Encadrer la participation de la musique et des musiciens français à l’effort de guerre : l’activité institutionnelle du pianiste Alfred Cortot entre 1914 et 1918
Actes du colloque international « Les institutions musicales à Paris et à Manchester pendant la Première Guerre mondiale »
En 1914, Alfred Cortot est déjà, à 37 ans, le pianiste français le plus connu de son temps : applaudi dans toute l’Europe, professeur au Conservatoire depuis 1907, membre d’un illustre ensemble avec Jacques Thibaud et Pablo Casals, il joue ponctuellement le rôle d’artiste officiel (se produisant lors d’une réception à l’Elysée en 1913), mais se tient en revanche pour l’heure encore éloigné de la politique, passion qui le conduira plus tard à se compromettre gravement au sein du régime de Vichy et de la Collaboration. Néanmoins, c’est bien la Grande Guerre qui marque ses débuts en la matière : happé par le sentiment du devoir patriotique, il suspend en 1914 ses activités d’interprète afin de se consacrer totalement à des actions visant à encadrer la participation de la musique et des musiciens français à la mobilisation nationale. Omniprésent dans les institutions de guerre, il joue le rôle de « directeur de la Musique [1] » avant la lettre et occupe une place centrale dans la vie artistique de la période. Dans ce premier temps fort d’action politique de sa carrière se révèlent ses convictions, ses ambitions et sa conception du rôle d’artiste engagé, qu’il continuera de jouer, avec d’autres moyens et dans des contextes différents, durant l’Entre-Deux Guerres puis sous l’Occupation.
Un engagement d’abord caritatif et corporatiste
Dès les jours qui précèdent la déclaration de guerre, Cortot suit avec attention « les événements de l’est » depuis sa villégiature bretonne et se dit prêt « à ceindre le ceinturon [2] ». Regagnant ensuite la capitale, il fait des démarches pour être incorporé dans les forces combattantes, mais sans succès. C’est donc sur un autre terrain qu’il s’engage, celui de l’action caritative : le 2 août, le décret instaurant l’état d’urgence ordonne la fermeture des salles de spectacles dans la capitale et contraint donc les artistes au chômage, tandis que les orchestres et les troupes théâtrales sont désorganisés par la mobilisation d’une partie de leurs membres. Alors que sa fortune personnelle le met à l’abri du besoin, Cortot prend donc d’abord des initiatives pour aider ses confrères à surmonter ces difficultés et mettre en œuvre une solidarité au sein des professions artistiques.
L’Œuvre fraternelle des Artistes.
Dès le mois d’août 1914, il est avec quelques personnalités issues du monde du spectacle (notamment le dramaturge Romain Coolus), de la première œuvre de guerre née dans les milieux artistiques [3]. Patronnée par l’administration des Beaux-Arts, l’Œuvre fraternelle des Artistes est aussi soutenue par des compositeurs célèbres comme Debussy, Fauré, Saint-Saëns ou Dukas, qui font partie de son comité d’honneur [4]. Il s’agit en réalité d’une caisse de secours, dont les ressources viennent de souscriptions lancées auprès d’institutions artistiques comme la Comédie-Française, l’Opéra ou la SACD, d’institutions politiques telles que la Ville de Paris, et d’autres œuvres de guerre, notamment le Secours National récemment créé. Une commission présidée par Cortot, qui porte le titre de secrétaire général, peut ainsi verser des allocations sur une grande échelle : Cortot indique en 1916 que plus de 275 000 francs ont été versés à plus de 4000 « familles d’artistes malheureux [5] ». Cette entreprise caritative est animée par un sens aigu de la solidarité corporatiste dans une situation difficile pour beaucoup d’artistes. Toutefois, en fédérant un grand nombre de personnalités et d’institutions, elle parvient à créer dès 1914 un sentiment d’unanimité dans le monde musical français, et s’inscrit donc dans la perspective politique de l’Union Sacrée tracée par le président Raymond Poincaré.
L’Association Nationale des Anciens Elèves du Conservatoire
Dans un état d’esprit similaire, Cortot est en avril 1915 à l’origine d’une autre œuvre de secours plus spécifiquement dédiée aux élèves et anciens élèves du Conservatoire [6]. Il s’agit là aussi d’une caisse d’assistance, spécifiquement destinée aux anciens élèves dans le besoin ou aux familles de ceux qui sont morts au combat, à qui les cotisations des membres et les recettes de concerts permettant de verser d’assez modestes sommes, toujours sous le contrôle avisé de Cortot, qui s’est une nouvelle fois réservé le poste de secrétaire général [7]. La solidarité corporative n’est cependant pas sa seule raison d’être, puisque les statuts sont marqués par un nationalisme établissant une discrimination entre élèves français et étrangers, ces derniers ne pouvant bénéficier de l’appui de l’association. Ancienne élève du Conservatoire, mais née Roumaine, la pianiste Clara Haskil, alors malade et isolée, se plaint que son ancien professeur Cortot ne fasse rien pour elle [8]. En outre, l’association organise des cérémonies d’hommage aux anciens élèves morts au combat, en particulier le 2 novembre 1915 [9]. Grâce à l’association, le Conservatoire devient ainsi le lieu d’une diffusion de la « culture de guerre [10] » chez les musiciens, avec les thèmes de la solidarité avec le front, le culte des morts et un patriotisme d’unanimité nationale.
Ces premières organisations ont donc pour objectif la solidarité dans les milieux du spectacle, mais forment aussi une structure d’encadrement et de mobilisation des musiciens dans l’Union Sacrée. Cette idéologie corporatiste, visant à profiter des circonstances exceptionnelles du conflit pour organiser les professions artistiques de façon centralisée et hiérarchique, constitue un élément de continuité avec les engagements ultérieurs de Cortot, puisque son but principal durant la période vichyste sera de créer un « Ordre des Musiciens » réglementant l’ensemble des activités musicales.
Des entreprises de spectacles fortement marquée par le contexte de guerre
Des manifestations artistiques destinées à l’Arrière
Mobilisé dans les services de Santé militaire à partir de février 1915, Cortot est maintenu à Paris par cette affectation militaire apparemment peu contraignante, mais qui lui permet d’apparaître parfois en uniforme lors des manifestations artistiques qu’il organise alors depuis la capitale. Les Matinées nationales constituent la plus éminente d’entre elles, puisqu’elles se déroulent pendant toute la durée de la guerre [11]. Leur création est liée à l’Œuvre fraternelle mentionnée plus haut, puisqu’à l’automne 1914, il s’agit d’organiser des concerts dont les recettes iraient « aux artistes malheureux ». Ces Matinées ont cependant un autre objectif selon Cortot, celui de « présenter au public les chefs-d’œuvre de notre art musical et littéraire, et en même temps permettre d’apporter aux Parisiens le réconfort de la parole patriotique [12] ». D’emblée se manifeste donc l’intention de créer un nouveau type de spectacle, associant musique, littérature et discours politique, dans une perspective de mobilisation des esprits.
Dans ces conditions, Cortot obtient des pouvoirs publics la levée de l’interdiction pesant sur les salles parisiennes, si bien que la séance inaugurale des Matinées, le 29 novembre 1914, est le premier spectacle à Paris depuis la déclaration de guerre [13].
À chaque Matinée, la musique s’insère dans un rituel patriotique bien réglé. La Marseillaise est jouée en ouverture, suivie par l’allocution d’une personnalité politique, littéraire ou militaire, qui exalte l’unité nationale et l’héroïsme des soldats. Les programmes, mis au point par un comité présidé par Cortot et présentés par le musicologue Henry Prunières [14], font alterner la musique avec des œuvres littéraires (de Racine à Victor Hugo) ou des textes patriotiques écrits pour l’occasion, par Edmond Rostand par exemple. Pour ce qui est de la musique elle-même, on joue surtout des compositeurs français bien sûr, notamment les plus reconnus d’entre eux. D’Indy, Saint-Saëns, Debussy ou Fauré sont représentés à part quasi égales, « sans distinction d’école ou de tendance », en une sorte d’Union Sacrée musicale. Néanmoins, une place non négligeable est accordée à la musique étrangère, y compris germanique : à partir de 1915, il redevient alors licite de jouer Mozart ou Beethoven ou Schumann, quand Wagner et ses successeurs restent strictement proscrits. Cortot se distingue donc par là du nationalisme musical le plus dur, en faisant sienne la distinction entre « les Allemands et les Boches », soit entre les maîtres du passé et « les goujats de la Kultur contemporaine [15] ». Animées par un patriotisme modéré et des conceptions musicales sans exclusive, les Matinées nationales sont donc l’instrument d’une large mobilisation des musiciens français : elles associent le meilleur orchestre français de l’époque (la Société des Concerts du Conservatoire) et de nombreux solistes vocaux et instrumentaux. Nées de l’initiative de Cortot, mais patronnées par l’Etat, elles constituent bien une institution de propagande musicale, véhiculant un discours à la fois politique (la défense de l’Union Sacrée) et esthétique (manifester la vigueur et la diversité de la création française).
Par ailleurs, Cortot siège au comité d’organisation des « festivals de musique française » lancés par La Musique pendant la Guerre en 1916 et 1917, et destinés à rendre hommage aux compositeurs mobilisés, avec l’intention affichée de faire entendre toutes les tendances de la musique française contemporaine. S’il apporte son soutien à cette entreprise consensuelle, traduction musicale, une nouvelle fois, de l’Union Sacrée, il se tient en revanche à distance de la « Ligue pour la défense de la musique française », lancée par la même revue en 1916, et qui entend mettre en œuvre dans le domaine musical les conceptions d’un nationalisme xénophobe qui n’est pas le sien [16].
Des divertissements pour les Poilus
Si beaucoup de ses initiatives s’adressent à l’Arrière, Cortot s’associe également à des institutions proposant des spectacles sur le front. Tout d’abord, il est le seul musicien parmi les dirigeants du Théâtre aux Armées, créé fin 1915 à l’initiative d’Emile Fabre, administrateur de la Comédie-Française, afin d’apporter délassement et réconfort aux combattants, de manifester la solidarité des artistes à leur égard et donc de renforcer la solidarité entre le front et l’arrière. Cette nouvelle institution connaît un développement spectaculaire, avec plus de mille représentations jusqu’en 1918, et la participation des plus grandes vedettes de la scène parisienne. Membre du « Comité d’action » qui choisit les artistes et les œuvres des tournées, Cortot est sans doute chargé de la partie musicale des programmes [17] : des chanteurs (et surtout des chanteuses), accompagnés par un pianiste, participent à chaque tournée. Comme pour la partie littéraire et théâtrale des spectacles, l’essentiel du répertoire est formé d’œuvres légères, chansons de café-concert, romances ou airs d’opéra-comique. Contrairement à ce qui se passe à l’arrière, le Théâtre aux Armées ne cherche donc pas à donner une représentation héroïsée du conflit, qui serait sans doute mal perçue par ceux qui en connaissent l’horrible réalité. Il s’agit avant tout de divertir, de consoler, d’entretenir un certain « esprit français » tel qu’on le conçoit à l’époque, en renvoyant ainsi aux soldats une image idéalisée d’eux-mêmes, celle du « Poilu » toujours résolu et de bonne humeur dans l’adversité. La musique joue un rôle secondaire mais bien réel dans ce discours artistique dédié au front, en faisant notamment entendre, par le biais d’interprètes en grande majorité féminine, la voix réconfortante de la Patrie. Là aussi, Cortot se souviendra de cette entreprise en 1939, date à laquelle il crée alors un service organisant des activités artistiques et récréatives pour les soldats de la « Drôle de guerre », première étape de ses engagements durant la Seconde Guerre mondiale.
Enfin, il met en œuvre une dernière entreprise musicale dans le cadre de ses obligations militaires : en tant que soldat des services de santé, il propose « d’organiser dans les hôpitaux militaires toutes les représentations, concerts et conférences susceptibles d’apporter un peu de réconfort [18] ». Ces « Matinées du Blessé » sont ainsi une déclinaison de ses précédentes entreprises, à mi-chemin des Matinées Nationales et du Théâtre aux Armées.
Organisations caritatives et corporatistes, concerts pour mobiliser l’Arrière, spectacles pour réconforter les soldats ou les blessés : l’activisme que déploie Cortot au sein de ces différentes institutions nées de la mobilisation du monde musical est impressionnant et l’absorbe totalement. De 1914 à 1918, il ne participe ainsi que très rarement aux concerts qu’il organise (une poignée de prestations) et se place en congé du Conservatoire en 1916 [19]. Le pianiste et le pédagogue s’effacent derrière l’administrateur d’œuvres de guerre, signe de son engagement intense en faveur de l’Union Sacrée et de la participation des artistes français à l’effort de guerre.
Alfred Cortot créateur et maître de l’action artistique à l’étranger
Le zèle déployé par Cortot dès les premières semaines du conflit attire d’emblée l’attention des pouvoirs républicains, puisque toutes ses activités reçoivent leur appui, notamment celui du Sous-Secrétaire d’État aux Beaux-Arts, Albert Dalimier, interlocuteur politique privilégié des artistes durant la période. Ce membre du Parti radical, placé à la tête des Beaux-Arts à partir de juin 1914, demeure en effet à son poste jusqu’au retour de Clemenceau au pouvoir en novembre 1917. Dépeint par Cortot comme « un homme gentil mais passant sa journée à jouer aux cartes et perdant son temps en futilité ; un peu fripouille aussi [20] », il est pourtant à l’origine de la mutation complète du pianiste en administrateur. Dalimier le fait ainsi entrer dans son ministère, d’abord en qualité d’attaché (avril 1916), puis de chef de cabinet (décret du 10 janvier 1917). Placé en sursis par l’autorité militaire, Cortot devient, selon l’expression de contemporains, « une manière d’éminence grise » et le « fondé de pouvoir » de son nonchalant ministre [21]. Revêtant sans mal l’habit de haut fonctionnaire, il envoie des peintres ou des photographes sur le front pour représenter la guerre, négocie l’ajustement de la taxe sur les spectacles ou préside une commission visant à protéger les œuvres d’art menacées par l’invasion allemande [22].
Sur un plan plus politique, il s’efforce toujours de mettre en œuvre l’Union Sacrée des musiciens : il cherche ainsi à faire fusionner les deux sociétés rivales en matière de création musicale, la Société Nationale de Musique (dominée par Vincent d’Indy) et la Société Musicale Indépendante (où se regroupent des musiciens plus progressistes comme Ravel et ses amis) [23]. De même, il tente de convaincre les éditeurs français de mettre de côté leur concurrence pour œuvrer à une édition nationale des grandes partitions classiques, de façon à remplacer les éditions allemandes [24]. L’un et l’autre de ces projets achoppent néanmoins sur les conflits (esthétiques et idéologiques dans le premier cas, commerciaux dans le second) qui continuent de traverser le monde musical français.
Le Service d’action artistique à l’étranger
L’effort de guerre d’Alfred Cortot s’inscrit désormais dans un cadre étatique, et peut s’adosser à la structure administrative et politique de l’État. L’essentiel de ses efforts au sein de l’administration des Beaux-Arts vise à la mise en œuvre d’un service d’action artistique à l’étranger, qui s’insère dans le dispositif de propagande extérieure mis en place par les pouvoirs français pendant la guerre [25]. Ayant la volonté d’utiliser la culture française pour attirer à la France la sympathie des pays alliés et neutres, le gouvernement choisit de confier la direction d’un nouvel organisme à Cortot, qui, outre le fait d’être un artiste célèbre, a fait la preuve de son patriotisme dès 1914 et proposé en 1915 au Quai d’Orsay un projet de « saisons culturelles françaises » à l’étranger [26]. Le Service de propagande artistique est donc créé par arrêté du 1er mai 1916, avec le pianiste-administrateur à sa tête [27].
Installé dans l’immeuble des Beaux-Arts, le nouveau Service dispose de moyens modestes, avec seulement neuf employés répartis dans cinq sections (Arts plastiques, arts appliqués, théâtre, musique et un office chargé des relations avec la presse) [28]. Les deux membres de la section « Musique » joueront un rôle important dans la suite de la carrière de Cortot : avec Auguste Mangeot, il fondera en 1919 un établissement destiné à accueillir des élèves étrangers à Paris, « faire échec au germanisme musical » et étendre l’influence de la musique française, la future Ecole Normale de Musique [29] ; le second est le compositeur Max d’Ollone, qui sera lui aussi l’un des plus actifs musiciens collaborateurs durant l’Occupation.
En dépit de ses ressources limitées et dans un contexte difficile, le Service de Cortot met en œuvre des actions dans tous les domaines, avec la création de théâtres français à New York ou à Londres ou des tournées de la Comédie Française en Suisse, ainsi que l’organisation d’expositions de peintures, gravures et photographies d’artistes français en Europe et Amérique latine [30]. Mais ce sont les manifestations musicales qui représentent « l’effort principal du Service », Cortot estimant qu’elles sont l’« un des plus sûrs moyens de propagande », car non tributaires de l’obstacle linguistique [31]. En outre, la musique est devenue selon lui le domaine d’excellence de l’art français avec l’émergence de compositeurs tels que Franck, Debussy, Ravel ou Fauré. Cette conviction est relativement nouvelle chez ce wagnérien fervent, mais s’affirmera avec de plus en plus de force dans la suite de sa carrière : ce sera notamment l’idée directrice de son livre le plus important de l’Entre-deux Guerres, La Musique française de piano [32].
Le Service fonctionne comme une sorte d’agence artistique, qui facilite les tournées à l’étranger en accomplissant les formalités administratives (demande de sursis militaire ou de passeports) et en s’appuyant dans chaque pays sur des correspondants, qui proposent l’organisation de concerts aux directeurs de salles locaux [33]. En Italie par exemple, Henry Prunières, en étroite liaison avec Cortot, met sur pied une saison musicale française à Rome, avec l’envoi d’artistes de l’Opéra-Comique [34]. Un festival français est de même organisé à Barcelone en juin 1917, avec des concerts dirigés par d’Indy et Florent Schmitt, en liaison avec l’association chorale de l’Orfeo Catala [35]. En Suisse, il s’agit de combattre une forte présence des orchestres allemands, ce qui conduit Cortot à préparer un « événement artistique de premier ordre », une tournée de la Société des Concerts du Conservatoire (26 mars-2 avril 1917), qui voit notamment l’orchestre parisien faire entendre la Symphonie Héroïque à Bâle, « aux portes de l’Allemagne » [36].
Toutefois, les États-Unis sont la cible principale, avant et après leur entrée en guerre d’avril 1917, avec là aussi l’ambition de contrebalancer l’influence des nombreux musiciens germaniques qui y font carrière. Pour cela, Cortot s’appuie sur le Commissariat général de France à Washington, dont l’attaché culturel est le musicien Henri Casadesus, et sur la French American Association for Musical Art, un comité de mécènes piloté par le milliardaire Otto Kahn, qui s’engage à financer les tournées des artistes désignés par le Service. Ceux-ci ont alors pour mission d’affirmer la présence française dans la vie musicale américaine, tel Pierre Monteux, recruté en 1917 comme chef du Metropolitan Opera [37], Henri Rabaud nommé à Boston, ou l’altiste Louis Bailly, qui intègre le Flonzaley Quartet et convainc ses partenaires américains de jouer le Quatuor de Debussy [38].
Des manifestations plus ponctuelles sont enfin organisées dans d’autres pays, avec plus ou moins de réussite selon les cas, en fonction des interlocuteurs disponibles et des engagements que les musiciens français parviennent à obtenir. Souvent ambitieux, les projets sont entravés par la faiblesse de ses moyens et les contraintes imposées par la guerre : en 1918 par exemple, il faut renoncer à envoyer la Société des Concerts en Espagne, à cause de la fermeture de la frontière et de l’engorgement des transports [39]. Au sein de ce dispositif, Cortot joue un rôle personnel considérable choisissant personnellement les musiciens qu’il juge capables de représenter dignement la France et exigeant d’eux des programmes « nobles et sérieux », refusant « les verroteries de la virtuosité [40] ».
S’il cherche à centraliser toutes les manifestations artistiques à l’étranger et à transformer les musiciens en agents de propagande, la guerre n’est pas son unique horizon, puisqu’il envisage de fonder à l’étranger des institutions culturelles pérennes. Beaucoup de ses projets peinent à voir le jour dans un contexte difficile, mais il apparaît bien comme le pionnier d’une forme de diplomatie artistique dont le développement se poursuit au-delà de 1918 et jusqu’aujourd’hui : en 1922, son service se transforme en association privée patronnée par l’Etat, l’Association Française d’Action Artistique (AFAA), de nos jours intégrée dans l’Institut français. Cortot s’y montre encore très actif, non plus comme administrateur mais comme artiste [41].
Il redevient en effet pianiste dès 1918 : dans le cadre de la plus importante opération montée par son service, une tournée aux Etats-Unis de la Société des Concerts du Conservatoire, il est sommé par les pouvoir publics d’en être le soliste, « plus que tout autre désigné pour jouer et gagner cette partie française [42] ». Il s’embarque donc en septembre 1918 pour un glorieux voyage musical en Amérique, où il se trouve au moment de l’armistice, l’opération de propagande se transformant en célébration de la victoire. De plus, Cortot trouve sur place des conditions matérielles et surtout financières bien supérieures à celles de l’Europe, ce qui aura là encore une influence considérable sur la suite de sa carrière : tout au long des années 1920, il accomplit de nombreuses tournées très lucratives dans ce Nouveau Monde découvert par le biais de la propagande artistique.
La Grande Guerre est donc pour lui une période d’intense activité administrative, durant laquelle cet esprit méthodique et parfois autoritaire est l’infatigable animateur d’institutions permettant aux musiciens français de participer à la mobilisation nationale. D’abord motivé par un patriotisme ardent, quoiqu’éloigné d’un anti-germanisme radical, cet engagement est animé par d’autres convictions fortes : celle d’une nécessaire organisation de la corporation musicale sous tutelle centralisée, voire étatique, la volonté de faire rayonner au-delà des frontières la culture française (et notamment sa musique), l’idée bien romantique enfin selon laquelle l’artiste doit jouer un rôle politique et social dans son époque. Toutes ces convictions affirmées dans le contexte particulier de 1914-1918 continueront de s’exprimer dans la suite de sa carrière et avec de nouvelles institutions, pour le meilleur (l’action artistique à l’étranger, dont l’Institut français est l’héritier de nos jours, ou encore l’Ecole Normale de Musique, qui va bientôt fêter son centenaire) et pour le pire (avec notamment son projet d’Ordre des Musiciens marqué par l’idéologie réactionnaire et antisémite du régime de Vichy).
Pour citer cet article
ANSELMINI François, « Encadrer la participation de la musique et des musiciens français à l’effort de guerre : l’activité institutionnelle du pianiste Alfred Cortot entre 1914 et 1918 », Actes du colloque Les institutions musicales à Paris et à Manchester pendant la Première Guerre mondiale (5-6 mars 2018), Conservatoire de Paris (CNSMDP), Opéra-Comique, Royal Northern College of Music (RNCM), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/encadrer-la-participation-de-la-musique-et-des-musiciens-francais-leffort-de-guerre-lactivite-institutionnelle-du-pianiste-alfred-cortot-entre-1914-et-1918.
Notes
[1] Rappelons que la Direction de la musique, de l'art lyrique et de la danse n’est créée qu’en 1966 au sein du Ministère des Affaires Culturelles.
[2] BNF-Mus, NLA-3-63, Lettre d’Alfred Cortot à Gabriel Fauré, 29 juillet 1914.
[3] La Rampe, 15 mars 1917, p. 9 et La Musique pendant la Guerre, 10 octobre 1915, p. 13.
[4] Médiathèque musicale Mahler, fonds Alfred Cortot, Correspondance vol. 4, Lettre d’Alfred Cortot à Paul Dukas, 18 août 1914.
[5] Le Figaro, 15 avril 1916, p. 3.
[6] La Musique pendant la Guerre publie les statuts de cette association le 10 octobre 1915 (p. 13-14).
[7] Le capital est de 35 000 francs en 1917.
[8] Lettre à Joseph Morpain du 27 juin 1918, citée par Spycket Jérôme, Clara Haskil, Lausanne, Payot, 1975, p. 61.
[9] « L’Association nationale des Anciens Elèves du Conservatoire de Musique et de Déclamation », La Musique pendant la guerre, 10 novembre 1915, p. 20-21.
[10] Sur cette notion, voir Stéphane Audoin-Rouzeau, Becker Annette, Guerre et culture, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1994.
[11] Environ 75 séances ont lieu entre novembre 1914 et mars 1918 à la Sorbonne. Pour une étude détaillée des Matinées Nationales, voir Anselmini François, « Alfred Cortot et la création des Matinées Nationales : l’Union Sacrée mise en musique », Revue de Musicologie 97 (1), 2011, p. 61-84.
[12] Cortot Alfred, Coolus Romain, « Matinées nationales », Le Théâtre pendant la guerre, Paris, Société française d’histoire du théâtre, 1916, p. 62.
[13] Une ordonnance du 23 novembre 1914 le permet (juste à temps).
[14] Archives Henry Prunières, Correspondance reçue, 137, Lettre d’Alfred Cortot à Henry Prunières, 23 septembre 1915.
[15] Buch Esteban, « “Les Allemands et les Boches” : la musique allemande à Paris pendant la Première Guerre mondiale », Le Mouvement social, juillet-septembre 2004, p. 65.
[16] La Ligue entend « affirmer, dans les créations de l'esprit, un caractère héréditaire [et] surmonter l’empreinte d’influences défavorables et contraires à notre tempérament racique » (Tenroc Charles, « Le Nationalisme musical », Le Courrier Musical, octobre 1918, p. 275-276).
[17] De nombreux programmes du Théâtre aux Armées sont conservés au Département des Arts du Spectacle de la Bibliothèque nationale (BNF, Département des Arts du Spectacle, Recueil factice extraits de presse et programmes concernant le Théâtre aux armées, 8-RF-82485 à 82493).
[18] BNF-Mus, LA-CORTOT ALFRED-113, Notice biographique (1918).
[19] AN, AJ37 68/2, Dossier des personnels du Conservatoire, Alfred Cortot, Lettre d’Albert Dalimier à Alfred Cortot, 15 décembre 1915.
[20] Médiathèque musicale Mahler, Collection Bernard Gavoty, Notes sur Alfred Cortot 1943-1961, Entretien du 6 février 1944.
[21] La Rampe, 26 juillet 1917, p. 8 et Médiathèque musicale Mahler, Fonds Charles Koechlin, 4, Lettre d’Émile Vuillermoz à Charles Koechlin, 23 août 1916.
[22] AN, F/21/3969, Papiers d’Albert Dalimier.
[23] Sur le conflit de ces deux sociétés, voir Duchesneau Michel, L’avant-garde musicale à Paris de 1871 à 1939, Liège, Mardaga, 1997.
[24] Durand Jacques, Quelques souvenirs d’un éditeur de musique, Paris, A. Durand et fils, 1926, p. 61-68. Cortot contribue à cette « francisation » de l’édition avec son travail sur les Études op. 10 de Chopin, paru en 1915 chez Sénart.
[25] Sur ce thème, voir Montant Jean-Claude, La propagande extérieure de la France pendant la Première Guerre mondiale, thèse de doctorat de sciences politiques, Université de Lille-III, 1989 et Georgakakis Didier, La République contre la propragande. Aux origines perdues de la communication d’Etat en France (1917-1940), Paris, Economica, 2004.
[26] Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Papiers Berthelot, II, Note d’Alfred Cortot à Philippe Berthelot, non datée [début 1916].
[27] AN, C//75 41, 7112 , Note sur le fonctionnement du service de décentralisation artistique depuis sa création, 20 novembre 1917.
[28] AN, C//7541, 7112, Rapport d’Albert Dalimier au Ministre des Affaires Etrangères, 30 mai 1917.
[29] Auguste Mangeot, « Rapport sur la fondation à Paris d’une École Normale de Musique », 1er octobre 1918 (Bibliothèque de l’Institut de France, Fonds Bernard Gavoty, Ms 8359, Ecole Normale de Musique).
[30] AN, F/21/4709, Action artistique à l’étranger, Projets d’exposition, 1917.
[31] AN, C//75 41, 7112, Note sur le fonctionnement du service de décentralisation artistique depuis sa création, 20 novembre 1917.
[32] Cortot Alfred, La Musique française de piano [1930-1943], Paris, Presses Universitaires de France, 1981.
[33] BNF-Mus, LA-CORTOT ALFRED- 109, Notes administratives 1916.
[34] Archives Prunières, Correspondance reçue 138-151, lettres d’Alfred Cortot à Henry Prunières, 7 mai 1916-19 octobre 1917 et « Rapport sur l’action artistique à l’étranger », AN, C//7541, 7103-7111, mai 1917.
[35] BNF-Mus, LA-CORTOT ALFRED-104 à 108, Notes administratives, Concerts, Espagne, 1916-1917.
[36] Holoman Dallas Kern, The Société des Concerts du Conservatoire, 1828-1967, Berkeley, University of California Press, 2004, p. 355-361.
[37] BNF-Mus, LA-MONTEUX PIERRE-22, Lettre de Pierre Monteux à Alfred Cortot, 27 juillet 1917.
[38] BNF-Mus, LA-BAILLY LOUIS-4 et 5, lettres de Louis Bailly à Alfred Cortot, 2 janvier et 11 mai 1918.
[39] BNF-Mus, LA-CORTOT ALFRED-108, Notes administratives, Concerts, Espagne, 1918.
[40] Tenroc Charles, « La croisade d’Alfred Cortot », Le Courrier Musical, juin 1920, p. 174-175. Le pianiste Edouard Risler, le violoniste Jacques Thibaud ou le chef d’orchestre Pierre Monteux effectuent par exemple de nombreuses missions.
[41] L’AFAA existe jusqu’en 2000, date à laquelle elle prend le nom de Culturesfrance, avant de s’intégrer dans l’Institut français depuis 2010.
[42] BNF-Mus, Fonds Montpensier, Alfred Cortot, Etats-Unis, Lettre d’Henri Casadesus à Alfred Cortot, 16 février 1918.