Nous rappellerons brièvement toutes les formes de son engagement, de la contre-offensive consécutive à l'Appel des 93 en 1914 à la célébration de la victoire de 1918.
Mais nous nous pencherons tout particulièrement sur les possibilités offertes au compositeur par son appartenance à l'Académie des Beaux-Arts. Malgré la longue tradition de coopération et de dialogue interacadémique, quai Conti, sous les auspices de la « Compagnie », Saint-Saëns dispose d'un certain nombre d'atouts, pour ne pas dire d'armes, qui lui sont utiles dans sa volonté de contrer l'ennemi.
À l'intérieur de cette forteresse de la francité indirectement mise à mal, Saint-Saëns s'active, compose, rédige, et se présente comme le témoin privilégié et attristé de la décrépitude qui menace l'Institut, du danger qui pèse sur l'avenir de l'Europe et de la défaite de la civilisation que symbolise dramatiquement ce suicide des nations.
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Geoffrey THOMASON :
"Zer is no Modern French Musik": Debussy Reception in Manchester during the First World War
Despite the presence in Manchester of the family of Debussy’s uncle, Jules-Alexandre, his music was rarely heard in the city in the early years of the 20th century. Isolated performances tended to be the preserve of either visiting foreign musicians or individual artists keen to promote Debussy’s music, such as the Manchester-based pianist Frank Merrick.
The Hallé Orchestra’s repertoire remained solidly Germanic under Hans Richter, who justified his preferences with the remark “zer is no modern French Musik”, his audiences swelled by the city’s substantial German population.
In responding to the marked increase in performances of Debussy’s music in Manchester during the First World War, this paper challenges the notion that a move away from German repertoire and a concomitant embracing of the music of the allies was largely politically motivated.
While German music held its own during the war, an emergent younger, Manchester-trained, generation of musicians, keen to explore newer repertoire, looked elsewhere and were instrumental in promoting Debussy’s chamber and vocal music in Manchester.
The introduction of the Cello sonata to Manchester during the war is taken as a case study in the rapid acceptance of one particular late work by Debussy. Meanwhile, Beecham’s tenure at the Hallé took advantage of the war to promote his own tastes in modern French – and Russian – music. The paper also reveals the surprisingly major role which some amateur musical organisations played in championing contemporary music in wartime Manchester.
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Stephen ETHERIDGE :
Brass Band Music Contests and Entertainment in Manchester’s Public Parks in World War One: Reinventing Repertoire, Patriotism and Tradition?
Manchester was the gathering point for brass bands in the industrial regions surrounding Manchester. From the 1840s the growth of brass bands in the region was rapid. In spite of being a national movement, by 1914, the British Bandsman stated that it could not be denied that the cradle of the brass band was on the slopes of the Pennine Chain. During the war years Manchester was significant for bands because the British 'Open' Contest at Belle Vue Gardens was the only national contest that continued through the conflict. In addition, bands played regularly in Manchester’s public parks, entertaining audiences that could number in their thousands.
1913 was a watershed year for the brass band movement. Labour and Love, Percy Fletcher’s tone poem, was performed at the Crystal Palace Contest. Labour and Love was significant as it was composed music of some substance that was available to all bands.
It was the first test piece that was composed for the standardised brass band instrumentation and that the sources can account for fully. Composers such as Elgar and Bliss would follow. In spite of these innovations in repertoire the brass band movement relied upon older traditions to survive the conflict. I will show that not only did older working – class traditions of music – making reinforce Victorian and Edwardian values in the public space, but also that public performance encouraged patriotism by reinventing patriotic themes found throughout British history.
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Eleanor ROBERTS :
The Hallé and the First World War
Manchester’s famous orchestra would never have existed without the city’s German ‘colony’, and owed much of its early success and strength to their support – both artistically and financially.
The years 1914-18 were challenging: at the start of the 1914 season their Principal Conductor was at his home in Germany. It was a period that saw women come into the ranks for the first time, and one that challenged the organisation’s finances and administration.
Although a swift decision was taken to have a season of orchestral concerts as usual, conductors needed to be found. An examination of the Hallé’s concert programmes also shows adjustments to the repertoire – concerts celebrating the music of the Allied countries, national anthems and British patriotism.
German music did not disappear, however, with the Hallé’s popular Wagner operatic evenings continuing even in the darkest days of the war.
The Hallé archive includes complete runs of the Manchester programmes, and through the notebooks kept by the orchestra’s librarian we can also see what was played in their other concerts around the country.
The impact on personnel was also felt: the orchestra’s renowned principal cellist, Carl Fuchs found himself on the wrong side of the geographical divide, and as a naturalised British subject, was interned. A number of the players joined up, two lost their lives and in 1916 women were seen amongst the strings for the first time. What we did not know until this project was the extent to which some of our stories were entwined with those of the RNCM. Frank Tipping, one of two players to be killed in action, had been appointed as a first violin aged just 16, whilst still at the Royal Manchester College of Music, piecing together additional information on his short life was just one way in which this project highlighted the synergy of Manchester’s musical institutions.
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SESSION 2 :
LA VIE LYRIQUE EN FRANCE
Clémentine SOURBET-PENNANÉAC'H :
Le théâtre héroïque : l’Opéra Comique de 1914 à 1918
« Une ville sans spectacles est une ville vaincue » affirmait le général Gallieni, gouverneur militaire de Paris, chargé d’assurer la défense de la capitale dès le premier mois de mobilisation.
À Paris, « la guerre est longue, mais on ne s’ennuie pas » déclarait aussi Maurice Donnay et « les Parisiens font preuve d’une admirable faculté d’adaptation », car malgré la guerre tragique, la vie doit continuer. Alors que deux grands théâtres subventionnés, la Comédie-Française et l’Odéon ferment leurs guichets dès le mois d’août 1914, suivit par l’Opéra et le Châtelet, seul l’Opéra Comique rouvre ses portes et le reste pendant plus d’un an.
En décembre 1913, Albert Carré, directeur de la salle Favart, devient administrateur de la Comédie-Française. Pour sa succession, une équipe directoriale administrative et artistique est alors constituée des frères Vincent et Emile Isola et Pierre-Barthélémy Gheusi, trois fortes personnalités. Si la réunion de ces trois hommes semble excellente pour la future gestion de la salle Favart, aucun d’entre eux n’imagine ce qui les attend en prenant la responsabilité de ce théâtre et de ses pensionnaires. Véritable microcosme parisien qui capitalise en lui tout ce qui se passe, le théâtre recherche aussi sa vocation, dès le début du conflit, dans le soutien porté à la Patrie et aux soldats français. Appartenant au monde de « l’arrière », il utilise toutes les ressources pour combattre, à sa manière, le drame terrible qui se joue.
L’ambition est claire : l’Opéra Comique sera héroïque. « L’histoire de notre théâtre pendant la guerre sera comme une page éclatante des annales même du pays meurtri avec – au premier plan – ses héros militaires et derrière eux, ses femmes laborieuses et si noblement dévouées, ses travailleurs et ses artisans des villes en rumeur, tous les pionniers armés ou non, de la solidarité nationale, devant l’ennemi. »
Florence DOÉ DE MAINDREVILLE :
De Paris à Châlons : l’aventure d’artistes de la capitale, engagés volontaires dans l’Ambulance russe
Cette communication vise à mettre en lumière le rôle d’un petit groupe d’artistes parisiens qui ont voulu coûte que coûte s’engager, alors qu’ils étaient réformés ou non mobilisés en raison de leur âge.
Chanteurs et musiciens de l’Opéra de Paris parmi lesquels les frères Catherine, comédiens de diverses scènes parisiennes comme Deschamps et Koval, ces artistes ont décidé d’interrompre du jour au lendemain une carrière brillante et bien établie pour aller sur le front mener leur part de combat et ce, par le biais de l’Ambulance russe, une organisation caritative fournissant des véhicules et du matériel médical, placée sous l’égide de la Croix rouge russe et cogérée par des personnels d’origine russe et des Français.
Envoyés en Champagne pour aider au rapatriement des blessés, ces artistes, sous l’impulsion d’Alphonse Catherine, chef d’orchestre de l’Opéra, et avec le soutien des dirigeants de l’Ambulance russe, ont très vite formé une petite troupe.
Celle-ci a alors conçu et produit de nombreux concerts-spectacles sur le front et dans les hôpitaux des alentours, contribuant ainsi, dès le mois de février 1916, à la fondation du théâtre aux armées dans la zone de Châlons-sur-Marne.
Reposant sur des documents d’archives et des programmes, la présente étude évoque le quotidien de ces hommes à quelques kilomètres du front, leur action sur le terrain mais aussi et surtout la façon dont ils se sont organisés et ont mis en commun leur savoir-faire, leur exigence artistique, leur talent pour apporter aux Poilus, blessés ou sur le front, de petits moments d’humanité, de réconfort et d’évasion.
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Claire PAOLACCI :
L’Opéra de Paris pendant la Grande Guerre
Le 31 juillet 1914, à la veille de la mobilisation de l’armée française et trois jours avant la déclaration de guerre de l’Allemagne, le gouvernement français exige la fermeture des théâtres subventionnés pour une durée indéterminée.
Si la Comédie-Française et l’Opéra Comique rouvrent respectivement leurs portes les 6 et 13 décembre 1914, la légitimité d’une réouverture du Palais Garnier est très contestée. La majorité des parlementaires, des hommes de presse et des abonnés souhaitent une fermeture du théâtre pendant toute la durée du conflit en raison de l’importance des frais de fonctionnement du bâtiment et des circonstances peu compatibles avec une programmation d’opéras et ballets, synonymes, pour beaucoup, de frivolité et, par conséquent, perçue comme indécente au regard de la condition des Poilus sur le front.
La démission pour faillite des directeurs Lémistin Broussan et André Messager, le 10 juillet 1914, ne facilite pas la réouverture de la première scène lyrique nationale.
Cependant, considérant que l’Opéra incarne l’excellence musicale et chorégraphique française sur le plan national et international et désireux d’entrer rapidement en fonction, leur successeur désigné, Jacques Rouché, œuvre pour faire accepter une reprise d’activité au Palais Garnier.
Au début de l’année 1915, il est autorisé à organiser quatre concerts patriotiques au théâtre du Trocadéro avec les artistes de l’Opéra. Quelques mois plus tard, le Palais Garnier rouvre ses portes au public et ne fermera plus jusqu’à la fin des hostilités.
Nous nous proposons d’étudier la manière dont Rouché est parvenu à rouvrir la première scène lyrique nationale pendant la Grande Guerre et dans quelle mesure la programmation qu’il propose participe à l’effort de guerre et prépare déjà l’après-guerre.
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SESSION 3 :
NOUVEAUX LIEUX DE DIFFUSION
Sabine TERRET-VERGNAUD :
Le Groupe des Six, témoin et acteur de l’émergence de nouveaux lieux de diffusion de l’avant-garde artistique durant la Grande Guerre
Selon l’article de Stavroula Marti sur « Les concerts parisiens au seuil des années 20 », dès leur réouverture en octobre 1919, les Concerts Pasdeloup, Colonne et Lamoureux, affichent des programmes toujours centrés sur les maîtres du passé avec quelques incursions vers Claude Debussy et Maurice Ravel. Il semble que les années de guerre n’aient pas modifié les traditions de la Belle époque.
Darius Milhaud note dans Ma vie heureuse : « Les concerts du dimanche étaient une espèce de Salon carré de la musique, une exposition des maîtres du passé. J’aimais la musique classique, mais dans mes articles je m’insurgeai contre l’abus des programmes Beethoven-Wagner et Wagner-Beethoven. C’était très lassant. » En effet, Milhaud ne comprend pas cette démarche qui consiste à toujours se référer au passé. Les jeunes compositeurs n’ont guère de chance d’être représentés. Ils doivent par conséquent trouver d’autres lieux de diffusion.
La fermeture des institutions musicales durant la guerre avait déjà engendré le développement d’un nouveau réseau de salles de concerts ou de spectacles afin d’interpréter, de représenter, d’exposer les œuvres des jeunes artistes : la salle Huyghens, le théâtre du Vieux-Colombier, le théâtre des Champs-Elysées. Leurs programmations témoignent de l’émulation de cette époque tourmentée, de cette constante proximité entre les compositeurs, auteurs, poètes, chorégraphes, peintres, etc. Parmi le cercle des jeunes artistes émerge dans la sphère musicale un groupe de jeunes musiciens réunis autour de Jean Cocteau : le Groupe des Six, connu pour son aspiration à composer une « musique de France ». Il s’agira de montrer parallèlement l’importance de ces nouveaux lieux de représentation durant la guerre et dans la genèse du Groupe des Six dont la plupart des compositeurs cherchent un retour aux sources nationales, en s'appuyant sur l’étude génétique d’œuvres et de spectacles créés durant la Grande Guerre.
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François ANSELMINI :
Encadrer la participation de la musique et des musiciens français à l’effort de guerre : l’activité institutionnelle du pianiste Alfred Cortot entre 1914 et 1918
Loin d’être une parenthèse dans la carrière d’Alfred Cortot, la Grande Guerre en est au contraire une étape essentielle : marquée par la création d’institutions originales, dont certaines perdureront au-delà du conflit, la période est révélatrice de ses convictions politiques et artistiques, de ses ambitions, de ses projets de réorganisation de la vie musicale, qui continueront à s’exprimer dans la suite de sa carrière, dans les contextes bien différents de l’Entre-Deux Guerres, puis de l’Occupation.
Dès l’été 1914, ce virtuose déjà mondialement connu est happé par le sentiment du devoir patriotique et l’impératif de l’effort de guerre : pendant quatre ans, il suspend en effet sa carrière d’interprète pour se consacrer à la fondation et à l’animation d’institutions qui visent à réorganiser une vie musicale parisienne bouleversée (Fraternelle des Artistes ou l’Association des Anciens Elèves du Conservatoire), puis à accentuer la participation de la musique et des musiciens français à la mobilisation nationale : Matinées Nationales, Théâtre aux Armées, Festivals de Musique française.
À partir de 1916, il fonde et dirige notamment un service d’action artistique à l’étranger, qui constitue un élément original du dispositif de propagande extérieure français et dont la musique est le principal vecteur d’action : jusqu’en 1918, de nombreux artistes sont ainsi envoyés en tournée dans les pays neutres et alliés, afin de convaincre de la justesse de la cause de la France et de l’excellence de sa musique, jetant les bases institutionnelles d’une diplomatie culturelle modernisée.
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SECONDE JOURNÉE :
LES INSTITUTIONS D'ENSEIGNEMENT MUSICAL
SESSION 4 :
LE CONSERVATOIRE DE PARIS
David MASTIN :
Grande Guerre et sacrifice au Conservatoire de Paris (1914-1925)
L’historien américain Jay Winter a montré combien la notion de « sacrifice » était centrale pour comprendre la culture de sociétés prises dans une guerre totale. Elle irrigue discours et attitudes et est érigée en valeur primordiale au sein des institutions scolaires.
La culture scolaire musicienne du Conservatoire de Paris n’échappe pas à l’intrusion de la culture de guerre et à l’appel à l’Union sacrée dans le sacrifice, jusqu’à la victoire. A partir du moment où il est décidé que le Conservatoire ouvrira, en octobre 1914, malgré l’état de guerre, il est acquis qu’il doit aussi servir la Nation en guerre. L’institution se voit attribuer un rôle capital dans la défense et la victoire de la culture française.
La guerre, d’après Albert Dalimier, doit donner une nouvelle jeunesse au Conservatoire : au sens figuré, elle mettrait fin à la sclérose institutionnelle ; au sens propre, elle « créerait » des élèves appelés à devenir des « musiciens-nouveaux ». La guerre aurait un pouvoir unificateur, « plus de chapelles, plus de querelles ».
Elle imposerait la fin de l’individualisme si prégnant dans les conservatoires, où toute l’année scolaire est orientée vers l’affrontement lors des concours. Elle serait un événement essentiel qui permettrait d’achever la construction musicale nationale.
Une nation, une esthétique, un Conservatoire. Cette attente placée dans le système d’enseignement musical – créer des artistes complets, aptes à servir le pays et la musique nationale, forger une nation musicienne – est d’autant plus forte que la valeur sociale de l’activité musicale était plus contestée au moment de l’entrée en guerre.
Cet exposé développera trois aspects :
• Viriliser, militariser, régénérer
Faut-il contingenter les effectifs féminins pour maintenir les vertus viriles de la musique nationale ? Le débat est pratique (ne pas fermer des classes) et idéologique.
La réforme de 1915 n’est-elle qu’une réforme de plus ou une réforme de guerre ?
Le renforcement de la discipline, la position centrale donnée à l’histoire de la musique (et ses contestations) s’inscrivent dans le temps long des réformes précédentes mais aussi dans le temps court de la guerre.
• Nationalité et institution : l’étranger comme figure de l’ennemi et/ou du concurrent
Paris : refuge, pour tous ceux qui ont fui les hordes « austroboches » ?
Le Conservatoire est en proie à des tensions nationalistes fortes. Quelques cas serviront de base à cette étude : la classe belge de Van Dyck ; l’intrusion de Cortot et la nationalisation des « Anciens élèves ».
• L’économie de la reconnaissance et les paradoxes de la victoire
Victoire et démobilisation : durant la guerre, la socialisation du deuil de guerre (cérémonies du 2 novembre), la socialisation au travers de la Gazette des Classes du Conservatoire de l’expérience de guerre (évidemment virile) ont maintenu le mythe d’un nouveau consensus né de la guerre. Malgé tout, la démobilisation de musiciens poilus souffrant du syndrome du Colonel Chabert (la place est prise ! par des femmes, par des étrangers) suscite de fortes tensions au sein du Conservatoire (parfois durables : on évoquera le cas des instrumentistes mutilés).
Si la victoire des armes doit être celle de la musique française et de son expansion, le Conservatoire peine à résoudre ce paradoxe.
Clément CARPENTIER :
La Gazette des classes du Conservatoire : être et demeurer élève du Conservatoire en temps de guerre
Document unique du monde musical durant la Grande Guerre, la Gazette des classes du Conservatoire fait l’objet d’un travail de recherche ininterrompu depuis 2013. Les quelques 800 pages de témoignages, dont les exemplaires les plus complets sont conservés à la médiathèque Hector Berlioz du Conservatoire, à la Bibliothèque nationale de France et au Centre international Nadia et Lili Boulanger, offrent un regard inédit sur le quotidien des élèves et anciens élèves du Conservatoire, qu’ils soient au front ou à l’arrière.
Alors que les publications de témoignages de musiciens restent limitées à quelques correspondances (Ravel et Debussy) et quelques carnets de guerre (Maréchal et Durosoir par exemple), la Gazette offre aux chercheurs et aux passionnés d’histoire une source d’une portée historique unique. En effet, ce document est exceptionnel en bien des points : héritier des Gazettes d’ateliers de l’École des beaux-arts, il n’a pas d’équivalent au sein des autres institutions telles que l’École normale supérieure ou Polytechnique.
Son statut particulier de gazette de liaison, publiée par les sœurs Boulanger, s’inscrit à la fois dans une stratégie institutionnelle et à la marge de cette dernière. À la fois relais d’une parole officielle, à travers notamment les lettres d’ouverture par les personnalités comme Gabriel Fauré ou Théodore Dubois, et outil de revendication, la Gazette tient probablement son caractère unique de ce rapport ambivalent et périphérique à l’institution.
Ce rapport lui confère également sa tonalité particulière : témoignage de paroles intimes mais aussi positionnements individuels par rapport au Conservatoire, elle se présente, entre 1915 et 1918, comme l’un des seuls outils d’un lien de sociabilité entre les musiciens, par-delà la fracture entre front et arrière.
En s’appuyant sur un travail d’archives rigoureux et les dernières avancées historiographiques sur la Grande Guerre, les recherches menées sur la Gazette ont permis de questionner les discours en regard du statut social et du positionnement par rapport à l’institution de chaque correspondant. L’étude de la Gazette lève aussi un voile sur le rôle des musiciennes à travers l’action des sœurs Boulanger.
Peu étudiée dans le milieu musical, la place et la mobilisation des femmes représentent un aspect essentiel dans l’analyse contextuelle du document. Leur rapport à l’institution, à leurs camarades masculins, les stratégies pour « se rendre utiles » ont pu être mises à jour grâce aux archives personnelles de Nadia et Lili Boulanger.
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SESSION 5 :
LE ROYAL NOTHERN COLLEGE OF MUSIC DE MANCHESTER
Barbara KELLY :
Training the Nation's Musicians in Manchester during World War I: Tradition and Change at the Royal Manchester College of Music
This paper looks at conservatoire training at the Royal Manchester College of Music during the Great War. It considers the impact of the war on the music performed at the college, comparing pre-war, wartime and post-war programming.
Wartime performances consisted of student open practices, annual public examinations and professional chamber concerts featuring internationally renowned staff, such as the Adolph Brodsky Quartet, Rawdon Briggs Quartet and all-female Edith Robinson Quartet.
The choice of repertoire reflected the influence of teachers, in particular, Brodsky’s pupils who performed works he had introduced to the college, such as Novacek String Quartets, and works by Tchaikovsky, Busoni and Grieg.
In contrast to wartime music making in Paris and London, but like the Manchester-based Hallé, the college had no quibbles about performing Wagner.
The paper makes comparisons with music making in Paris to explore the impact of place on perceptions of the war and the response music could and should make.
The presentation is also concerned with the shifting gender balance, the changes in instruments studied and the transformation in the social demographic of the student body as a result of the Great War.
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Heather ROBERTS :
Making Music in Manchester during Worl War I: a Collaborative Project between the RNCM, Hallé and Henry Watson Library, Manchester
In my presentation, I will explore how the collaborative project “Making Music in Manchester during WW1” unfolded, why it ended up becoming a different project than originally conceptualised and what the significant outcomes were.
The project, starting in 2016, comprised of a joint effort between the Hallé Concerts Society archive, the Henry Watson Music Library and the Royal Northern College of Music archive. Programmes, registers, letters, photographs and more were investigated for new narratives in Manchester’s First World War music – making history.
Benefits of the joint working group between the three archives and their unique but complementary collections revealed a fascinating narrative and opportunities for teasing out answers and asking more questions. One particular outcome of the war was government grants awarded to ex-service men and women to study music. Bearing in mind that the majority of the Royal Manchester College of Music’s student body (as it was back then) was young and female, the pouring in of almost 90 mature male students fresh from war must have been quite an interesting result.
I will talk about how these particular narratives were explored, what worked (collaboration) and what worked less well (community engagement), and how the archive services have further collaborated to either embellish on or improve these outcomes.
Alison RONAN :
"…We Are Utterly Odd."[1] A Collaborative Life in Both Music and Politics
A brief analysis of a series of letters written in 1917-1919 between Hope Squire (1878-1936) and her husband Frank Merrick (1886–198) imprisoned as a conscientious objector.
Hope Squire and Frank Merrick were concert pianists, composers and teachers. Squire studied piano under Dohnanyi and was his first English pupil. She had asked him to teach her after hearing him play Beethoven’s 4th.
She had a successful career as a pianist and teacher in London and had several songs published before their marriage in 1911. After her marriage, she continued to use her maiden name in her professional life.
Merrick was born in Bristol; he played to Paderewski, who recommended that he study piano in Vienna with Leschetitzky, pupil of Czerny who was Beethoven’s pupil. He later toured as a concert pianist with the contralto Dame Clara Butt.
Both Squire and Merrick continued to work together as musical equalsafter Merrick’s appointment as Professor at the Royal Manchester College of Music in 1912, playing concerts together and were viewed as equals in the contemporary music press. Their shared artistic life was mirrored by an equally shared social and political radical life in which they continue as active participants after their move to Manchester.
Squire was an early suffragette but then became an active member of the Women’s Freedom League in Manchester. Merrick was an active member of the Manchester Men’s League for Women’s Suffrage and often spoke at local suffrage meetings and carried banners on demonstrations; at least one banner was stitched by Squire.
They both campaigned vehemently against the First World War; Merrick was sent to prison in 1917 for his conscientious objection as a ‘free thinker’, fully supported by Squire.
Merrick’s pupils at the College are, unusually for a convicted conscientious objector, transferred to his wife for the length of his imprisonment.
Their extensive correspondence between October 1917 and April 1919 reveals much about their separate lives at this time and offers insight into the music that sustained Merrick in prison and the music that Squire was teaching her pupils.
It also offers a glimpse of the way in which the complex antiwar networks, cultural and progressive life in Manchester were often entangled during the last years of the First World War.
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SESSION 6 :
LA SCHOLA CANTORUM
Stephan ETCHARRY :
La Schola Cantorum parisienne dans la tourmente de la Grande Guerre à travers une lecture de ses Tablettes
Tandis que les opinions patriotiques et tranchées de Vincent d’Indy (1851-1931) sont souvent citées et analysées dans les études portant notamment sur la musique pendant la Première Guerre mondiale, bien peu de travaux se sont en revanche portés sur l’institution musicale qu’il dirigeait à Paris, la fameuse Schola Cantorum, sur son fonctionnement et sur son devenir tout au long de ces quatre années et demi de conflit.
Tout à la fois centre d’enseignement, de création et de diffusion musicales, voire de « propagande » – pour reprendre le terme de nature éminemment politique si cher aux scholistes – en province mais aussi à l’étranger, le bastion d’indyste a fait le choix de rester ouvert (dès la fin d’octobre 1914) et de poursuivre la plupart de ses activités pédagogiques et musicales pendant quasiment toute la durée de la guerre.
Cependant, la conjoncture a nécessairement conduit à de nombreux changements, adaptations et réorganisations touchant tout aussi bien à son administration, son public, son corps professoral, la structuration des examens et, plus généralement, son règlement intérieur et le cadre de ses études.
Impactés par l’état de guerre et les prescriptions de la Préfecture de police, les auditions et concerts donnés par l’institution ont également dû revoir leur fonctionnement – notamment en termes de durée – et ont régulièrement versé leurs bénéfices au profit des blessés, des prisonniers, des hôpitaux et de multiples organisations de bienfaisance et de charité, participant ainsi à l’effort de guerre, comme d’ailleurs de nombreuses autres phalanges musicales parisiennes.
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Gilles SAINT ARROMAN :
Le répertoire interprété dans la sphère de la Schola Cantorum entre 1914 et 1918
Pendant la guerre, la Schola Cantorum n’organise que peu de grands concerts, mais elle accueille de nombreuses auditions de musique vocale et instrumentale données par ses professeurs ou avec la participation d’artistes et groupes extérieurs (Germaine Lubin, Ricardo Viñes, Manécanterie des Petits Chanteurs à la Croix de bois, etc.).
Professeurs et anciens élèves donnent ou prêtent également leur concours à de multiples concerts à Paris, en province et même à l’étranger. Cette communication consacrée au répertoire interprété à la Schola et par les scholistes entre 1914 et 1918 s’attachera à répondre aux questions suivantes :
Quels compositeurs, quelles œuvres et quels thèmes sont privilégiés au sein du répertoire français, naturellement à l’honneur ? Comment la musique des pays alliés est-elle représentée ? Quel traitement est réservé à la musique allemande ? Que signifient, esthétiquement et politiquement, les choix opérés par les scholistes ?
[1] P.-B. Gheusi, L’Opéra comique pendant la guerre (1914-1918), La Nouvelle Revue, 1919.