Le Groupe des Six, témoin et acteur de l’émergence de nouveaux lieux de diffusion de l’avant-garde artistique durant la Grande Guerre
Actes du colloque international « Les institutions musicales à Paris et à Manchester pendant la Première Guerre mondiale »
Selon l’article de Stavroula Marti sur « les concerts parisiens au seuil des années 20 » [1], dès leur réouverture en octobre 1919, les Concerts Pasdeloup [2], Colonne [3] et Lamoureux [4], affichent des programmes toujours centrés sur les maîtres du passé avec quelques incursions vers Claude Debussy et Maurice Ravel. Il semble que les années de guerre n’aient pas modifié les traditions de la Belle époque. Darius Milhaud note dans Ma vie heureuse :
Les concerts du dimanche étaient une espèce de « Salon carré » de la musique, une exposition des maîtres du passé. J’aimais la musique classique, mais dans mes articles je m’insurgeai contre l’abus des programmes Beethoven-Wagner et Wagner-Beethoven. C’était très lassant [5].
En effet, Milhaud ne comprend pas cette démarche qui consiste à toujours se référer au passé. Les jeunes compositeurs n’ont guère de chance d’être représentés. Ils ont par conséquent trouvé d’autres lieux de diffusion.
La fermeture des institutions musicales durant la guerre avait déjà engendré le développement d’un nouveau réseau de salles de concerts ou de spectacles afin d’interpréter, de représenter et d’exposer les œuvres des jeunes artistes : la salle Huyghens, le théâtre du Vieux-Colombier et le théâtre des Champs-Elysées. Leurs programmations témoignent de l’émulation de cette période pourtant tourmentée, de cette constante proximité voire promiscuité entre les compositeurs, auteurs, poètes, chorégraphes, peintres… Parmi le cercle des jeunes artistes émerge dans la sphère musicale un groupe de jeunes musiciens réunis autour Cocteau : le Groupe des Six, connu pour son aspiration à composer une « musique de France ». Il s’agira ici de montrer l’importance de ces lieux de représentation durant la guerre à travers la genèse du Groupe des Six.
A. La Salle Huyghens
1. L'association Lyre et Palette
Pendant la guerre, un cercle de jeunes artistes, constitué de Honegger, Auric, Durey, Tailleferre, Braque, Picasso, Fauconnet, Apollinaire, Cendrars et Satie, allait à l’encontre de la SMI (Société Musicale Indépendante) et ne parvenait pas à être joué. Pour prendre en main l’exécution et la présentation de leurs œuvres, ils décidèrent de constituer l’association « Lyre et Palette », dirigée par Blaise Cendrars.
Or, ce dernier était l’ami d’un jeune peintre, Emile Lejeune, dont l’atelier, situé quartier Montparnasse, au fond d’une cour, au 6 rue Huyghens, était devenu un lieu d’exposition pendant la guerre. Les recettes étaient destinées au financement d’une cantine pour les artistes et permissionnaires sans argent.
Devant ce succès, Blaise Cendrars persuada Lejeune d’organiser des expositions et des concerts qui seraient présentés par les membres de l’association. Ensemble, ils mirent sur pied une série de séances échelonnées du 19 novembre au 5 décembre 1916. Malgré l’inconfort de cette salle, le succès fut immédiat et attira bientôt les femmes du monde et la haute société qui cohabitaient avec les artistes tant les spectacles étaient de qualité :
Les bancs sans dossiers étaient inconfortables, l’atmosphère irrespirable à cause des émanations du poêle, mais le Tout-Paris élégant, les artistes et les amateurs de musique nouvelle s’y écrasaient [6].
Les séances brillent d’originalité : pendant les entractes, les spectateurs peuvent admirer librement les tableaux de Modigliani, Soutine, Survage, Kisling, Waroquier ou encore Picasso.
2. Les Nouveaux Jeunes
Satie est chargé de réunir les plus grands interprètes, comme Ricardo Viñes et Marcelle Meyer au piano, ou la chanteuse Jane Bathori, pour jouer ses musiques et celles des jeunes musiciens rassemblés autour de lui, en particulier Auric, Tailleferre, Honegger et Durey. Satie les surnomme « mes nouveaux jeunes ». Germaine Tailleferre relate dans ses Mémoires à l’emporte-pièce la constitution progressive de ce groupe :
Georges Auric, ami personnel d’Erik Satie, ainsi qu’Honegger se sont joints à nous. Darius Milhaud, qui n’était pas encore rentré du Brésil, nous a rejoints un peu plus tard, de même que Francis Poulenc. Ainsi, naquit ce groupe que Satie baptisa « Les Nouveaux Jeunes » [7].
Le 6 juin 1917 sont présentés : Parade de Satie, un trio d’Auric, Carillon de Durey et des Poèmes d’Honegger. Ces derniers ont été puisés dans le recueil Alcool de Guillaume Apollinaire. La composition étant achevée dès mars 1917, nous ne savons pas quels sont ceux qui ont été interprétés ce jour là. Il est très intéressant de s’arrêter sur ce cycle de mélodies car, en juillet 1916, les trois premiers poèmes (A la santé, Clotilde et Automne) ont été interprétés par Rose Armandie lors d’un concert organisé par le CMDI (centre musical et dramatique indépendant) dans la petite salle Oedenkoven, avenue Hoche. La première audition complète eu lieu le 15 janvier 1918 au théâtre du Vieux-Colombier par Jane Bathori et Andrée Vaurabourg.
Dans une lettre à ses parents en juin 1917, Honegger relate la soirée à la salle Huyghens, et ce qui semble être la naissance des Nouveaux Jeunes :
J'ai été très bien reçu : Erik Satie, Apollinaire, Kisling et les musiciens présents ont manifesté un véritable enthousiasme et m'ont fait promettre de collaborer aux concerts beaucoup plus importants qu’ils donneront l’hiver prochain. Satie m’a proposé de m’associer à lui et une dizaine de musiciens pour faire des concerts où l'on jouera notre musique. Un peintre américain, Lachman, m’a aussi demandé pour des concerts qu’il organisera cet hiver. Je serai exécuté aussi prochainement à un concert organisé par E. Satie et le poète simultanéiste Blaise Cendrars, enfin Apollinaire m’a donné rendez-vous pour me proposer quelque chose. Je voudrais bien vous envoyer le programme de la séance illustré par Picasso mais il est un peu trop grand.
3. Le Groupe des Six
Si Blaise Cendrars est l’instigateur des soirées et expositions-concerts dans l’atelier de Lejeune en 1916, Jean Cocteau prend très vite l’ascendant jusqu’à amoindrir son rôle dans l’éclosion du Groupe des Six. Il publie dans Le Mot une « Réponse à de jeunes musiciens » [8] dans laquelle, après une présentation très juste de la situation musicale, il prédit le futur musical. Mais la prise de pouvoir de Cocteau commence cependant entre 1916 et 1917.
Parmi les Nouveaux Jeunes, Cocteau ressent beaucoup d’affinités avec Georges Auric dont l’intelligence et la culture exceptionnelle pour son âge l’avait beaucoup impressionné. Leur amitié et ce partage artistique décident Cocteau à réunir leurs idées principales et revendicatrices dans Le Coq et l’Arlequin :
Rue d’Anjou, à la veille comme au lendemain de Parade, laissant s’échapper les visiteurs du matin, nous commencions, Cocteau et moi, de longs dialogues qui s’achevaient obligatoirement par une lecture à laquelle je fus convié, celle du Coq et l’Arlequin [9].
Cocteau dédit son livre à Auric. Ce livre oppose le coq français au chant pur, à l’arlequin des musiques bariolées d’influences germano-slaves, et présente Satie comme le modèle de cette simplicité et de cette clarté qui permet aux jeunes musiciens d’échapper aux charmes délétères de Debussy. Ce « petit traité historique » paraît pendant l’hiver 1918, « alors que se jouait le dernier acte de la première grande boucherie » [10]. Dans Ma vie heureuse, Darius Milhaud résume clairement les idées que développe l’auteur :
Il attaquait la musique dite sérieuse – celle que l’on écoute la tête dans les mains ; la pédale russe, c’est-à-dire l’influence de Moussorgski et de Rimski-Korsakov, et l’impressionnisme debussyste. Il réclamait une musique dite française, à l’emporte-pièce. Toujours enclin à généraliser, les critiques eurent vite fait de considérer Cocteau comme le théoricien, le prophète, l’animateur de la musique d’après-guerre [11].
Avec du recul, Cocteau déclare lors d’une conférence célébrant le dixième anniversaire de la naissance du Groupe des Six, le 11 décembre 1929 :
On a voulu faire de moi un porte-parole, on a voulu lire un manifeste lorsque j’entreprenais sans perdre une minute la plus ingrate des tâches car elle m’obligeait à combattre mes propres goûts et à me priver jusqu’à nouvel ordre d’une atmosphère de grandeur sans laquelle je ne peux pas vivre. Certes, Le Coq et l’Arlequin exprime des révoltes qui étaient communes. La jeunesse ne saurait vivre sans révoltes, sans piétiner ce qu’elle aime. Il faut voir là des ruses d’amour, des suicides, des coquetteries effrayantes ; mais la réponse esthétique à ma demande (demande qu’il ignorait) fut en fait L'Histoire du Soldat de Stravinsky, et la véritable beauté, la beauté pure, intacte, la beauté cachée du groupe dit Groupe des Six, reste une manifestation du cœur beaucoup plus qu’une manifestation de l’intellect [12].
Grâce à cette amitié, Cocteau peut accomplir ses projets autour du théâtre, de la musique et de la peinture pour créer un nouveau genre qui n’est ni une pièce de théâtre ni un ballet. Cette démarche se réalise progressivement depuis les concerts de la salle Huyghens, jusqu’aux Mariés de la Tour Eiffel créés au Théâtre des Champs-Elysées. Mais ce sera Jane Bathori qui sera la première a passer commande auprès de Cocteau pour une création au Théâtre du Vieux-Colombier.
B. Le Théâtre du Vieux-Colombier
1. La rue du Vieux-Colombier
Grâce à Félix Delgrange, qui avait déjà assuré les risques financiers des concerts de la salle Huyghens, le Groupe des Six se produit aussi à la Salle des Agriculteurs, puis au Vieux-Colombier. Ce théâtre est une salle de spectacle située au 21, rue du Vieux-Colombier dans le 6e arrondissement de Paris. Le théâtre est créé par Jacques Copeau en octobre 1913 dans l'ancien Athénée-Saint-Germain. Pour le nom, il choisit celui de la rue, pour faciliter au public sa localisation. Un pavé de l'église San Miniato de Florence figurant deux colombes, lui avait servi de modèle pour l'emblème du théâtre. Le texte publié dans la N.R.F. de septembre 1913, sous le titre : Un essai de rénovation dramatique, montre la détermination de Copeau de rendre au théâtre son « lustre et sa grandeur ». Dès la première saison « 1913-1914 », Copeau montre son ambition de remettre l’acteur au centre de la scène qui doit être la plus dépouillée possible. Il marque tout de suite une volonté de rupture avec le goût et les mœurs du théâtre contemporain. En huit mois, le Vieux Colombier affiche quinze pièces dont L’Echange (1914) et La Nuit des rois de William Shakespeare qui font la renommée du théâtre. En octobre 1917, Clémenceau demande à Copeau de remplir une mission aux U.S.A. dès novembre 1917. Elle s’achèvera en juin 1919.
2. Un cénacle de poésie contemporaine et un centre de musique d’avant-garde
Pendant ce temps, à Paris, Jacques Copeau confie sereinement la direction du Vieux-Colombier à Jane Bathori. Interprète de la musique de son temps, elle avait créé en 1904 les Chansons de Bilitis de Debussy, puis fit scandale avec les Histoires naturelles de Ravel. Avant son départ, Copeau montre qu’il part confiant en écrivant cette lettre au public des abonnés en septembre 1917 :
En quittant momentanément Paris pour aller soutenir le bon renom de l’art dramatique français, je laisse à mon amie Jane Bathori le Vieux-Colombier. Il me semble que je ne pouvais offrir l’hospitalité de notre petite maison à une artiste plus vraie, plus simple, plus honnête. Et je demande à tous nos amis, nos abonnés, au public qui s’est formé autour du Vieux-Colombier pendant les années 1913-1914, de la soutenir comme ils nous ont soutenus. Quelques écrivains, quelques artistes, tous solidaires de notre effort, se joignent à Jane Bathori pour entretenir à notre foyer, durant ce quatrième hiver de la guerre, une flamme que l’affreuse tourmente n’a pas fait vaciller. Ces artistes mènent le même combat que nous pour un art sincère, libre, absolument dénué d’esthétisme, de virtuosité, de cabotinage.
Je suis convaincu qu’ils sauront attirer au nom modeste et pur de notre maison de nouvelles sympathies, de nouveaux dévouements [13].
Les affinités de Jane Bathori pour les artistes de son temps expliquent la transformation de la petite salle du Quartier latin en un cénacle de poésie contemporaine et un centre de musique d’avant-garde où les compositeurs du Groupe des Six sont souvent sollicités. Elle produit elle-même les œuvres de ses invités, comme, le 15 janvier 1918, les Poèmes d’Apollinaire d’Honegger, également engagé comme second violon dans le quatuor à cordes.
La programmation confirme la large ouverture culturelle de cette directrice notamment pour ses contemporains. Sur les trois matinées de la semaine, elle organise deux concerts musicaux et une conférence littéraire. Elle adresse à Jacques Copeau un récapitulatif de son programme de 1917-1918 [14] et détaille son objectif de donner quatre séries de concerts par mois, répartis selon les thèmes suivants :
- musique de chambre, vocale, instrumentale ;
- musique d’avant-garde ;
- musique étrangère ;
- conférence avec audition.
Elle ajoute de la musique populaire le dimanche. La programmation alterne des œuvres classiques (Rameau, Schütz, Purcell, Pergolèse, Lulli) et des œuvres contemporaines.
3. Le groupe des Six et le Vieux-Colombier
Le théâtre rouvre ses portes dès le 25 novembre 1917 avec des chants de la Révolution et des poèmes de Chénier lus par Blanche Albane. Comme le montre le dépliant du programme conservé par le département musique de la B.N.F., le 11 décembre 1917, en « première matinée » [15], les jeunes compositeurs sont à l’honneur avec un concert de « musique d’avant-garde » [16] :
Ils participent aussi musicalement à la « Causerie de M. René Chalupt » [17], dans la soirée du mardi 15 juin 1918. Le 3 décembre 1918, le théâtre crée Le Dit des jeux du monde, oratorio philosophique de Paul Méral sur une musique d’Arthur Honegger, avec des costumes de Guy-Pierre Fauconnet. Cette œuvre interprétée par Louise Lara, Marcel Herrand et la danseuse Jeanne Ronsay attire un public de plus en plus passionné.
En septembre 1918, Jane Bathori demande à Cocteau « d’organiser une soirée avec [son] groupe » [18]. Cette proposition est l’occasion idéale pour tenter l’expérience de réunir autour d’un même thème le music-hall et les compositeurs regroupés autour de Satie, mais sans Darius Milhaud qui est encore au Brésil. Cocteau donne à chacun des directives précises « sans le prévenir de la tâche des autres – pour obtenir une surprise » [19]. Il les indique par correspondance comme par exemple à Honegger, le 21 septembre 1918, depuis Piquey par Arès-en-Gironde :
Je vous « commanderai » donc un numéro de cycliste (avec prélude) et une romance dont je vous enverrai le texte plus tard.
Travaillez vite et pour le nombre et la nature des instruments du petit orchestre, demandez à Bathori, à Durey ou à Poulenc.
Tous s’y mettent (n’en parlez pas) [20].
Durey et Poulenc reçoivent le même type de lettre le 13 septembre 1919. Cocteau établit même une esquisse de programme dont le manuscrit est publié en fac-similé dans l’Album des Six d’Ornella Volta [21] et qui finalement aboutit à la distribution suivante :
Chaque numéro est accompagné de musique et précédé d’une introduction sans décor devant un grand rideau de velours noir éclairé par deux projecteurs. Acrobates, jongleurs, lutteurs et boxeurs doivent évoluer sur les musiques imposées par Cocteau. Le spectacle est coupé par un entracte avec une musique d’ameublement de Satie. Par manque de soutien financier, il n’aboutit pas. Les Mariés de la Tour Eiffel seront finalement le seul spectacle du Groupe des Six. Ils seront créés dans une plus grande salle de spectacle parisienne dont l’acoustique a été spécialement étudiée pour les concerts grâce à Gabriel Astruc, le concepteur du Théâtre des Champs-Elysées.
C. Le Théâtre des Champs-Elysées
Le Théâtre des Champs-Elysées devient très vite le lieu de prédilection des créations d’avant-garde, comme celles des Ballets suédois ou des Ballets russes.
1. La modernité du bâtiment
Pour la première fois, le béton est utilisé comme matériau de construction pour un édifice destiné à l’art. Conçu par l’architecte Auguste Perret, l’idée du bâtiment est en germe dès 1906 avec Gabriel Astruc [22] qui, en raison d’un manque manifeste de salles de concerts, veut construire un théâtre consacré à la musique. Astruc souhaitait que ce théâtre soit machiné et éclairé parfaitement sans nuire à la beauté de la salle. Après maints démêlés avec les instances publiques, le bras droit d’Astruc et président de la Société du Théâtre des Champs-Elysées, Gabriel Thomas [23], trouve une parcelle Avenue Montaigne. Ce nouvel emplacement bouleverse les plans d’origine imaginés par Bourdelle car la construction doit s’insérer au milieu de bâtiments existants. Ils engagent l’architecte belge Henry Van de Velde comme consultant qui conseille de ne pas se contenter de la solution métallique proposée jusqu’à présent et d’examiner la possibilité d’une bâtisse en béton armé. Il présente, le 29 juin 1911, les frères Perret qui, après une étude, imposent des changements dans la logique de l’édifice, construit entièrement en béton armé (voir illustration 1).

Illustration 1 : maquette du Théâtre des Champs-Elysées réalisée par les Frères Perret [24].
Le Théâtre des Champs-Elysées comporte trois salles : le théâtre, la comédie – placée au-dessus de l’atrium, qui peut contenir 600 places – et le studio construit en 1922. La revue Art et décoration [25] publie en 1913 un numéro consacré au théâtre pour annoncer son inauguration. Elle présente des vues extérieures et intérieures accompagnées de descriptions sur l’architecture par Maurice Guillemot, et sur les œuvres décoratives par Jean-Louis Vaudoyer.
- Le théâtre est doté d’une énorme scène et d’une machinerie sophistiquée.
- La salle, sans colonnes, sans rentrées, sans trouées, constitue une boîte de résonnance parfaite avec sa forme circulaire (illustration 3).
- Pas d’avant-scène, ni de loges.
- L’orchestre est caché dans une fosse modifiable suivant les nécessités. Cette dernière peut accueillir 120 musiciens et être couverte par le proscénium mobile.
- La scène mesure 18 mètres 30 de profondeur sur 42 mètres de hauteur et 25 mètres de largeur.
- Pour les concerts, la scène est entourée d’un décor panoramique peint par Maurice Denis (voir illustration 4).
- L’éclairage est partout inapparent : « l’atrium, les couloirs, les foyers sont garnis de coupes et de caissons lumineux » [26] décrit Maurice Guillemot. Il ajoute : « la rampe, dont les colorations sont variables à volonté, éclaire le rideau de drap lamé d’argent qui scintille avec des friselis de vaguelettes ourlées d’écume » [27]. La scène peut être éclairée par quatre couleurs : blanc, rouge, vert ou jaune.
Ce théâtre peut donc réaliser les mises en scènes les plus modernes et les plus compliquées et rivaliser avec Bayreuth ou Munich, car outre cette machinerie, les décors sont facilement démontables. L’ingénieur Eugène Milon s’est inspiré des théâtres étrangers : outre les deux déjà cités, il a étudié ceux de Cologne, Cassel, Stuttgart et Moscou.
Illustration 2 : plan de la salle du Théâtre des Champs-Elysées [28].
Illustration 3 : en haut, croquis de la salle par Perret, décembre 1912 [29] ; en bas, photographie du cadre de la scène avec les deux bas-reliefs de Maurice Denis [30].
Le théâtre est inauguré le 2 avril 1913 par un concert de musique française avec la participation de Camille Saint-Saëns. La Mer de Claude Debussy puis L'Apprenti Sorcier de Paul Dukas et le Prélude de Fervaal de Vincent d'Indy sont dirigés par les compositeurs eux-mêmes. L'Ode à la musique d’Emmanuel Chabrier est créée sous la direction de Désiré-Emile Inghelbrecht.
Le 27 mai 1913, les Ballets russes inaugurent le premier scandale de ce théâtre moderne lors de la première du Sacre du Printemps dont la musique d’Igor Stravinsky et la chorégraphie de Nijinski provoquent des cris et des mouvements de protestations dans toute la salle. Comme il le rapporte dans Blaise Cendrars vous parle, Blaise Cendrars a même été victime de cette soirée mémorable en tant que spectateur :
Une femme couverte de diamants mais que la musique de Stravinsky rendait folle, arracha un strapontin tout neuf pour me le casser sur la tête, si bien que je passai le restant de la nuit à boire le champagne à Montmartre avec Stravinsky, Diaghilev, des danseurs et des danseuses de la troupe des Ballets russes portant ce strapontin en collerette et le visage rayé d’égratignures sanglantes [31].
2. Le lieu de naissance des Ballets suédois
Mais la mauvaise gestion de Gabriel Astruc ne permet même pas de terminer la première saison. Le 25 octobre 1920, Rolf de Maré, directeur des Ballets suédois, achète pour sept ans le bail du Théâtre des Champs-Élysées, qui va constituer le lieu de naissance de sa compagnie. Il raconte dans Les Ballets suédois dans l’art contemporain :
La troupe constituée, il nous fallait une scène à Paris, car Paris devait devenir notre centre, un grand théâtre pour pouvoir évoluer librement et y donner une saison ; en outre un grand studio nous était indispensable pour les recherches [32].
Rolf de Maré se remémore la création et l’arrêt de cette société [33] :
Il se trouvait que le Théâtre des Champs-Elysées fût libre ; j’achetai le bail et nommai M. Hébertot directeur-administrateur, au nom de qui fut d’ailleurs signé le bail. Elargissant son activité, M. Hébertot fonda une société d’éditions à laquelle je participais en tant que bailleur de fonds. Par suite de désaccords, nous nous séparâmes en 1924, et je repris tout seul la direction du Théâtre des Champs-Elysées pour y créer l’Opéra-music-hall qui dura jusqu’au jour où je vendis moi-même le bail, comme j’aliénai peu à peu les publications [34].
Rolf de Maré conserve la salle principale pour les ballets, confie la Comédie à Louis Jouvet tandis que la petite salle et le Studio sont sous la responsabilité de Gaston Baty. Metteur en scène influencé par l’expressionnisme allemand et le réalisme thomiste (fondé sur la philosophie de Saint Thomas d’Aquin), ce dernier conteste la primauté du texte et la toute puissance de l’acteur en confiant aux décors et aux éclairages le soin de créer des atmosphères théâtrales. Quand la compagnie est en tournée, Rolf de Maré prête la scène à d’autres troupes, notamment les Ballets russes.
Quelques semaines suffisent pour que ce théâtre devienne « le plus actif, le plus audacieux : le théâtre indispensable de Paris » [35]. Le Théâtre des Champs-Elysées devient le centre des créations modernes et les Ballets suédois en sont le pivot comme le souligne Emile Vuillermoz en 1922 :
Le Théâtre des Champs-Elysées est devenu un laboratoire d’expériences artistiques. On y fait d’audacieux mélanges d’éléments esthétiques inattendus [36].
Le lundi 25 octobre 1920, Iberia ouvre la première saison et annonce le cosmopolitisme de la troupe qui cherche à être le creuset des artistes jeunes et audacieux. Son chorégraphe Jean Börlin donne au ballet une morphologie nouvelle en attribuant la même importance à chacun des arts qui le composent. Le récapitulatif des saisons des Ballets suédois montre la diversité du programme et la place importante donnée à l’avant-garde artistique de l’époque. Il semble que c’est avec le Groupe des Six et ses amis que cette troupe suédoise a franchi réellement le pas vers la modernité en donnant la même importance à chacun des arts qui composent le ballet. Cette rencontre coïncide parfaitement avec la conception du ballet de Rolf de Maré : « Le Ballet moderne, c’est la Poésie, la Musique autant que la Danse : synthèse de la vie intellectuelle d’aujourd’hui. » [37]
Tableau 1 : Créations des Ballets suédois au Théâtre des Champs-Elysées. [38] [39] [40] [41]
(Légende : sont surlignés en gris clair les ballets pour lesquels des artistes français ont collaboré ; en gris foncé, les ballets pour lesquels des compositeurs du Groupe des Six ont collaboré.)
Grâce à Cocteau, Claudel et le Groupe des Six, sans oublier Fernand Léger et Blaise Cendrars, les Ballets suédois réalisent leur volonté de rénover le ballet en offrant à la nouvelle génération d’artistes un immense terrain d’expérience comme l’avait pressenti Cocteau :
L’entreprise de M. Rolf de Maré, le travail infatigable de Jean Börlin, viennent d’ouvrir toute grande une porte aux explorateurs. Grâce aux Ballets Suédois, les jeunes pourront mettre en œuvre des recherches où la féerie, la danse, l’acrobatie, la pantomime, le drame, la satire, l’orchestre, la parole se combinant réapparaissent sous une forme inédite ; ils réaliseront sans « moyens de fortune » ce que les artistes officiels prennent pour des farces d’atelier et qui n’en est pas moins l’expression plastique de la poésie contemporaine [42].
Considérée par les critiques comme concurrente des Russes, cette troupe scandinave a rassemblé les forces vives de la jeunesse artistique parisienne en quête de nouvelles valeurs depuis le désastre de la Première Guerre Mondiale.
Conclusion
Au lendemain de la Première guerre mondiale, Paris continue d’être un des centres névralgiques de la création artistique en Europe. C’est à Paris que naissent et se réalisent les projets les plus audacieux, c’est à Paris que l’avant-garde d’alors bouscule toutes les habitudes. Maurice Sach note ainsi dans son journal, le 7 août 1919 :
Nous avons eu à Paris depuis l’armistice quelques révélations : on parle beaucoup « d’art moderne », les familles en haussant les épaules, les jeunes avec fierté ; même ceux d’entre nous qui n’ont rien fait que d’admirer se sentent un peu créateurs [43].
Presque tous les courants esthétiques s’expriment sur les scènes parisiennes. La salle Huyghens, le Théâtre du Vieux-Colombier et le Théâtre des Champs-Elysées continuent de promouvoir les créations de leurs contemporains. Pourtant, la nouvelle génération d’artistes d’après-guerre se déplace. Le Dôme, La Coupole deviennent des lieux de ralliement pour Dufy, Léger, Joyce, Miller ou encore Hemingway. Le bar Gaya, dans le quartier moins populaire de la Madeleine, retient l’attention du Groupe des Six avec Cocteau et Derain et plus épisodiquement Breton et Aragon. La fréquentation assidue de Darius Milhaud, Arthur Honegger, Francis Poulenc, Germaine Tailleferre, Georges Auric, Jean Cocteau, Blaise Cendrars, Ricciotto Canudo, Fernand Léger, Irène Lagut, Jean Hugo, Rolf de Maré, Jean Börlin ou encore Picasso dans les quartiers de Montparnasse ou de Montmartre, généra les projets les plus insolites, amenant à la création de genres hybrides où tous les arts étaient alors susceptibles de se rencontrer.
Pour citer cet article
TERRET-VERGNAUD Sabine, « Le Groupe des Six, témoin et acteur de l’émergence de nouveaux lieux de diffusion de l’avant-garde artistique durant la Grande Guerre », Actes du colloque Les institutions musicales à Paris et à Manchester pendant la Première Guerre mondiale (5-6 mars 2018), Conservatoire de Paris (CNSMDP), Opéra-Comique, Royal Northern College of Music (RNCM), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/le-groupe-des-six-temoin-et-acteur-de-lemergence-de-nouveaux-lieux-de-diffusion-de-lavant-garde-artistique-durant-la-grande-guerre.
Notes
[1] MARTI, Stavroula, « Les Grands concerts parisiens au seuil des années 20 », Les années vingt, Revue internationale de musique française, n° 29, Paris-Genève : Champion-Slatkine, juin 1989, p. 19.
[2] Fondés en 1861 par Jules Pasdeloup, ils sont dirigés par son créateur jusqu’à sa mort puis après un arrêt durant la guerre, Rhené-Baton (1849-1940) débute la saison le 4 octobre 1919 au Cirque d’Hiver.
[3] Fondés en 1873 sous le nom de Concert National, ils prennent le nom actuel en 1910, date qui marque aussi le début de la direction de Gabriel Pierné (1863-1937) jusqu’en 1934. La saison débute le 19 octobre 1919.
[4] Fondés en 1881 et dirigés par Camille Chevillard (1859-1923). La saison débute le 19 octobre 1919.
[5] MILHAUD, Darius, Ma vie heureuse, Paris, Belfond, 1987, p. 97.
[6] MILHAUD, Darius, Notes sans musique, Paris, Julliard, 1949, p. 120.
[7] TAILLEFERRE, Germaine, Mémoires à l’emporte-pièce, recueillis et annotés par Frédéric Robert, Revue internationale de musique française, n° 19, Paris-Genève, Champion-Slatkine, février 1986, p. 26.
[8] COCTEAU, Jean, Le Mot, février 1915.
[9] AURIC, Georges, Quand j’étais là, Paris, Grasset-Fasquelle, 1979, p. 79.
[10] DELANNOY, Marcel, Arthur Honegger, Genève-Paris, Slatkine, R/ 1986, p. 47.
[11] MILHAUD, Darius, Ma vie heureuse, op. cit., p. 83.
[12] COCTEAU, Jean, Conférence sur le Groupe des Six, Erik Satie et Igor Stravinsky, Théâtre des Champs-Elysées, 11 décembre 1929, reproduite en fac-similé dans le catalogue de la collection musicale André Meyer, Abbeville, Paillart, 1973, planches 25 et 26.
[13] COPEAU, Jacques, sans titre, Paris, septembre 1917. Tapuscrit sur pelure, format A4, recto, B.n.F, réserve département Musique, RES-Vm-DOS 117 (4).
[14] BATHORI, Jane, Saison 1917-1918, s.l.n.d., manuscrit à l’encre bleue. Paris, B.n.F., département Musique, RES-Vm-DOS 117 (4).
[15] Saison 1917-1918, organisée par Mme Jane Bathori-Engel, Théâtre du Vieux-Colombier. Dépliant format A5, 2 pages recto-verso, tapé à l’encre noire. Programme du mardi 11 décembre 1917, à 2h. ½, première matinée. (réserve B.n.F., département Musique, RES-Vm-DOS-117 (05)).
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] COCTEAU, Jean, Lettre à Arthur Honegger, 21 septembre 1918, Bâle, Fondation Paul Sacher, fonds Honegger, microfilm 165.1 « correspondances ».
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] VOLTA, Ornella, Album des Six, Catalogue de l’exposition Le Groupe des Six et ses amis, 70e anniversaire, Exposition à l'Hôtel Arturo Lopez, Neuilly-sur-Seine, Paris, éditions du Placard, 1990, p. 7.
[22] Gabriel Astruc est éditeur, directeur et fondateur d’une revue de musique, organisateur de concerts et de spectacles musicaux.
[23] Gabriel Thomas (1854-1932) entre au Musée Grévin en 1883 et en devient le directeur en 1885. Il fait partie de plusieurs conseils d’administration. En 1888, il est nommé administrateur délégué de la Tour Eiffel, fonde le trottoir roulant à l’Exposition de 1900. Il est un ami très proche de Maurice Denis. Passionné d’art et homme d’affaire, Gabriel Astruc se présente à lui par l’intermédiaire d’un ami commun, Maurice Bunau-Varilla, propriétaire du Matin, afin de chercher des financements pour construire le théâtre des Champs-Elysées. Dès le premier conseil de la Société du théâtre de Champs-Elysées, le 12 août 1908, Gabriel Thomas est nommé président et administrateur délégué, tandis que Gabriel Astruc est reconnu directeur du théâtre des Champs-Elysées.
[24] Dans 1913, Le Théâtre des Champs-Elysées, exposition au musée d’Orsay du 27 octobre 1987 au 24 janvier 1988, Réunion des Musées nationaux, 1987, p. 51.
[25] Anonyme, « Le Théâtre des Champs-Elysées », Art et décoration, Paris, Librairie Centrale des Beaux-Arts Emile Lévy, [1913].
[26] Ibid., p. 108.
[27] Ibid.
[28] Dans 1913, Le Théâtre des Champs-Elysées, exposition au musée d’Orsay du 27 octobre 1987 au 24 janvier 1988, op. cit., p. 30.
[29] Dans MARREY, Bernard, Revers d’un chef-d’œuvre, la naissance du théâtre des Champs-Elysées 1910-1922, Paris, Picard, 2007, p. 81.
[30] Ibid., p. 250.
[31] CENDRARS, Blaise, Blaise Cendrars vous parle, Paris, Denoël, 2006, p. 643.
[32] MARÉ, Rolf de, FOKINE, Michel « Naissance et évolution de Ballets suédois », Les Ballets suédois dans l’art contemporain, Paris, Trianon, 1931, p. 27.
[33] La thèse « La musique et les arts dans la collaboration du Groupe des Six avec les Ballets suédois, 1920-1925) » (Sabine Vergnaud, Université Jean Monnet Saint-Etienne, octobre 2010) détaille la constitution de la compagnie et de la société anonyme liée au Théâtre des Champs-Elysées en s’appuyant sur des sources primaires.
[34] MARÉ, Rolf de, « Naissance et évolution des Ballets suédois », Les Ballets suédois dans l’art contemporain, op. cit., p. 27.
[35] HÄGER, Bengt, Ballets suédois, Paris, Damasse-Denoël, 1989, p. 7.
[36] VUILLERMOZ, Emile, « Les Théâtres. Les Premières. Théâtre des Champs-Elysées. Skating-Ring », Excelsior, 22 janvier 1922, p. 4.
[37] La Danse, « Les Ballets suédois », décembre 1924, p. 23.
[38] HÄGER, Bengt, Ballets suédois, op.cit., p. 15.
[39] sous-titre du ballet.
[40] Id.
[41] Id.
[42] COCTEAU, Jean, « Les Ballets Suédois et les jeunes », La Danse, juin 1921.
[43] SACH, Maurice, Au temps du Bœuf sur le toit, 7 août 1919, op. cit., p. 23.