L’Opéra de Paris pendant la Grande Guerre
Actes du colloque international « Les institutions musicales à Paris et à Manchester pendant la Première Guerre mondiale »
Introduction
La poursuite de l’activité artistique pendant les périodes de conflit alors que des milliers d’hommes meurent au combat fait débat depuis toujours et étudier l’histoire de l’Opéra de Paris pendant la Première Guerre mondiale, alors que des Poilus sont décimés dans les tranchées a longtemps choqué une partie de l’opinion publique. Ceci explique en partie les carences de l’historiographie culturelle de la Première Guerre mondiale jusqu’à une époque récente [1]. Pourtant, en dépit des contraintes de tous ordres, la vie économique et sociale ne s’arrête pas avec les déclarations de guerre. L’activité artistique est une manière d’échapper et d’oublier un moment la misère du quotidien et la morosité générale. Comme un antidote, les spectacles permettent de ne pas sombrer totalement dans la dépression et de garder espoir. Si l’activité de l’Opéra ne concerne qu’une très petite minorité de la population, de surcroît, principalement parisienne, et qu’il convient de ne pas exagérer son impact sur la conduite de la guerre, à l’inverse, il ne faut pas minimiser l’influence et la portée symbolique de l’activité de l’Académie Nationale de Musique et de Danse pendant la Grande Guerre en raison de son statut de première scène lyrique subventionnée.
On peut ainsi s’interroger sur les moyens et la manière dont la première scène lyrique subventionnée française, entreprise de spectacles de luxe dispendieuse, a pu rouvrir puis continuer à donner des représentations pendant la Première Guerre mondiale et devant quel public. Il convient également d’aborder les rapports de la direction du théâtre avec les autorités de tutelle et étudier l’impact qu’a pu avoir le conflit sur la programmation du théâtre et la vie de la troupe.
En quête d’une réouverture
Le 31 juillet 1914, veille de la mobilisation et trois jours avant la déclaration de guerre de l’Allemagne, le gouvernement exige la fermeture des théâtres subventionnés pour une durée indéterminée. Il est décidé que les salaires des étoiles du chant et de la danse seront intégralement suspendus et la subvention d’État de 800 000 francs accordée pour la gestion de l’Opéra de Paris partagée pour régler les dépenses d’exploitation à hauteur de 72 000 francs et les appointements du petit personnel à hauteur de 728 000 francs [2]. Si la Comédie-Française et l’Opéra-Comique rouvrent bientôt leurs portes, respectivement les 6 et 13 décembre 1914, la légitimité d’une réouverture du Palais Garnier est très contestée. La majorité des Parlementaires, des hommes de presse et des abonnés est totalement hostile à la reprise d’activité et est favorable à une suspension totale des spectacles pendant toute la durée du conflit. À l’hiver 1914, la fermeture durable du Palais Garnier paraît inéluctable dans la mesure où la direction du théâtre étant vacante, c’est le ministre de l’Instruction publique qui en a l'entière gestion. Lémistin Broussan et André Messager ont démissionné pour faillite le 10 juillet 1914 mais leur successeur désigné, Jacques Rouché, est bien décidé à entrer prochainement en fonction. S’il n’a pas d’expérience dans la gestion d’un théâtre de l'envergure du Palais Garnier, Rouché aspire à honorer au plus vite son privilège tant pour satisfaire son ambition personnelle que par conviction de la nécessité de reprendre les spectacles à la fois pour la survie des artistes, des arts lyrique et chorégraphique français et pour redonner confiance à la population. Il est confronté à la difficulté de convaincre le gouvernement des enjeux et de la légitimité d’une réouverture rapide de l’Opéra de Paris alors que la guerre s’enlise et fait déjà de très nombreuses victimes. Une reprise d’activité est d’autant plus délicate à justifier qu’elle exigerait des dépenses considérables mal venues en raison des circonstances et plus utiles aux hôpitaux, établissements de santé et toutes les industries qui participent matériellement à l’effort de guerre. La possible réouverture d’une institution comme l’Opéra, souvent associée à une élite intellectuelle et financière parisienne, interpelle une partie de la société française dans la mesure où son activité paraît superficielle et qu’il est très difficile d’en évaluer la portée réelle sur le moral des Français. Cependant, si l’Opéra de Paris est un théâtre, c’est aussi une entreprise qui n'emploie pas loin d’un millier de personnes en permanence, auquel s’ajoutent les compositeurs, peintres et autres artistes sollicités selon les besoins de la production ; sa fermeture entraînerait leur mise au chômage et aggraverait une situation économique déjà difficile. En outre, en raison de son statut de première scène lyrique subventionnée, le Palais Garnier devient, certains soirs, une succursale du ministère des Affaires étrangères et son directeur, le premier ambassadeur de la culture française. En temps de paix, l’Opéra incarne l’excellence musicale et chorégraphique française sur le plan national et international et Rouché considère que, si les conditions matérielles le permettent, cette mission doit se poursuivre quelle que soit la crise. Pour lui, en 1915, la poursuite d’activité du théâtre doit redonner courage, confiance et fierté au peuple français participant ainsi au maintien d’une cohésion nationale face à l’ennemi, à l’image de « l’Union sacrée » politique. Par ailleurs, il considère qu’il est de son devoir de penser à l’après-guerre. Or, si la reprise est trop longtemps différée, les vedettes lyriques et chorégraphiques du théâtre se trouveront dans une situation financière dramatique qui pourrait bientôt compromettre leur carrière et entraînerait une irrémédiable perte artistique pour l’art français, notamment dans le domaine du ballet. Rouché alerte, à plusieurs reprises, le gouvernement sur ces questions et, dans un premier temps, réussit à organiser quatre spectacles en matinée au théâtre du Trocadéro avec les artistes non mobilisés (16 février, 11 mars, 5 et 29 avril 1915). À tendance patriotique, ces quatre concerts sont constitués d’ouvrages connus de compositeurs français, dont la renommée nationale ou internationale n’est plus à faire, interprétés par les vedettes du chant Yvonne Gall, Ketty Lapeyrette, Francisque Delmas et Jean Noté et les deux danseuses « étoiles » de la troupe, Carlotta Zambelli et Aïda Boni. Ces spectacles, pour lesquels le directeur a misé sur les têtes d’affiche, sont une réussite artistique, mais la débâcle financière, liée à la défection du public en raison des jours de programmation peu propices, est indiscutable. Comme il s’y est engagé préalablement, Rouché partage les faibles recettes de 5 002 francs entre les artistes et couvre le déficit de 6 830 francs sur ses fonds personnels [3]. Toutefois, s’il doit renoncer à renouveler l’expérience, son échec financier ne tarde pas à se transformer en réussite politique. Après plus d’un an de négociation, convaincu par les arguments du nouveau directeur de l’Opéra qui propose de pallier aux manques financiers de l’État le cas échéant, le gouvernement autorise la réouverture du théâtre pour des représentations les jeudis et dimanches en matinée à partir du 9 décembre 1915. À l’automne 1915, afin d’éviter tout scandale public lors de la prochaine réouverture de son théâtre, Rouché diffuse son programme artistique par voie de presse [4]. Il admet que la situation militaire ne permet pas une reprise normale d’activité, mais reprend les arguments sociaux et financiers évoqués précédemment pour convaincre les Français de la légitimité de la reprise des spectacles. La fermeture du théâtre n’empêchera pas les massacres d'avoir lieu sur la ligne de front ; en revanche les spectacles assurent un travail à près d’un millier de personnes et peuvent redonner de l’espoir et de l’assurance au peuple français. La reprise partielle d’activité du Palais Garnier lors de la saison 1915-1916 se fait sans incident et connaît un succès qui incite le gouvernement à autoriser des représentations à raison de trois puis quatre par semaine, les mardi, jeudi, samedi et dimanche, et à reprendre les représentations en soirée durant l’hiver 1917-1918. Même s’il lui faut attendre le rétablissement de la paix pour être autorisé à rouvrir le théâtre l’été, durant la dernière saison de guerre, Rouché redonne une activité presque normale au Palais Garnier.
Un public toujours plus nombreux
L’autorisation ministérielle d’augmenter le nombre de représentations puis de jouer en soirée et l’accroissement des recettes entre 1915 et 1919 nous permettent d’affirmer que le public est toujours plus nombreux au Palais Garnier (voir Tableau 1). En effet, si les très fortes hausses de 1919 et 1920 sont liées à la reprise normale d’activité du théâtre et aux réévaluations successives du prix des places dans l’immédiat après-guerre, l’importance des recettes de 1917 par rapport à 1915 ne s’explique que par la multiplication des représentations et l’augmentation du public car le prix des places diminue de 24,44 % pour les places achetées au bureau et 35,74 % pour celles achetées en location (voir Tableau 2).
Tableau 1 : Évolution des recettes de l'Opéra entre 1915 et 1920 [5].
Année |
Recettes brutes en francs |
1915 |
124 953,30 |
1916 |
536 527,05 |
1917 |
965 216,51 |
1918 |
1 400 206,00 |
1919 |
4 537 683,20 |
1920 |
6 399 817,60 |
Tableau 2 : Évolution du prix des places à l'Opéra entre 1915 et 1920 [6].
Prix en francs durant l'année |
1915 bureau |
1915 location |
1917 |
Arrêté du 12 mai 1919 |
Arrêté du 1er mai 1920 |
Arrêté du 1er août 1920 |
Fauteuils de balcon |
17 |
19 |
11 |
18 |
22 |
30 |
Balcons, autres rangs |
15 |
17 |
|
18 |
|
30 |
Fauteuils d’orchestre 1ère série |
14 |
16 |
11 |
18 |
22 |
30 |
Fauteuils d’orchestre 2ème série ou stalles de parterre |
5 |
7 |
7 |
12 |
16 |
25 |
Baignoires d’avant-scène |
15 |
17 |
10 |
17 |
17 |
25 |
Baignoires |
14 |
16 |
10 |
16 |
16 |
25 |
Premières loges d’avant-scène |
17 |
19 |
11 |
19 |
19 |
25 |
Premières loges de face |
17 |
19 |
11 |
19 |
19 |
30 |
Premières loges de côté |
15 |
17 |
11 |
17 |
17 |
25 |
Deuxièmes loges d'avant-scène |
14 |
16 |
8 |
13 |
13 |
20 |
Deuxièmes loges de face |
14 |
16 |
8 |
16 |
16 |
25 |
Deuxièmes loges de côté |
10 |
12 |
8 |
13 |
13 |
20 |
Troisièmes loges de face |
8 |
10 |
6 |
12 |
12 |
18 |
Troisièmes loges de côté |
5 |
7 |
6 |
7 |
7 |
12 |
Quatrièmes loges |
3 |
5 |
3 |
4 |
4 |
6 |
Quatrièmes loges de face (1913), de côté (1915) |
2 |
3 |
|
|
|
|
Fauteuils du 4ème amphithéâtre |
4 |
5 |
4 |
7 |
7 |
10 |
Stalles de face du 4ème amphithéâtre |
2,5 |
3 |
3 |
4 |
4 |
6 |
Stalles de côté du 4ème amphithéâtre |
2 |
3 |
2 |
2,5 |
2,5 |
3 |
Cinquièmes loges |
2 |
3 |
3 |
5 |
5 |
6 |
Cependant, quel type de spectateurs pouvait-on croiser à l’Opéra pendant la Grande Guerre alors que dès le début du conflit, tous les abonnements sont suspendus et que les militaires et les jeunes abonnés ont été mobilisés ? Les hommes de plus de 48 ans sont exemptés, ce qui signifie qu’excepté les militaires, les anciens abonnés sont encore nombreux à pouvoir se rendre au théâtre et les femmes continuent d’animer la vie mondaine parisienne. Lors de la saison 1915-1916, certains habitués continuent de se rendre au Palais Garnier et y viennent toujours en habit et robes de soirée. Le luxe trop ostentatoire est en décalage avec les conditions de vie des Poilus et à plusieurs reprises, le directeur exhorte le public à renoncer à cette tradition et à se rendre désormais en veston à l’Opéra afin d’être solidaire des soldats. Son appel n’a pas été entendu, puisqu’à la réouverture du théâtre, le 4 novembre 1916, visons et lamés envahissent le grand escalier comme avant-guerre. Le sous-secrétaire d’État Albert Dalimier est contraint d’annoncer que « les personnes qui se présenteraient au contrôle avec une autre tenue que la tenue de ville se verraient refuser l’entrée [7] ». Si l’on se réfère à l’augmentation des recettes des représentations, le nombre de spectateurs ne cesse de croître jusqu’à la fin de la guerre mais, faute d’archives, il n’est pas possible de connaître les taux de remplissage du théâtre et la composition du public pendant le conflit.
Une programmation de circonstance
Durant les trois saisons d’ouverture du théâtre pendant la guerre, la programmation de l’Opéra est adaptée à la situation exceptionnelle de la France.
Le 1er décembre 1915, assuré de la confiance et du soutien du gouvernement, Rouché signe un cahier des charges approprié aux circonstances, dans lequel il s’engage à participer à l’effort de guerre dans son domaine en privilégiant le répertoire national pour mettre en valeur la « tradition française [8] » et réveiller le sentiment patriotique des Français. Il entend aussi asseoir la politique diplomatique du gouvernement en boycottant ou promotionnant les œuvres de compositeurs des pays respectivement ennemis ou alliés. Contrairement aux théâtres allemands qui accueillent encore des opéras français pendant la guerre, sur décision gouvernementale, aucun opéra allemand ou autrichien n’est joué au Palais Garnier jusqu’au 5 janvier 1921, date de reprise de La Walkyrie de Richard Wagner [9]. En revanche, dès la réouverture du théâtre, le 9 décembre 1915, l’Opéra de Paris rend hommage à la Belgique avec une représentation au cours de laquelle sont chantés, récités ou dansés Mademoiselle de Nantes, suite d’airs populaires flamands sur des musiques de Jean-Baptiste Lulli, Marc-Antoine Charpentier et Marco-Antonio Cesti, puis des extraits d’Hamlet d’Ambroise Thomas, de Patrie d’Émile Paladilhe et d’Eugène Onéguine de Piotr-Ilitch Tchaïkovski. Par la suite, chaque début ou fin de saison est ponctuée par des œuvres incarnant l’esthétique ou l’esprit français et aux thématiques fortement empreintes de patriotisme. Le 28 mai 1916, la première saison de guerre se termine par Thaïs de Jules Massenet et La Marseillaise, programme repris pour débuter la dernière saison de guerre quelques jours avant l’Armistice. Briséis d’Emmanuel Chabrier et La Korrigane de Charles-Marie Widor marquent la réouverture de l’Opéra pour la saison 1916-1917, Faust de Charles Gounod clôture les saisons 1916-1917 et 1917-1918, tandis que Jeanne d’Arc de Raymond Rôze annonce la saison 1917-1918 sous les meilleurs auspices.
Entre 1915 et 1919, le répertoire français représente un peu moins des 3/4 de l’ensemble du répertoire du théâtre ; la proportion atteint plus des 4/5 lors de la saison 1918-1919 (voir Tableau 3). Les compositeurs proposés sont, pour la plupart, des grands représentants de la musique française sur le plan national et international. Les ouvrages les plus fréquemment à l’affiche sont les principales œuvres au répertoire dans les années 1880-1914 telles que Faust de Gounod, Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, Thaïs de Massenet et le ballet Coppélia de Léo Delibes, très fréquemment à l’affiche, ou encore Roméo et Juliette de Gounod, Hamlet de Thomas, Henry VIII de Camille Saint-Saëns et Patrie de Paladilhe [10].
Tableau 3: Évolution de la proportion d'œuvres françaises et étrangères jouées à l'Opéra de Paris entre 1915 et 1919 en pourcentage [11].
Saisons |
1915-1916 |
1916-1917 |
1917-1918 |
1918-1919 |
Œuvres italiennes |
22 |
21,2 |
25,4 |
11,6 |
Œuvres françaises |
72,8 |
71,2 |
71,7 |
88,4 |
Œuvres russes |
5,2 |
7,6 |
2,9 |
0 |
Si l’on s’attache aux créations ou recréations, la proportion d’œuvres françaises est encore plus importante, puisqu’elle est de 25 sur 27 (voir Tableau 4). Celles-ci permettent de renouveler le répertoire tout en réaffirmant la grandeur d’une France toujours créatrice.
Afin d’améliorer la mauvaise image dont souffre la musique française auprès des Français, Rouché reprend un concept inconnu au Palais Garnier, mais qu’il a déjà expérimenté avec succès au Théâtre des Arts, les « spectacles de musique » rebaptisés « concerts » ou « divertissements [12] ». Ces spectacles associent des extraits d’opéras - airs, ensembles de solistes, chœurs, ballets ou symphonies - en concert ou mis en scène pour partie, afin de présenter ce qu’il appelle une « exposition musicale française [13] ». Chaque concert met en valeur un moment important de l’histoire du théâtre musical français afin d’éduquer le public et réveiller les périodes musicales françaises glorieuses. Ainsi, Carême prenant met à l’honneur des compositeurs du XVIe siècle, Les Virtuozi de Mazarin rend hommage au cardinal qui a introduit l’opéra italien en France, Mademoiselle de Nantes et Une fête chez La Pouplinière célèbrent des musiciens français des XVIIe et XVIIIe siècles tandis que Le Roman d'Estelle met à l’honneur des compositeurs romantiques français et des compositeurs italiens expatriés en France au début du XIXe siècle [14].
Dans sa politique artistique, Rouché valorise l’héritage musical national et n’hésite pas à mettre en valeur les compositeurs qui incarnent son renouveau. Comme au Théâtre des Arts, il est ouvert à toutes les esthétiques et ne se fait le champion d’aucune. Parallèlement aux œuvres du répertoire qui assurent au directeur des recettes confortables, celui-ci accueille les opéras naturalistes L’Ouragan et Messidor d’Alfred Bruneau et Émile Zola (livret) [15], le drame inachevé Briséis du précurseur et indépendant Emmanuel Chabrier, Rebecca du compositeur d’origine belge César Franck et reprend Le Miracle de Georges Hüe et Théodora de Xavier Leroux, respectivement Prix de Rome en 1879 et 1885. Parallèlement aux grands représentants de la musique française contemporaine dont la réputation n’est plus à faire et fidèle à sa politique de valorisation des jeunes artistes, Rouché propose également à des artistes mobilisés, tels Max d’Ollone, André Caplet et Jules Mazellier, respectivement Prix de Rome en 1897, 1901 et 1909, de monter des actes de leurs opéras. Bien qu’en 1915 Rouché ait signé un cahier des charges plus souple en raison des circonstances, ces créations assurent un supplément financier non négligeable aux familles des compositeurs, alors au front, tout en lui permettant de mettre à l’affiche des œuvres de lauréats du concours organisé par l’Institut, obligation du directeur en temps ordinaire.
Tableau 4 : Créations à l'Opéra de Paris entre les saisons 1915-1916 et 1918-1919.
9 décembre 1915 |
Mademoiselle de Nantes de Jean-Baptiste Lulli, Marc-Antoine Charpentier, Marco-Antonio Cesti |
6 janvier 1916 |
Les Virtuozi de Mazarin de Luigi Rossi, Claudio Monteverdi, Francesco Cavalli |
13 janvier 1916 |
Le Chant de la Cloche de Vincent d’Indy |
17 février 1917 |
L’Ouragan d’Alfred Bruneau et Emile Zola |
2 mars 1916 |
Les Amants de Rimini de Max d’Ollone |
12 mars 1916 |
Myrialde de Léon Moreau |
23 mars 1916 |
Judith de Béthulie d’Armande de Polignac |
26 mars 1916 |
Les Girondins de Fernand Le Borne |
6 avril 1916 |
Graziella de Jules Mazellier |
16 avril 1916 |
Le Roman d’Estelle de Vincenzo Bellini, Daniel-François-Esprit Auber, Ferdinand Hérold, Hector Berlioz, Luigi Cherubini |
16 avril 1916 |
Carême Prenant d’Antoine de Boësset, Antoine Francisque, Pierre Guédron, Jean Boyer, Jacques Gallot |
18 mai 1916 |
Miguela de Théodore Dubois |
25 mai 1916 |
Une Fête chez La Pouplinière de Jean-Philippe Rameau, Christoph-Willibald Gluck, Egidio Romoaldo Duni, Giovanni Battista Pergolese, François-André Philidor |
10 janvier 1917 |
Les Abeilles d’Igor Stravinski |
17 janvier 1917 |
La Victoire en chantant de Franz Funck-Brentano sur des musiques empruntées |
22 février 1917 |
Messidor d’Alfred Bruneau et Emile Zola (recréation) |
22 mars 1917 |
Maria di Rohan de Gaetano Donizetti |
27 juin 1917 |
La Princesse qui ne sourit plus de Claude Debussy et Henri Busser |
24 novembre 1917 |
Jeanne d’Arc de Raymond Roze |
21 mars 1918 |
Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau (recréation) |
25 mai 1918 |
Rebecca de César Franck |
1er avril 1919 |
La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt |
1er avril 1919 |
Triomphe de Fernand Gregh (poème dramatique) |
6 juin 1919 |
Le Retour de Max d’Ollone |
20 juin 1919 |
Hélène de Camille Saint-Saëns |
2 juillet 1919 |
Salomé d’Antoine Mariotte |
14 juillet 1919 |
Fête triomphale, poème dramatique de Saint-Georges de Bouhélier sur la musique de Reynaldo Hahn |
Le directeur présente des œuvres dont la teneur convient à la gravité des événements. Il n’hésite pas à choisir celles dont le genre ou les thématiques valorisent le génie national ou délivrent des messages patriotiques, et à accompagner le spectacle d’un programme qui souligne le caractère national des œuvres ou l’engagement en faveur de la nation de leur compositeur ou de leur dédicataire. Rouché accorde ainsi une place privilégiée à deux autorités artistiques et politiques contemporaines, membres de la Société Nationale de Musique[16] et ardents défenseurs du « gallicanisme » musical : Saint-Saëns et Vincent d’Indy. Dès sa première saison, Rouché consacre une matinée entière au premier, le 19 décembre 1915, au cours de laquelle il fait entendre des extraits de ses principales œuvres et sa Marche héroïque pour terminer. Celle-ci a été créée en vue des « Concerts de l’Opéra » et le compositeur l’a dédiée à la mémoire d’Henri Regnault, mort le 19 janvier 1871 sur le plateau de Buzenval [17]. Du second, il crée le Chant de la Cloche (13 janvier 1916) et reprend L’Étranger (13 avril 1916). Les 16 et 23 décembre 1915, les représentations commencent par l’Ouverture de Stellus de Louis Dumas, composée en hommage à son frère, le poète Charles Dumas, mort au champ d’honneur comme capitaine au 102e régiment de ligne, après avoir été cité à l’ordre du jour, le 31 octobre 1914 [18]. Les 18 et 25 mai 1916, Rouché donne deux représentations de Chant de guerre pour ténor solo, chœur d’hommes et orchestre de Florent Schmitt sur un poème de Léon Tonnelier. Représenté pour la première fois le 1er janvier 1915 sous la direction de l’auteur au cours d’une matinée offerte aux soldats convalescents, l’ouvrage est un appel aux armes. Le programme de la représentation propose le texte du solo d’Yvonne Gall qui incite les Français à protéger leur patrie de l’envahisseur :
Ô France, l’été bleu, penché sur les semailles dans la féconde paix des labours, mûrissait nos moissons… L’ouragan des batailles, l’ouragan a fauché les blés lourds.
Que de hameaux en feu s’éteignent sous leurs cendres ! Quel barbare Attila voulant meurtrir ton âme, ose égorger les Flandres ? France, tes fils sont là.
L’angélus d’or, aux clochers des villages, se mue en un tocsin furieux… debout, France héroïque, exalte nos courages au souvenir des ancêtres…
Patrie, ô sol sacré, nous saurons te défendre, combattre avec fierté, sous les plis du drapeau… Déjà, d’Alsace en Flandres, déjà, rumeur immense, chantent la victoire et la liberté [19].
Sont aussi régulièrement à l’affiche l’acte IV de Patrie, qui évoque la révolte des Pays-Bas espagnols sous le règne de Philippe II, ou encore le second acte de Guillaume Tell de l’Italien Gioacchino Rossini, acte au cours duquel les représentants des cantons helvétiques, unis par la haine du joug étranger, jurent de mourir ou de délivrer leur patrie. Le 26 mars 1916, est créé le IVe acte des Girondins de Fernand Le Borne sur un livret d’André Lénéka et Paul de Choudens, dans lequel le compositeur introduit un extrait de La Marseillaise pour inciter le public à participer en unissant sa voix à celle des chœurs. Le 10 janvier de l’année suivante, Rouché réitère cette expérience de communion nationale en proposant La Victoire en chantant. Composé d’extraits de chants révolutionnaires devenus républicains, tels Ah, ça ira, La Carmagnole ou L’Hymne à la France d’André Chénier, cet ouvrage, très patriotique, que le directeur a commandé à Franz Funck-Brentano, permet une nouvelle fois de faire participer le public et de créer une atmosphère d’union nationale.
Dans cette période de conflits, la programmation de l’Opéra est favorable aux compositeurs français, mais la prohibition des œuvres allemandes est néfaste aux finances du théâtre. Pour pallier ce manque à gagner, Rouché continue d’afficher des œuvres étrangères : russes, jusqu’en 1917, et surtout italiennes. À partir de la seconde révolution bolchevique des 24 et 25 octobre 1917, le changement d’attitude du gouvernement soviétique vis-à-vis de l’Allemagne amène le directeur à éviter le répertoire russe jusqu’à la fin de la guerre. En revanche, la position de la diplomatie italienne lui permet de proposer en français, mais parfois aussi en langue originelle, des représentations de La Favorite de Gaetano Donizetti, de Guillaume Tell ainsi que d’Aïda et de Rigoletto de Giuseppe Verdi. Ce dernier opéra, dont le livret est inspiré du Roi s’amuse de Victor Hugo, est ainsi pratiquement tous les mois à l’affiche.
Bien que soumis à une législation à caractère nationaliste, voire xénophobe, la programmation d’œuvres russes et surtout italiennes permet à Rouché de préserver le statut de l’Opéra comme scène internationale.
En dehors de l’interdiction de jouer du répertoire allemand, Rouché est relativement libre de proposer les œuvres de son choix au Palais Garnier pendant toute la guerre. Toutefois, il ne peut plus proposer de bals, associés aux fastes de la Belle Époque. En revanche, il est tenu d’organiser des représentations en faveur d’œuvres de bienfaisance françaises ou dépendantes des pays alliés, telles que les Croix-Rouge belge, britannique, roumaine, les œuvres des réformés, des soldats blessés ou malades ou encore la caisse de secours des mobilisés de l’Opéra. Ces spectacles sont programmés pendant et immédiatement après le conflit pour soutenir l’effort de guerre puis la reconstruction, qu’elle soit matérielle ou morale (voir Tableau 5). Grâce à ces manifestations mondaines qui doivent rester sobres, l’Opéra conserve son statut de premier salon parisien de la République et continue d’accueillir les membres du Tout-Paris politique, financier et artistique.
Tableau 5 : Représentations en faveur d’œuvres de bienfaisance françaises ou au profit des pays alliés à l’Opéra entre 1915 et 1918 [20].
Date |
Au bénéfice de |
Programme |
9 décembre 1915 |
Croix-Rouge de Belgique |
Eugène Onéguine de Piotr-Ilitch Tchaïkovski, Danses anciennes, Hamlet d’Ambroise Thomas, Patrie d’Émile Paladilhe. |
5 février 1916 |
Gala « Art et charité » (grand gala des auteurs dramatiques) |
Programme non précisé. |
10 janvier 1917 |
Combattants de terre et de mer |
Les Abeilles d’Igor Stravinski, La Victoire. |
22 mars 1917 |
Caisse de secours des mobilisés de l’Opéra |
Maria di Rohan de Gaetano Donizetti, Coppélia. |
28 avril 1917 |
Artistes du personnel des Théâtres et Spectacles, sous le patronage des ministres de l’Intérieur et Enseignement Beaux-Arts |
Le Cid, Le Mariage forcé, Hamlet d’Ambroise Thomas. |
27 juin 1917 |
Croix-Rouge roumaine |
Ouverture de Guillaume Tell de Gioacchino Rossini, La Marseillaise, Hymne roumain, La Princesse qui ne sourit plus, ballets ; Thaïs de Jules Massenet, Phèdre de Jean Racine, intermède de Jean Richepin. |
24 novembre 1917 |
Croix-Rouge britannique |
Jeanne d'Arc de Raymond Roze (Première). |
10 février 1918 (matinée) |
L’œuvre du soldat blessé ou malade |
Ouverture de La Favorite ; Les Troyens d’Hector Berlioz (air de Didon), pièces pour piano, Les diamants de la couronne (variations), poésie de Lamartine et de Musset, Maria di Rohan de Gaetano Donizetti. |
11 février 1919 |
Réformés n° 2 (Le président Wilson assiste à la représentation.) |
La Damnation de Faust d’Hector Berlioz, Hymne américain et Marseillaise. |
1er avril 1919 |
Matinée organisée par le syndicat de la presse parisienne au profit des départements libérés |
Scènes alsaciennes, Triomphe de Fernand Gregh, air de la Folie d'Hamlet, Carnaval de Venise, La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt (première). |
16 avril 1919 |
Polonais rapatriés de Russie et de l’œuvre de Saint-Casimir |
Rigoletto de Giuseppe Verdi, La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt. |
4 mai 1919 |
Polytechniciens revenant du front (En présence de M. le Président de la République et Mme Poincaré, des ministres de la guerre, des colonies..., des maréchaux Joffre, Foch et Pétain.) |
Programme non précisé. |
7 janvier 1920 |
Ardennes dévastées |
Programme non précisé. |
4 mai 1920 |
Russes malheureux résidant en France |
Ouv. Orchestre, chœurs russes, Les Sylphides sur la musique de Frédéric Chopin, La suite de mai, Taglioni chez Musette, Intermède, Shéhérazade de Nicolas Rimski-Korsakov. |
1er juillet 1920 |
Blessés de guerre roumains et belges sous la présidence d'honneur de Son altesse royale la duchesse de Vendôme |
Le Lys de la vie (ballet de Loïe Fuller). |
Une troupe en mutation
Parallèlement à l’élaboration d’une programmation adaptée aux circonstances, Rouché est confronté à un problème de personnel. Depuis août 1914, de nombreux employés, machinistes, musiciens, chanteurs ou danseurs ont été mobilisés. Selon Agnès Terrier, deux tiers des musiciens de l’orchestre partent sous les drapeaux [21]. À ces deux tiers s’ajoutent, selon Rouché, le quart des choristes et la moitié des machinistes. Constatant avec amertume qu’il n’est pas en mesure de reprendre une programmation habituelle, il s’entretient avec Albert Dalimier, sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, afin de faire un point sur la situation et prendre les décisions qui s’imposent. Il tient à conserver un personnel digne de la première scène lyrique nationale car il considère que la guerre ne doit pas justifier une régression de la qualité artistique des spectacles. L’engagement de nouveaux artistes devient une nécessité pour lui. Si l’âge des chefs d’orchestre leur permet d’éviter la guerre, la très forte mobilisation des artistes de l’orchestre amène Rouché à recruter de nombreux musiciens auxiliaires pour compléter les pupitres particulièrement sinistrés, tels ceux des cordes frottées ou des bois. Entre 1915 et 1919, il recrute également de nombreux artistes du chant [22]. Certains ne sont sollicités que ponctuellement, telles les chanteuses Dagnelly, Germaine Manny, Gabrielle Gills, Charlotte Lhormont, Jeanne Montjovet recrutées pour les concerts historiques évoqués précédemment. Le célèbre baryton Mattia Battistini est engagé pour une représentation exceptionnelle d’Hamlet de Thomas le 14 avril 1917. D’autres artistes intègrent la troupe durablement, telle Germaine Lubin, que Rouché fait venir de l’Opéra-Comique pour se produire sur la scène du Palais Garnier dans quatre représentations du Chant de la cloche de d’Indy à partir du 13 janvier 1916 et qui, grâce au succès de ses premières apparitions, est engagée au Palais Garnier jusqu’en 1945. En 1916, le directeur recrute aussi un nouveau chef de chant, Jeanne Krieger-Beligne, qui exercera à l’Opéra de Paris jusqu’en 1948.
La troupe de ballet du théâtre est peut-être la moins perturbée par la mobilisation de ses membres en raison de la place prééminente des femmes en danse à l’époque. Cependant, le maître de ballet Léo Staats est mobilisé, ce qui oblige Rouché à le remplacer. Dans un premier temps, il engage François Ambrosiny, chorégraphe du Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles fermé en raison de l’occupation de la Belgique, puis l’Italien Nicola Guerra, ancien maître de ballet à Vienne et Budapest.
Au début du conflit, le personnel connaît une très forte baisse de salaire ; certains voient même leurs appointements suspendus. Cependant, l’action de Rouché auprès du gouvernement, la reprise d’activité en décembre 1915 puis l’augmentation progressive du nombre de répétitions et de représentations pendant la guerre permettent globalement une amélioration des salaires. Toutefois, en raison des restrictions budgétaires et afin de ne rémunérer que le travail effectué, les artistes sont payés selon un traitement horaire. Ainsi, si toute surcharge horaire est prise en compte, le revenu global est en baisse et restera inférieur à celui d’avant la mobilisation de juillet 1914 pour une majorité du personnel. Les artistes du chant, les étoiles de la danse et les chefs d’orchestre connaissent la baisse de rémunération la plus importante. Et la plupart doivent attendre bien après la guerre pour retrouver leur salaire de janvier 1914.
Tableau 8 : Évolution des salaires en francs des artistes employés de l'Opéra de Paris entre 1914 et 1920 [23].
Catégorie ou nom de l’artiste |
Janvier 1914 |
Août 1914 |
1916 |
1917 |
1918 |
1919 |
1920 |
Franz |
11 250 |
0 |
2 400 |
2 400 |
|
5 000 |
7 040 |
Noté |
5 000 |
0 |
1200 |
600 |
800 |
|
|
Lapeyrette |
3 600 |
0 |
600 |
400 |
800 |
1500 |
2 532 |
Artistes du chant |
|
81 |
|
|
|
|
|
Clustine (maître de ballet) |
1 000 |
|
|
|
|
|
|
Aveline |
650 |
0 |
441 |
600 |
1000 |
1000 |
1 774 |
Zambelli |
3 333,35 |
0 |
1200 |
1500 |
1500 |
3 333 |
2 365 |
Coryphées |
de 183 à 200 |
de 81 à 148 |
de 81 à 97,5 |
de 155 à 162 |
213,35 ou 230 |
de 333,35 à 350 |
413,8 |
Premiers quadrilles |
de 166 à 175 |
de 81 à 105,3 |
de 146 à 154 |
196,65 ou 205 |
316,65 et 325 |
354,65 |
|
Deuxièmes quadrilles |
de 125 à 150 |
89,1 et 97,2 |
de 77 à 138 |
de 155 à 180 |
275 et 300 |
319,2 |
|
Petit sujet |
|
de 81 à 165 |
|
|
|
|
|
Grand sujet |
|
|
|
|
|
|
|
Première danseuse |
|
|
|
|
|
|
|
Rabaud |
1 250 |
0 |
|
|
|
|
|
Ruhlmann |
|
0 |
|
400 |
800 |
1200 |
1065 |
Busser |
700 |
0 |
300 |
600 |
600 |
700 |
710 |
Bachelet |
500 |
0 |
300 |
400 |
400 |
500 |
|
Grovlez |
|
0 |
300 |
400 |
400 |
500 |
710 |
Musiciens de l'orchestre |
de 180 à 287,50 |
de 81 à 249 |
de 89 à 105 plus les feux |
de 104 à 235 |
de 211,50 à 356,65 |
de 96 à 479 |
de 363 à 480 |
Musiciens des chœurs |
de 125 à 225 |
de 98 à 165 |
de 89 à 130 |
de 138 à 188 |
de 180 à 268,35 |
de 300 à 404 |
autour de 319 |
S’il ne peut rétribuer ses artistes comme il voudrait le faire, Rouché tente d’améliorer leur quotidien en réduisant l’impact de la guerre sur leurs conditions de travail. Il crée une coopérative dans les combles du théâtre pour que le personnel de l’Opéra puisse déjeuner à bas prix. Afin d’aider financièrement les familles des employés mobilisés, ceux-ci touchent des appointements réduits pendant toute la durée du conflit. Pour soutenir le moral de son personnel mobilisé et entretenir « l’esprit maison », le directeur publie une Gazette de l’Opéra que les poilus du théâtre reçoivent chaque mois sur le front [24].
Une gestion dans la perspective de l’après-guerre
Loin de rester inactif pendant les clôtures forcées de son théâtre au début de la guerre et pendant les périodes estivales, Rouché réalise les travaux d’amélioration du bâtiment qu’il a programmés en préparant sa prise de fonction dans l’optique de proposer de meilleures représentations. Lors de la fermeture de 1916, il supprime les loges de scène et fait installer un nouveau système d’éclairage. Pendant l’été 1917, il débute la réfection de la machinerie, où les manœuvres se font encore au cabestan. Il l’équipe d'une manière plus moderne avec des contrepoids et des treuils électriques, ce qui rend moins pénible le travail des machinistes. Parallèlement à la modernisation de la machinerie et des installations électriques de la salle et de la scène, le directeur souhaite créer une salle de répétitions aussi grande que la scène pour améliorer les conditions de travail des artistes et parvenir à de meilleures réalisations. Comme il l’indique au sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts en juillet 1917, l’ensemble de ces mesures permettrait, par ailleurs, de changer plus souvent les spectacles et d’augmenter les recettes du théâtre en attirant un public plus nombreux [25]. Ainsi, même si, pendant la guerre, il n’est pas en mesure de véritablement réaliser la réforme théâtrale à laquelle il aspirait en sollicitant son privilège en 1913, Rouché prépare sa mise en œuvre une fois la paix signée.
Parallèlement à la rénovation du bâtiment, le directeur a recours à des peintres, anciens collaborateurs du Théâtre des Arts, tels Jacques Drésa, Maxime Dethomas ou René Piot, pour réaliser l’ensemble des décors et costumes des ouvrages créés pendant la Grande Guerre, et s’attache également deux professionnels, Ottavio Labis et Émile Merle-Forest, pour les mises en scène, créant ainsi une nouvelle fonction amenée à prendre de plus en plus d’importance au Palais Garnier durant sa direction et jusqu’à nos jours. Par ailleurs, en recrutant de nouveaux artistes pour pallier les défections liées aux mobilisés, il renouvelle son personnel dans le dessein de constituer une troupe susceptible de concrétiser ses ambitions artistiques.
Enfin, conscient que la danse est l’art moderne par excellence en ce début du XXe siècle, Rouché tente de remettre l’art chorégraphique à l’honneur par la reprise ou la création de ballets. Confronté à un manque cruel de répertoire et de créateur, en décembre 1915, il accueille la Compagnie des Ballets Russes avant que la troupe ne quitte la France et n’évite les pays en conflit jusqu’à la fin de la guerre. Un an plus tard, il confie à Staats la création des Abeilles (10 janvier 1917) sur une musique d’Igor Stravinski. Et en 1917, dans la perspective de rénover le ballet et l’étude de la danse à l’Opéra, le directeur réalise une enquête auprès des danseuses du théâtre pour étudier l’intérêt d’une introduction éventuelle de la Rythmique à l’Opéra, ce qu’il fera en 1919 [26].
Tableau 9 : Proportions d'opéras et de ballets entre 1915 et 1920 [27].
Proportion en % |
1915-16 |
1916-17 |
1917-18 |
1918-19 |
1919-20 |
Opéras |
77,2 |
76,2 |
76,2 |
80,1 |
59,3 |
Ballets |
22,8 |
23,8 |
23,8 |
19,9 |
40,7 |
Tableau 10 : Soirées d'opéras et de ballets entre 1915 et 1920 [28].
Nombre de soirées de ballets et d'opéras par saison |
1915-1916 |
1916-1917 |
1917-1918 |
1918-1919 |
1919-1920 |
Soirées de ballets |
1 |
0 |
0 |
0 |
32 |
Soirées d'opéras |
14 |
77 |
85 |
134 |
160 |
Ballet(s) dans une soirée d'opéra |
35 |
29 |
26 |
38 |
47 |
Total des représentations |
50 |
106 |
111 |
172 |
239 |
Conclusion
La reprise d’activité à l’Opéra de Paris pendant la Grande Guerre a permis de donner du travail à plus d’un millier de personnes et de soutenir les familles d’hommes mobilisés. Elle a par ailleurs participé à préserver le statut de Paris capitale des Arts et de l’élégance. Après l’armistice et lors des négociations pour le traité de paix en 1919, le Palais Garnier fait toujours parti des lieux privilégiés où se rendent les négociateurs pour se divertir. Lors de sa venue à Paris, le protocole inscrit au programme du roi Georges V une soirée à l’Opéra (28 novembre 1918). Au cours de son séjour prolongé en Europe, le président américain Woodrow Wilson assiste à quatre spectacles au Palais Garnier (14 et 15 décembre 1918, 24 janvier 1919, 11 février 1919) [29]. Les 19 décembre 1918 et 23 avril 1919, l’Italie et l’Angleterre sont honorées respectivement lors de la venue du roi Victor-Emmanuel III et de celle de l’Amiral Beatty avec des officiers des escadres anglaises. Lors de son passage à Paris pour des tractations en vue de définir les nouvelles frontières de la Roumanie, S.M. la reine Marie est accueillie, le 7 mars 1919, dans la loge présidentielle du Palais Garnier.
Bien qu’entre 1915 et 1918 l’Opéra tienne une place très marginale dans l’effort de guerre, il n’en est pour autant pas nul et, comme dans toutes les professions de la société française, les employés ont participé parfois personnellement au conflit. Leur engagement patriotique ne reste pas uniquement artistique, intellectuel ou diplomatique. La direction ne manque d’ailleurs pas de rappeler le sacrifice payé par le personnel pendant la Grande Guerre en publiant, dans sa Gazette de janvier 1919, la liste des 18 morts au champ d’honneur, 26 blessés, 4 prisonniers et 32 décorés militaires du Palais Garnier [30].
S’il est évident que la reprise des spectacles à l’Opéra bénéficie exclusivement à une élite financière, intellectuelle et artistique parisienne restée à l’Arrière, la qualité et le choix des spectacles proposés pendant la guerre par la direction ont préservé la première scène lyrique nationale et chorégraphique de la déchéance et ont soutenu l'élan patriotique général même s’il est difficile d’en évaluer la portée dans la société française.
Par ailleurs, Rouché est parvenu à mettre en place les conditions matérielles et humaines favorables à la réalisation de la réforme théâtrale à laquelle il aspirait lors de sa nomination le 27 novembre 1913. Sa ténacité et ses investissements financiers, artistiques et humains pendant le conflit lui ont permis d’acquérir le statut incontestable de directeur qui amène le gouvernement à lui confier un nouveau privilège à partir du 17 février 1919, qui sera reconduit jusqu’au 14 janvier 1939, date de la création de la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux[31]. À partir de cette date et jusqu’au 21 février 1945, Rouché devient administrateur de la RTLN, qui regroupe l’Opéra et l’Opéra-Comique de Paris. En dépit de la crise du genre opéra et du développement de nouveaux loisirs qui entraînent une désaffection du public du Palais Garnier, Rouché parvient à redynamiser l'institution. Loin de symboliser la fin d’une ère, la Grande Guerre marque le début de la plus longue direction de l’Académie Nationale de Musique et de Danse depuis ses origines jusqu’à nos jours.
Pour citer cet article
PAOLACCI Claire, « L’Opéra de Paris pendant la Grande Guerre », Actes du colloque Les institutions musicales à Paris et à Manchester pendant la Première Guerre mondiale (5-6 mars 2018), Conservatoire de Paris (CNSMDP), Opéra-Comique, Royal Northern College of Music (RNCM), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/lopera-de-paris-pendant-la-grande-guerre.
Notes
[1] PROST Antoine, WINTER Jay, Penser la Grande Guerre : un essai d’historiographie, Paris, Seuil, collection «Points histoire», série «L’Histoire en débats», 2004.
[2] ADERER Adolphe, ASTRUC Gabriel, CAIN Georges, CHARLOT Marcel, COOLUS Romain, CORTOT Alfred, COÜET Jules, CURZON Henri de, FABRE Émile, GAUTHIER-VILLARS Henri, GHEUSI Pierre-Barthélemy, GINISTY Paul, SAIX Guillot de, JOUVIN Alex, LAGRANGE Félix, LE SENNE Camille, ROUCHÉ Jacques, SOUBIES Albert, Le Théâtre pendant la guerre, Notices et documents, Paris, Publications de la Société de l’Histoire du Théâtre, 1916, p. 2.
[3] Le Théâtre pendant la guerre..., p. 8.
[4] Lettre circulaire de Jacques Rouché pour le public de l’Opéra, 30 oct. 1915, Archives Nationales de France (ANF) AJ131212.
[5] Tableau réalisé à partir des Annuaires statistiques de la Ville de Paris entre 1915 et 1920.
[6] Tableau réalisé à partir des archives AnF F21 5250.
[7] DUPÊCHEZ Charles, Histoire de l’Opéra de Paris, un siècle au Palais Garnier, 1875-1980, Paris, Librairie Académique Perrin, 1987, p. 156.
[8] Lettre de Jacques Rouché au ministre, 25 août 1915 citée in Le Théâtre pendant la guerre…, p. 9-10.
[9] Chambre des députés, séance du 12 mars 1918, Journal Officiel (JO) de la République Française, 13 mars 1918, p. 891.
[10] Pour plus d’informations sur le répertoire de l’Opéra de Paris, voir WOLFF Stéphane, L’Opéra au Palais Garnier (1875-1962), Paris-Genève, Slatkine, 1962 ; PATUREAU Frédérique, Le Palais Garnier dans la société parisienne, 1875-1914, Liège, Mardaga, 1991 ; CHARLE Christophe, « La circulation des opéras en Europe au XIXe siècle », Relations internationales, vol. 155, no 3, 2013, p. 11-31.
[11] Statistiques réalisées à partir du Journal de l’Opéra, Bibliothèque Nationale de France-Opéra (BNF-Opéra).
[12] Rouché a été directeur du Théâtre des Arts entre 1910 et 1913 avant de prendre la direction du Palais Garnier. Pour plus d’informations, voir PAOLACCI Claire, L’ère Jacques Rouché à l’Opéra de Paris (1915-1945), Modernité théâtrale, consécration du ballet et de Serge Lifar, thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Christophe Charle, université Paris I-Panthéon-Sorbonne, 10 juillet 2006.
[13] ROUCHÉ Jacques, Journal, 1er déc. 1915 in Le Théâtre pendant la guerre…, p. 11-13.
[14] Pour plus de précisions sur ces œuvres, voir PAOLACCI Claire, L’ère Jacques Rouché à l’Opéra de Paris…
[15] Pour plus de renseignements sur le mouvement naturaliste à l’opéra : BRANGER Jean-Christophe, RAMAUT Alban (dir.), Le naturalisme sur la scène lyrique, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, et l’article de MACKE Jean-Sébastien, « Émile Zola et Alfred Bruneau : l’opéra naturaliste à la fin du XIXe siècle » in SACQUIN Michèle (dir.), Zola, Paris, BnF/Fayard, 2002.
[16] Dans un esprit de revanche, des compositeurs fondent, en 1871, La Société Nationale de Musique dont le but est de mieux diffuser la musique française après le conflit et l’échec contre l’Allemagne. Romain Bussine est président de la société, Camille Saint-Saëns, vice-président, Alexis de Castillon, secrétaire, Charles Lenepveu, trésorier. César Franck, Gabriel Fauré, Théodore Dubois, Ernest Guiraud, Édouard Lalo et Louis Bourgault-Ducouvray en sont membres. La devise de cette société est significative de l’esprit de revanche qui anime ses membres : Ars Gallica. Pour y parvenir, tous les musiciens de La Société Nationale incitent les compositeurs à relever le défi de la symphonie, genre particulièrement attaché aux figures germaniques. Le premier concert a lieu le 17 nov. 1871 dans les salons Pleyel, rue Richelieu. Vincent d’Indy prend la direction de la Société en 1886, après y avoir été secrétaire dix ans plus tôt.
[17] Henri Regnault a, par ailleurs, été le premier interprète des Mélodies persanes de Camille Saint-Saëns, écrites au début de 1870.
[18] Programme du Théâtre National de l’Opéra, 16 déc. 1915.
[19] Programme du Théâtre National de l’Opéra, 25 mai 1916.
[20] Statistiques réalisées à partir du Journal de l’Opéra, BnF-Opéra.
[21] TERRIER Agnès, L’Orchestre de l’Opéra de Paris de 1669 à nos jours, Paris, Éditions de La Martinière-ONP, 2003, p. 218.
[22] WOLFF Stéphane, L’Opéra au Palais Garnier (1875-1962), Paris-Genève, Slatkine, 1962.
[23] Tableau réalisé à partir des archives AnF AJ13 1338 à 1348.
[24] LALOY Louis, La musique retrouvée (1902-1927), coll. Le Roseau d’Or, œuvres et chroniques, Paris, Librairie Plon, 1928, p. 235.
[25] Lettre de Jacques Rouché au Sous-Secrétaire d’État aux Beaux-Arts, Paris, 6 juil. 1917, ANF F214664.
[26] ANF AJ131205-1206.
[27] Statistiques réalisées à partir du Journal de l’Opéra, BnF-Opéra.
[28] Statistiques réalisées à partir du Journal de l’Opéra, BnF-Opéra.
[29] Au programme : 14 déc. 1918 : Monna Vanna d’Henry Février et ballet de Patrie de Paladilhe ; le 15 déc. 1918 : Roméo et Juliette de Gounod ; 24 janv. 1919 : Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau ; 11 fév. 1919 : La Damnation de Faust de Berlioz. En reprenant cette dernière œuvre, Rouché satisfait les opposants à Wagner tout en honorant l’Allemagne du classicisme par le choix d’une œuvre dont le livret est inspiré des deux Faust de Johann-Wolfgang von Goethe dans la traduction de Gérard de Nerval.
[30] Liste établie à partir de la Gazette de l’Opéra, n° 1, janv. 1919. 80 personnes sur environ 1000 employés, soit 8 % des effectifs.
[31] GRANDGAMBE Sandrine, « La Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux », in CHIMÈNES Myriam (dir.), La Vie musicale sous Vichy, Bruxelles, Complexe/IHTP/CNRS, 2001, p. 109-126.