Un mystérieux capriccio veneziano : Jean-Jacques Nattiez, Opera (1997)
Actes de la journée d'hommage à Jean-Jacques Nattiez à l'occasion de ses 70 ans (12 novembre 2015, CNSMDP)
En 1997, au mitan de sa carrière, Jean-Jacques Nattiez fait paraître Opera [1], seule incursion à ce jour dans le domaine de la création littéraire de la part d’un musicologue qui n’a jamais fait mystère de sa formation en lettres ni de ses goûts prononcés pour la littérature, de Proust à Bonnefoy [2]. Sur la couverture, le titre apparaît en petites majuscules sans accent, coincé entre le seul nom propre de l’auteur étiré en hauteur et la photographie d’un ancien cyclorama de l’Opéra de Paris [3]. Au premier coup d’œil, on se dit qu’il s’agit probablement là d’un divertissement : l’éminent sémiologue et musicologue s’accorderait un moment de détente au milieu de son intense activité de recherche. Il aborderait son objet d’étude à travers un autre type de discours, en apparence plus léger que celui qu’il pratique habituellement. En feuilletant l’ouvrage, on subodore toutefois qu’il s’y mêlera une érudition explicite ou cryptée, et peut-être un peu de distance ironique. Mais le titre à valeur paradigmatique laisse toutefois planer l’idée que l’auteur pourrait ce faisant s’adonner à un possible pas de côté réflexif de type méta qui, sans en avoir l’air, lesterait l’exercice de style divertissant d’une dimension théorique. Car le mot opera, qui est à la fois un singulier et un pluriel, désigne certes l’art lyrique, son lieu d’exercice et son imaginaire, auquel il est rendu hommage dans ces pages, mais aussi et surtout l’œuvre : soit l’œuvre écrite en passant, l’hapax dans un parcours avant tout académique ; soit au contraire l’œuvre absolu, l’œuvre qui parle d’elle-même, qui parle de l’œuvre [4]. Toute proportion gardée, ce pourrait être en somme dans l’abondante production de Nattiez, quelque chose comme son Huit et demi. D’autant que la construction en deux parties, chacune de quatre chapitres, pourrait engager une relation d’imitation avec un modèle musical préexistant, comme le font tant d’œuvres littéraires mélomanes au XXe siècle [5].
Nattiez a souvent dit chérir la maxime de Paul Veyne selon laquelle « raconter l’histoire, c’est raconter une intrigue » et avoir voulu l’appliquer à la musique ; peut-être le fait-il ici à la lettre. Une chose est sûre en tous les cas : ce texte possède une discrète base autobiographique. Parmi de multiples indices, on recense le fait que le jeune protagoniste du roman, Pierre, futur intellectuel de la musique, bénéficie d’une expérience fondatrice à Bayreuth, tout comme ce fut le cas pour Nattiez, lycéen lauréat d’une bourse Zellidja qui lui a permis de découvrir le Festival au temps de Wieland Wagner. L’article de Pierre qui fait l’effet d’une bombe dans les milieux musicaux n’est pas non plus sans faire penser au numéro de Musique en jeu sur la sémiologie qu’il a dirigé en 1972 et à l’accueil phénoménal que ce volume a connu. Et le rapport de Pierre à Jagermaier n’est-il pas comparable à celui du jeune Nattiez avec Boulez – ou d’autres éminents intellectuels des années 1960 qu’il a été amené à rencontrer ? Ou encore : ne faut-il pas voir dans la crainte de la catastrophe qui hante ce récit un avatar de cette chronose, cette hantise du temps qui passe, dont Nattiez a fait l’un de ses principaux traits de caractère [6] ? Plus généralement, Opera semble se faire l’écho d’une certaine prise de distance érudite et ironique typiquement postmoderne par rapport au récit moderniste associé à l’un des personnages principaux, et dont Nattiez a été un temps le compagnon de route et l’exégète, tant sur le plan esthétique que politique [7].
Le plus intrigant, dans ce petit opus, est la façon dont l’auteur, d’un côté retravaille un riche compendium de stéréotypes et clichés caractéristiques de la littérature attachée à l’imaginaire de l’opéra [8] et, de l’autre, ne les mène pas au terme des attentes, créant une chaîne de dispositifs déceptifs et donc paradoxalement stimulants.
L’histoire, qui se déroule à la toute fin des années 1960 – mai 68 à Paris et l’échec du printemps de Prague [9] sont évoqués – noue les destins de trois personnages à travers les hauts lieux d’un art lyrique désormais mondialisé : Bayreuth, Manaus, Sidney, Paris, Prague, San Francisco, Palerme, Venise, etc. Ce sont : Pierre, jeune intellectuel et critique musical prometteur ; Otto Jagermaier, compositeur et chef d’orchestre norvégien renommé, à la pointe de la modernité musicale ; et Sarah, jeune cantatrice tchèque vouée à une éblouissante carrière. Otto vient de triompher grâce à l’exécution de ses Parcours obligés et Sarah de connaître un succès de scandale dans un récital éclectique à Sidney, après une interprétation anthologique de Madame Butterfly à l’Opéra de Manaus. Pierre se fait connaître d’eux grâce à un article qui défraie la chronique parce qu’il y défend l’idée que, par essence, « l’opéra est humide » et que tout son succès vient de là. Le premier l’engage comme assistant dans un grandiose projet d’opéra ; la seconde en fait passagèrement son amant, avant de céder aux avances du compositeur-chef, qui veut en faire son égérie. Mais voilà : l’article de Pierre est violemment attaqué ; Sarah refuse tout attachement sentimental et perd précocement sa voix ; Jagermaier ne réussit pas à venir à bout de son projet. Le récit s’achève sans vraiment se résoudre par une représentation d’Otello à Venise, à l’époque du Carnaval. Jagermaier dirige l’œuvre, entérinant son renoncement à tous les principes modernistes qu’il avait incarnés ; Sarah est obligée de passer la main à une jeune collègue.
Les trois personnages principaux s’inscrivent dans une longue tradition de représentations de l’opéra à travers la littérature et les arts [10] et esquissent de prime abord un triangle amoureux assez convenu. Pierre a toutes les caractéristiques du jeune premier type d’un roman de formation mélomane [11]. Jagermaier appartient à une famille de chefs nordiques et de compositeurs d’avant-garde inspirés de Karajan et de Boulez comme on en trouve dans de nombreuses fictions [12] : du premier, il a les tenues et l’environnement moderniste [13] ; comme le second, il trouve son inspiration dans l’œuvre de René Char [14], il est un compositeur d’avant-garde qui se « commet » en dirigeant des opéras [15]. Nattiez pastiche les préoccupations théoriques et épistémologiques de l’époque à travers les titres savoureux des œuvres qu’il lui prête (voir par exemple les Paradigmes pour trois pianos). Quant à Sarah, elle appartient à cette lignée de cantatrices hoffmanniennes, d’hyper-Callas qu’un don inouï condamne fatalement à un déclin précoce [16] : défiant les formats, les tessitures et les styles, elle peut absolument tout chanter, Monteverdi et Wagner, Puccini et les Beatles. Fille de l’inconstance et de la métamorphose, placée sous la tutelle de Carmen, elle fait preuve d’une sensualité et d’une liberté érotique qui, là encore, rappellent de nombreux portraits de cantatrices, de Hoffmann à Anthony Burgess et Javier Marías [17]. Enfin, le motif d’une Sarah perdant sa voix et remplacée par une jeune chanteuse qui semble la lui avoir volée, et fait donc figure de double, est également récurrent [18]. Il n’est pas jusqu’aux carrières en formes de paraboles accomplies par les personnages qui ne relèvent du canevas classique de la littérature mélomane – invraisemblances comprises. Ainsi, celle de Sarah n’a pas la possibilité suffisante de s’installer dans le temps pour suivre de manière convaincante le cycle de l’ascension et du déclin ; et on doute que l’article de Pierre aurait pu se transformer en samizdat dans la Tchécoslovaquie communiste, même en des moments de passion théorique particulièrement aigus [19].
Ces stéréotypes et clichés s’étendent aux personnages secondaires et à tous les anonymes qui les entourent : on retrouve en effet autour de ces trois protagonistes tout un aréopage de figures stéréotypées, popularisées par les différentes sortes d’écrits sur l’opéra qui se sont multipliés dès le début du XIXe siècle – depuis les reportages pittoresques parus dans la presse jusqu’au roman policier en passant par le genre du roman du musicien : ce sont tel portrait du personnel bigarré s’agitant dans les coulisses comme au début du Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux, tel petit groupe de snobs incultes comme chez Suarès ou Colette, tel « parterre avec ses croque-morts déguisés en pingouins et les femmes affublées d’extravagants rideaux » comme chez Buzzati, telle présidente d’un cercle Richard Wagner d’Amérique du Sud comme chez Mujica Lainez [20], tel milieu journalistique effervescent, telle économie de la cabale, de la rumeur, du scandale comme chez Rolland, Duhamel ou Rebatet [21]. Le petit cercle de jeunes hussards qui entourent Pierre, à la pointe de l’avant-garde, passionnés par les querelles esthético-politiques du moment, tendus par l’obsession de la rupture révolutionnaire, est un classique du genre. Il prend ici la forme d’un hommage crypté à La Bohème de Puccini : le peintre s’appelle Marcel, un autre personnage, Chouinard, etc. Il faut dire qu’un certain nombre de situations du roman semblent plus ou moins clairement calquées sur de célèbres scènes d’opéras – parfois jusqu’à la citation explicite : le moment où Chouinard se fait le messager auprès de Pierre du congé que lui signifie Sarah (dont la voix serait par ailleurs condamnée), n’est pas, là non plus, sans rappeler un passage de l’acte III de La Bohème. Certains hommages à Wagner, du Vaisseau fantôme au Crépuscule des dieux, sont évidents : l’héroïne de l’opéra de Jagermaier s’appelle Senta ; la catastrophe initiale laisse passer un trio de jeunes femmes qui rappellent fort les Filles du Rhin [22]. Quant à la séquence pendant laquelle Pierre surprend la conversation enfiévrée entre Sarah et Jagermaier au bord d’une fontaine dans laquelle elle perd l’anneau que Pierre lui a donné, elle vient de toute évidence de Pelléas et Mélisande de Debussy [23], à ceci près que les succédanés de Golaud et de Pelléas semblent ici avoir permuté leurs rôles.
Le roman contient par ailleurs plusieurs morceaux de bravoure attendus dans ce type de littérature mélomane : ce sont les descriptions de concerts et de représentations d’opéras, et la restitution des discours qu’ils engendrent chez les personnages [24]. On recense ainsi : le récit en direct d’un Tristan et Isolde bayreuthien dirigé par Karl Böhm ; l’évocation des récitals modernistes, éclectiques et féministes, mélangeant musiques savantes et populaires, donnés par Sarah à Sidney et à Chicago [25] ; ou encore une répétition du Requiem et une représentation d’Otello de Verdi.
Certains de ces morceaux de bravoure présentent l’intérêt de rendre compte d’œuvres fictives, d’imaginées – pour reprendre le mot de Pierre Brunel [26] : c’est notamment le cas du récit détaillé de la création triomphale des Parcours obligés de Jagermaier, à l’acmé de sa carrière. Pour le lecteur, l’œuvre résiste toutefois à la représentation mentale tant elle semble mêler des traits esthétiques hétérogènes – et ce de manière volontaire puisque ce sommet est en même temps censé illustrer une brèche dans cette conception hégélienne de l’histoire de la création musicale qui faisait jusqu’alors le propre de la geste avant-gardiste en général et de celle de Jagermaier en particulier. Il est ainsi question de flux continu torrentiel et, en même temps, d’une forme d’ascétisme, de raréfaction, d’une œuvre qui cesse d’être révolutionnaire mais sans manifester pour autant de retour à l’ordre néoclassique et tonal, capable de provoquer des exclamations telles que « Fabuleux ! Tétralogique ! Structural ! » et de se présenter en même temps comme « la grande œuvre classique » inconsciemment espérée par tous [27]. L’autre imaginée est l’opéra à venir de Jagermaier, lui aussi placé sur l’axe de la geste moderniste de manière ambivalente puisqu’il est conçu par son auteur comme devant avoir l’effet d’une tabula rasa – d’un opéra-désastre qui mettrait fin à tous les opéras, utilisant de manière éclectique différentes ressources de la modernité musicale, tout en se réclamant du style « grand opéra » de la fin du XIXe siècle, à la croisée entre Lalo, Wagner et Moussorgski [28].
L’autre morceau de bravoure caractéristique de la littérature mélomane est l’article de Pierre sur « l’opéra humide [29] », démonstration un rien potache appuyée sur des exemples tirés de grandes pages du répertoire mais aussi d’un plus large imaginaire de l’opéra, historique ou littéraire, que Nattiez, commentateur de Wagner, Proust et Lévi-Strauss, a dû beaucoup s’amuser à rédiger [30]. On retrouve en effet maintes variations sur le motif de l’opéra-vaisseau chez Sand, Verne, Leroux ou Lévi-Strauss [31], et l’approche psychanalytique de l’opéra associant celui-ci – qu’il s’agisse du lieu ou d’une modalité de langage – au maternel, à la nostalgie d’un objet perdu, a connu son heure de gloire [32]. La métaphore aquatique se répand ensuite dans tout le roman, qu’il s’agisse des scènes d’amour entre Pierre et Sarah [33] ou, bien sûr, de la catastrophe des premières pages.
Mais l’une des caractéristiques les plus étranges de ce livre est de doubler ce tissu de stéréotypes et clichés de dispositifs étrangement déceptifs qui les désamorcent systématiquement. Ainsi, une des grandes constantes de l’intrigue est que les destinées initialement exceptionnelles des personnages échouent lamentablement et que leurs projets grandioses avortent fatalement. On l’a dit, la carrière de Sarah bascule précocement dans son déclin, celle de Jagermaier touche à sa fin, celle de Pierre n’a pas le temps de décoller. Aucune des deux relations amoureuses – Sarah avec Pierre ou Jagermaier – n’est une réussite. Un projet de film sur Mozart à Prague, qu’aurait dû diriger le cinéaste tchèque Miloš Forman, est annulé à cause de l’invasion des troupes russes. L’opéra fabuleux de Jagermaier est abandonné. À l’échec esthétique (symbolisé par Jagermaier) répond l’échec amoureux (lié à Sarah), mais aussi l’échec épistémologique (incarné par Pierre « critique »). C’est en somme comme si, pour le romancier, il était difficile de soutenir un registre héroïque, épique, édifiant, une fois qu’il a été amorcé ; comme si, surtout, celui-ci n’était plus possible ni souhaitable. Le récit se termine ainsi de façon mystérieuse sans dénouer les enjeux narratifs ou structurels de la fable, et surtout sans se raccorder à la séquence de départ – déroutant les attentes du lecteur.
La narration s’ouvre en effet sur la description d’une catastrophe : une ville d’art et d’histoire, un chef-d’œuvre de civilisation, a été envahi par les eaux. Cette ville n’est pas nommée mais comme il est question de lagune, de rencontre entre l’Orient et l’Occident, de compilation de styles et d’époques, Venise ou un équivalent s’impose à l’esprit. L’histoire dans son ensemble se déroule d’ailleurs pour l’essentiel dans différents lieux qui, tous à leur manière, partagent des traits avec Venise : des lieux hyperboliquement culturels, aux traits opératiques – ils peuvent d’ailleurs se targuer de posséder un opéra mythique – mais menacés d’ensauvagement ou conquis sur la nature de haute lutte – à l’image de Manaus, l’opéra construit au cœur de la forêt amazonienne, où Sarah obtient son premier triomphe [34]. Cela étant, le raccord entre la catastrophe vénitienne dont nous venons de parler et l’histoire qui suit reste lacunaire. Plus tard dans l’intrigue, il est en effet question de Venise, où Jagermaier est censé créer un opéra inspiré de la légende de la ville d’Ys mêlée à celle du joueur de flûte de Hamelin [35]. On sait aussi que le compositeur souhaite pousser le plus loin possible la mise en regard de l’intrigue de l’opéra et du cadre vénitien dans lequel doit avoir lieu la création, l’un et l’autre engageant un évident rapport de symétrie. Il est d’ailleurs explicitement question du lien entre Venise s’enfonçant dans la lagune sous le poids de sa propre luxuriance culturelle et la légende de la ville d’Ys engloutie par les eaux dans l’opéra. Pour cette raison, Pierre a été envoyé étudier la possibilité d’ouvrir pendant la représentation le fond de scène de la Fenice sur le panorama des canaux. Sauf que le projet a avorté parce que le compositeur, en panne d’inspiration, a perdu toute foi en ce qui devait être le sommet de sa production créatrice. Dès lors, à quoi avons-nous affaire dans cette séquence d’ouverture ? À un rêve ? À la représentation de l’opéra ? À une authentique catastrophe – ce qui ferait alors d’elle la fin hyperbolique de l’histoire et non son commencement [36] ?
Il est sûr en tous les cas que l’intrigue de l’opéra de Jagermaier et Venise même possèdent dans le roman une valeur allégorique : il s’agit, à travers la catastrophe, d’évoquer un condensé de culture qui s’effondre : tantôt sous son propre poids – l’excès précipitant la chute ; tantôt par la défaite de ce dont elle est le symbole voire le symptôme – la catastrophe devenant ainsi l’image de l’effondrement des idéologies [37]. Dans le cas présent, la catastrophe possède en outre une beauté spectaculaire et même opératique : la ville avant sa chute est comme le veut la tradition assimilée à un décor d’opéra ; le champ lexical fait par ailleurs de ce beau désastre l’œuvre d’un scénographe inspiré ; si bien qu’opéra de la fin et fin de l’opéra coïncident [38]. Par cette séquence, le roman se place au terme d’un fil généalogique qui passe par Wagner – Tristan et Isolde a été pour partie inspiré par Venise, Le Crépuscule des dieux se termine sur l’image du Walhalla en flammes recouvert par les eaux du Rhin –, Rimbaud et Proust – pour l’imaginaire de l’opéra sous-marin –, le décadentisme wagnéro-vénitien [39], Spengler pour la métaphore tout à la fois opératique et philosophico-historique de la décadence [40] et Gracq [41]. On songe enfin à La Cathédrale engloutie de Debussy, prélude auquel Nattiez caresse d’ailleurs depuis longtemps le projet de consacrer un livre [42]. Et l’atmosphère de fin de règne et de fin du monde qui transpire dans ces pages – réelle ou fantasmée ? – rappelle encore la fameuse nouvelle déjà citée de Buzzati intitulée Panique à la Scala, qui raconte la terreur qu’inspire un soir de première à la noblesse et à la bourgeoisie milanaises retranchées dans la Scala la menace d’une révolution communiste qui les réduirait à néant.
Alors de quoi nous parlent au fond ces deux catastrophes qui ne font qu’une : l’opéra-catastrophe et la catastrophe engloutissant la ville-opéra ? Le roman nous le suggère clairement : la fin d’un moment culturel et idéologique, un changement de paradigme, le passage à un autre système de valeurs – et, en l’occurrence, quelque chose comme le basculement de la modernité dans la postmodernité. Celui-ci prend l’apparence d’une catastrophe tout en étant présenté comme une rêverie, une fiction. Qu’en penser, que croire ? Le romancier ne s’exprime que par le biais de ses personnages incarnant des positions contradictoires, et il est difficile d’imaginer ce que serait précisément la sienne – autrement qu’oscillant d’un pôle à l’autre.
Le roman rend compte en effet d’un système de valeurs qui est clairement celui de l’avant-garde, répétant ses plébiscites et ses oukases. C’est ainsi que, dans la deuxième partie du roman, le narrateur prête à ses personnages des propos contre le premier Verdi à l’avantage du dernier, contre un certain opéra français et italien au bénéfice de Wagner, contre l’opéra par rapport à la musique orchestrale, contre toute forme de facilité ou de sensualité en faveur de l’absolu musical, contre l’éclectisme et le nivellement des genres et des styles, etc. Mais, ce faisant, le narrateur a tendance à caricaturer cette doxa, ou à la mettre à distance, tout en procédant de loin en loin à des réhabilitations paradoxales – dont bénéficie Verdi en particulier. Il en va de même, parallèlement, pour tout le courant moderniste de la mise en scène – ce que l’on appelle aujourd’hui le Regietheater – qui est d’abord valorisé, puis moqué. Ou encore pour une certaine littérature musicale à forte densité théorique née dans le sillage des avant-gardes [43].
Ce sont ces problématiques que cristallisent particulièrement les dernières œuvres ambiguës de Jagermaier. Celles-ci semblent en effet répéter et radicaliser à leur manière les évolutions esthétiques d’un Strauss ou d’un Stravinsky considérées par certains contemporains particulièrement acerbes comme des fourvoiements et des impasses [44] ; ou des évolutions similaires qui auraient cette fois eu lieu dans la deuxième moitié du XXe siècle [45]. C’est Sarah qui joue ce rôle critique auprès de Jagermaier, et de manière parfois violente. Au moment de Parcours obligés, on disait de lui : « Jagermaier ? C’est le révolutionnaire, le vrai, celui qui casse la forme, qui dérange et secoue le public bourgeois en lui révélant un monde sonore inouï [46]. » Mais quand elle interprète la seule grande scène achevée de son opéra, Sarah lui reproche désormais au contraire sa place de « révolutionnaire repenti », sa « putasserie racoleuse », le fait d’avoir voulu « jouer les Puccini dodécaphoniques » ou concurrencer Michel Legrand : « lui qui nous avait habitués à tant d’imagination, à une innovation conquérante et convaincante dans chaque œuvre… » [47], fulmine-t-elle. Le problème est en effet que Jagermaier, engagé sur une nouvelle voie esthétique, ne parvient cependant pas à composer son opéra, et que rien dans le roman ne lui annonce des lendemains qui chantent. Le récit s’ouvre sur une catastrophe et le carnaval s’achève mystérieusement. Ce basculement du modernisme au postmodernisme est associé à une certaine défaite des idéologies et du politique au lendemain de Mai 68 [48] : mais est-ce un cauchemar que nous décrit là Nattiez ou une fable prêtant à sourire, un divertissement ? La clef de l’énigme s’est perdue dans les eaux de la lagune. À moins que ce silence ne témoigne tout simplement du désarroi esthétique dans lequel, à l’image du narrateur, ce changement de paradigme a plongé un certain nombre d’acteurs du monde musical.
Pour citer cet article
PICARD Timothée, « Un mystérieux capriccio veneziano : Jean-Jacques Nattiez, Opera (1997) », Actes du colloque Autour des écrits de Jean-Jacques Nattiez (Conservatoire de Paris, 12 novembre 2015), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/un-mysterieux-capriccio-veneziano-jean-jacques-nattiez-opera-1997.
Notes
[1] Jean-Jacques Nattiez, Opera, Montréal, Leméac, 1997, 221 p.
[2] Voir Jean-Jacques Nattiez, Proust musicien (1984), 2e éd. rev. et corr., Paris, C. Bourgois, 1999 et La musique, les images et les mots : Du bon et du moins bon usage des métaphores dans l'esthétique comparée, Montréal, Fides, 2010.
[3] Qui n’est pas sans faire penser à la voilure d’un navire, illustrant l’image si importante dans le roman de l’opéra-vaisseau.
[4] Comment ne pas penser également à Opera de Berio (1970), œuvre « méta » s’il en est ?
[5] Lequel ? Jean-Jacques Nattiez nous a depuis révélé la clef du mystère tout en nous demandant de ne pas la dévoiler. Nous respectons sa volonté !
[6] Voir Jean-Jacques Nattiez, Le Combat de Chronos et d’Orphée, Paris, Bourgois, 1993, p. 14 ; et Lévi-Strauss musicien : essai sur la tentation homologique, Arles, Actes Sud, 2008, p. 202.
[7] Se souvient-on que, dans les années 1960, Nattiez s’intéressait aux figures de Fidel Castro et de « Che » Guevara ? Voir : Jean-Jacques Nattiez, Fidel Castro, présentation, choix de textes, chronologie, bibliographie, Paris, Seghers, 1968 et Ernesto « Che » Guevara, présentation, choix de textes, documents inédits, chronologie, bibliographie, Paris, Seghers, 1970.
[8] Voir mon livre Sur les traces d’un fantôme : la civilisation de l’opéra, Paris, Fayard, 2016. Lorsque, dans les lignes qui suivent, nous citons des œuvres, nous évoquons non des emprunts directs mais des inspirations communes.
[9] Dont Jean-Jacques Nattiez a été le témoin direct.
[10] Jusqu’aux stéréotypes de genre les plus éculés : les conquêtes féminines d’Otto, les robes fourreau de Sarah, etc.
[11] Voir Aude Locatelli, La lyre, la plume et le temps : figures de musiciens dans le Bildungsroman, Tübingen, M. Niemeyer, 1998.
[12] Voir par exemple les personnages de Grossgemüth dans Panique à la Scala de Buzzati (Paura a la Scala, 1949) ou de Wellauer dans Mort à la Fenice de Donna Leon (Death at the Fenice, 1992).
[13] Opera, op. cit., p. 73.
[14] Voir son œuvre intitulée Seuls demeurent.
[15] Opera, op. cit., p. 71, « Pourquoi lui qui, dans plusieurs de ses œuvres, et notamment dans les Trois paysages proustiens, avait distordu le mouvement naturel de la voix humaine, dirigeait-il autant d’opéras ? »
[16] Ibid., p. 140 : « Tu brûles la chandelle par les deux bouts et ta voix n’est pas éternelle. » Voir aussi Les Grands moments d’un chanteur de Des Forêts (1954). Cette hybris est à mettre en rapport avec le titre du roman : tout l’opéra, tous les opéras.
[17] Italiennes à l’origine, puis venant comme elle des pays de l’Est. Voir par exemple Les Puissances des ténèbres d’Anthony Burgess (Earthly Powers, 1980, avec la sulfureuse soprano Julia Kristeva !), L’Homme sentimental de Javier Marías (El hombre sentimental, 1986), ou Opéra sérieux de Régine Detambel (2012).
[18] Voir par exemple La Passion du Docteur Hohner, film de George Waggner (The Climax, 1944) ou Le Fantôme de l’Opéra, film de Robert Markowitz (The Phantom of the Opera, 1983), tous les deux inspirés du Château des Carpathes de Jules Verne.
[19] Jean-Jacques Nattiez nous a raconté depuis que son livre Fondements d’une sémiologie de la musique avait pourtant bien connu un sort similaire.
[20] Wagner d’André Suarès (1899), Claudine s’en va de Colette (1903), Le Grand Théâtre de Manuel Mujica Lainez (El gran teatro, 1979).
[21] Jean-Christophe de Romain Rolland (1903-1912), La Chronique des Pasquier de Georges Duhamel (1933-1945), Les Deux étendards (1951) et Les Épis mûrs (1954) de Lucien Rebatet.
[22] Opera, op. cit., p. 18. On songe ici à un célèbre pastel et fusain de Fantin-Latour (Les Filles du Rhin, 1876).
[23] Dont Gaston Leroux avait déjà proposé une réécriture dans Le Fantôme de l’Opéra.
[24] Une pratique en même temps qu’un défi intersémiotique qui trouve son sommet avec Le Docteur Faustus de Thomas Mann (Der Doktor Faustus, 1947).
[25] Le programme du premier aligne les noms de Monteverdi, Debussy, Gershwin, Paul McCartney, Jagermaier, etc. Il semblerait que la cantatrice iconoclaste et épouse de Berio Cathy Berberian, nommément citée, ait inspiré cette programmation. Le second récital, cette fois dirigé par Jagermaier, propose justement du Berio, le Pierrot lunaire de Schönberg (mais en anglais : un type de bizarrerie linguistique d’un avant-gardisme snobe que l’on retrouve plusieurs fois dans le roman), les Chansons madécasses de Ravel et un extrait du nouvel opéra de Jagermaier.
[26] Pierre Brunel, Les Arpèges composés : musique et littérature, Paris, Klincksieck, 1997.
[27] Opera, op. cit., p. 82-83. « La période des expérimentations est révolue », peut-on lire aussi dans la bouche d’un des personnages qui, filant la métaphore esthético-politique, compare Jagermaier à Lénine, capable d’instaurer « un ordre nouveau », quand Trotski, lui, ne serait capable que de « révolution permanente ».
[28] Ibid., p. 75 et 95.
[29] Auquel répondra plus tard une réfutation lui opposant le feu infernal d’Orphée et de Faust.
[30] Il est difficile de savoir quel crédit lui accorde Nattiez : est-ce une version parodique d’une hypothèse sérieuse ? Est-ce une pique lancée contre les héritiers de Bachelard dans le champ de la musicologie, tel Michel Guiomar ?
[31] La comparaison de l’Opéra avec un bateau est récurrente chez Lévi-Strauss, notamment dans Regarder écouter lire (1998), où elle illustre un certain idéal de l’opéra (voir par exemple Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 1566).
[32] Voir par exemple Michel Poizat, L’Opéra ou le Cri de l’ange (1986) et Pascal Quignard, Boutès (2005). Nattiez semble apporter peu de crédit à ce type d’explications, si l’on songe à certains passages antipsychanalytiques de son Wagner androgyne.
[33] Opera, op. cit., p. 105.
[34] Ibid., p. 40-41 : « L’image d’un opéra luttant contre la jungle, défiant les lianes et les fougères géantes, renouvelait sur le registre exotique la mythologie occidentale attachée à l’art lyrique. »
[35] Faut-il aller jusqu’à voir dans le choix de la légende du joueur de flûte de Hamelin le désir de rendre compte d’une génération de jeunes créateurs qui se seraient perdus en cédant aux sirènes du sérialisme ? En portant son dévolu sur ce sujet, Jagermaier aurait-il inconsciemment dévoilé l’impasse esthétique à laquelle il se sentait confronté ?
[36] Mais rien, toutefois, ne l’annonce dans les dernières lignes.
[37] Opera, op. cit., p. 173.
[38] Ibid., p. 193 : « Quel architecte avait eu l’idée de concevoir la disposition et l’aspect des maisons comme un décor de théâtre ? » ; ibid., p. 16 : « Ce chaos nouveau ressemblait à l’œuvre d’un scénographe inspiré ».
[39] Voir Le Feu de D’Annunzio (Il fuoco, 1900), Amori et Dolori Sacrum de Barrès (1903).
[40] Voir Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident (Der Untergang des Abendlandes, 1918 et 1922).
[41] Voir cet avatar de Venise qu’est Orsenna dans Le Rivage des Syrtes. Plusieurs passages de l’œuvre de Gracq évoquent par ailleurs le fantasme d’un opéra envahi par les flots : voir notamment Un beau ténébreux, Paris, José Corti, 1945, p. 13.
[42] Voir son article exactement contemporain : « De la sémiologie générale à la sémiologie musicale. L'exemple de la Cathédrale engloutie de Debussy », Protée, automne 1997, vol. XXV, n° 2, p. 7-20. Ajoutons (NdE, 2021) qu’une analyse très détaillée de la Cathédrale figurera dans son Traité de musicologie générale en voie d’achèvement.
[43] Le roman dénonce (op. cit., p. 68) « les travers d’un style amphigourique qu’une bonne partie de l’intelligentsia parisienne prenait pour de l’originalité de pensée ».
[44] Par exemple Boris de Schlœzer dans le cas de Stravinsky. La postmodernité est une lucidité stérile, avance le diable adornien de Thomas Mann au chapitre 25 du Docteur Faustus, alors qu’elle serait la seule voie possible et souhaitable selon Alessandro Baricco (L'Âme de Hegel et les vaches du Wisconsin / L'anima di Hegel e le mucche del Wisconsin, 1992).
[45] Un tournant théorisé de manière militante par Benoît Duteurtre dans son Requiem pour une avant-garde (1995, 2005) et que Richard Millet met par exemple en scène dans son court roman L’Angélus (1988).
[46] Opera, op. cit., p. 53.
[47] Ibid., p. 181-182. On lit encore (p. 162) que cet échec est « le commencement de la fin d’une figure essentielle du XXe siècle qui, victime d’une crise inattendue d’opportunisme esthétique, avait renié ce qui faisait de lui un des compositeurs-clefs des années cinquante et soixante ».
[48] Dont Sarah suit toutes les assemblées. Le roman associe fréquemment art et politique, notamment quand il glose la situation de l’Opéra par rapport au Palais des Gouverneurs, à Sidney, et pose la question de savoir qui, de l’art ou de la politique, « tire » l’autre.