Le tempo d'exécution de la polyphonie et le monde de la « diminution »
Actes du colloque Le Tempo dans l'acte de performance (30-31 mars 2017), Université de Bourgogne / Conservatoire de Paris
Introduction
Après en avoir donné une forme orale, partiellement improvisée, à l’occasion du colloque sur le tempo donné fin mars 2017, je tente ici de synthétiser une réflexion déjà ancienne, née de ma confrontation quasi permanente au monde de la diminution, écrite ou non. Praticien, ma démarche est différente de celle du musicologue : je confronte les nécessités de mon activité d’exécutant au répertoire et aux différentes sources que je connais : « La main trouve l'esprit répond » dit le charron Pien dans une de ces « fables » que l’on trouve dans l’œuvre de Tchouang T’seu[1]. L’habileté de l’artisan, sa connaissance de son métier ne se transmettent que par l’expérience. Cette expérience crée une conscience du geste dont la théorisation vient ensuite. Dans d’autres passages de ce livre, Jean-François Billeter, qui traduit et commente Tchouang T’seu, s’interroge sur ce qu’il appelle les « régimes de l’activité » et sur les transformations du geste et de la personne qui s’opèrent grâce à une pratique régulière dans un contexte de conscience d’un geste répété et donc intégré. De ce geste intégré naît le sentiment de « naturel » qui n’est autre que l’habituel. Et cette conscience du geste suscite une réflexion qui engendre le geste suivant, riche de cette nouvelle conscience. L’intégration progressive crée peu à peu ce sentiment de « naturel » qui fait jusqu’à oublier les phases d’apprentissage. Mon activité de musicien s’inscrit dans cet aller et retour entre pratique et réflexion. Je reste néanmoins prudent en ce qui concerne les conséquences que je peux tirer de la confrontation régulière de l’exécution du répertoire polyphonique avec les sources historiques. Dans le domaine du tempo, convenons que cette question est subjective [2] tout comme l’interprétation des sources qui elle, dépend du contexte : culture, lieu acoustique, habitudes du musicien (lecture/décodage des partitions, conceptions esthétiques du résultat dues aux habitudes d’écoute). Ainsi quelques questions émanent des remarques précédentes :
– Le « non-habituel » et le « jamais entendu » sont-ils pensables ?
– L’impensable peut-il résulter de notre lecture des sources ?
Et encore :
– Peut-on avoir une idée de ce que la conscience corporelle ne peut imaginer parce que le corps, par manque d’expérience, est incapable de faire tel ou tel geste, très lent ou très rapide, par exemple ? Pour le praticien, les hypothèses doivent être testées de nombreuses fois sur un terme assez long : le « naturel », pour le musicien, c’est bien « l’habituel », ce qui a été appris, travaillé, intégré. C’est dans cette perspective qu’il faut questionner la partition. La personne qui n’a jamais entendu certaines choses ne peut pas facilement imaginer un autre son, une autre « musique » à travers les signes qui tentent de les représenter. Un phénomène sonore dans son intégralité est proprement non-notable, d’autant moins notable qu’il est relié à un geste, ce dernier étant un mouvement [3]. Les ethnomusicologues, qui transcrivent les musiques d’autres cultures et civilisations connaissent très bien ce problème [4]. À la découverte d’une partition de musique tibétaine, comme celle de l’exemple suivant, quel non-initié pourrait imaginer la musique que représente sa notation ?
Illustration n° 1 : une partition de musique tibétaine.
I. À l'origine du questionnement : un problème concret et l'hypothèse qui en découle
Pour un praticien, la question du tempo est incontournable, et face à la partition, devant le public, l’exécutant doit choisir, ne pas douter, l’heure n’étant pas aux justifications théoriques. Le mot « tempo » (je préfèrerais utiliser le mot « cadence » en français, qui évoque plus à la fois le mouvement, la pulsation) peut désigner plusieurs choses selon les musiques, les exécutants : ainsi la perception de la vitesse des notes, des rythmes, dépend de l’échelle de référence. On peut considérer cinq niveaux de cadences ou rythmes :
– des divisions (très) rapides : pour la musique des années 1500/1650 qui est l’objet principal de cette communication, des croches [5], doubles et triples croches (divisions de 8, 16 et 32 de la ronde).
– une vitesse de note moyenne, quelquefois perçue comme pulsation, constituée dans ce contexte de minimes et de semiminimes [6] qui sont groupées aujourd’hui dans ce que nous appelons une mesure. C’est en général à ce niveau qu’on parle de tempo qui se confond souvent avec la notion d’une pulsation d’où est issue la mesure et/ou le tactus.
– Le « rythme », la « cadence » de la mesure elle-même, qui sera généralement conçu à 2, 3 ou 4 temps. C’est un regroupement de pulsations dont le « cycle » peut être encore perçu. Dans la notation de la polyphonie des années 1500, c’est le niveau des semibrèves et des brèves. Dans les musiques anciennes, on parle volontiers de tactus où tout est réduit au levé/posé de la main et concerne tant l’organisation binaire que ternaire de la musique.
– la carrure de la phrase musicale, plus difficilement perceptible, surtout pour les non-improvisateurs, qui travaillent beaucoup, consciemment ou inconsciemment, sur des cycles rythmiques.
– enfin, autre niveau non perceptible pour la conscience immédiate [7], le mouvement à grande échelle que sont la structure d’une pièce (qui est une forme de rythme), les cycles et les modes d’organisation de la partition déterminés par les cadences.
Le couple mesure/pulsation est important car la mesure est le cadre de la pulsation. La mesure, en ce qui concerne les musiques historiques, est généralement à deux temps. La sesquialtera (le 3/2 et par extension les mesures dites ternaires) étant considérée jusque J.-P. Rameau au moins, comme un deux temps irrégulier ou inégal : les valeurs que nous percevons, en terme de pulsation sont donc des minimes, plus rarement des semibrèves et des brèves [8]. Elles sont généralement les valeurs de référence chez tous les exécutants : à noter que telle ou telle composition polyphonique peut être alors exécutée aussi bien avec un tactus (2 pulsations) de ronde ou de carrée (alla breve) selon le signe rythmique mentionné. De plus en plus de musicologues mentionnent que malgré la présence du signe de diminution du tempo (tempus diminutum, le C barré), c’est la battue à la ronde (deux minimes formant le tactus) qui va s’imposer dans la pratique. Et dans cette ambiguïté, à partir de choix de lecture très différents (tenir compte ou non du C barré par exemple), les exécutants ne vont pas être d’accord. Pour ceux qui partent du même décodage du signe rythmique, le désaccord éventuel se fera dans une fourchette plus étroite.
L’hypothèse et son origine
Ce ne sont ni la musicologie, ni la connaissance de la notation qui m’ont amené à me poser la question du tempo puis à émettre les hypothèses que je fais ci-dessous et qui fondent l’essentiel de ma pratique musicale. Pour le praticien, le rythme et le tempo sont aussi le simple souci de pouvoir jouer à l’aise. En ce qui me concerne, c’est particulièrement la pratique de la diminution et de l’improvisation qui m’ont sérieusement bousculé dans mon approche de la partition, de la notation et des questions relatives au tempo pour l’exécution des musiques de la Renaissance. Je m’explique : interpréter le répertoire polyphonique ne pose pas de problèmes techniques particuliers, jouer de la musique de diminution non plus, apprendre des figures de diminution est (devrait être) du domaine du travail journalier pour un cornettiste ou tout instrumentiste et chanteur se spécialisant dans les répertoires de 1500 à 1600. Mais reporter et superposer ces mêmes diminutions extraites des traités dans le cadre de la pratique contemporaine, avec, par exemple, un ensemble vocal ou instrumental est quasiment impossible la plupart du temps. À cause du choix de la ronde comme unité de pulsation [9] fait par de nombreux musiciens et ensembles, la pratique de la musique polyphonique de nos jours exclut d’emblée la possibilité d’exécuter la majorité des exemples donnés par les traités de diminutions (grosso modo 75% des figures), qui perdent alors tout intérêt autre que celui d’un travail technique. On peut se poser la question alors de savoir à quoi ont servi ces traités. La réponse souvent donnée encore aujourd’hui par nombre d’exécutants et de musicologues est la suivante : ces traités sont des méthodes d’apprentissage (ce qui est vrai) et ils seraient une hyperbole de la réalité, ce que je ne crois pas du tout [10]. Pour mieux se défendre des problèmes de vélocité et d’inventivité que ces traités posent aux exécutants non-improvisateurs, ils sont souvent considérés comme une « somme [11] » de données, sans rapport avec la pratique usuelle. Conséquemment les exemples musicaux sur du répertoire présentés à la fin des traités reflèteraient au mieux une pratique exceptionnelle qu’on appelle « la musique de diminution » considérée alors comme un répertoire particulier. De nos jours ces exemples sont considérés comme radicalement séparés de la pratique dite « normale » de la même composition jouée/chantée alors come sta [12]. Mais ils sont probablement de simples exemples montrant comment improviser et diminuer sur le répertoire support. Pour les exécuter, le praticien d’hier et d’aujourd’hui est cerné d’une part par des figures en triple-croches et d’autre part par les valeurs du support polyphonique (brèves, semibrèves et minimes, rarement semiminimes, qui sont un ornement du contrepoint). Pour jouer ou chanter ce répertoire écrit ou pour improviser ainsi, l’exécutant est alors dans une fourchette de choix de tempo restreinte. Si je me suis éloigné du point de vue considérant les traités comme des « sommes » et des hyperboles de la réalité musicale historique et les exemples comme du répertoire, c’est parce que la pratique de la diminution, de l’improvisation et leurs rapports respectifs ont changé en moi les possibilités d’exécution donc conséquemment les modes de perception du répertoire écrit. Les notions de lent et de rapide (le mode rythmique ou carrure/tempus ou pulsation/prolation ou sa découpe…) ont notamment changé grâce à une conscience plus affinée des différents niveaux où le rythme intervient. On retrouve là l’incontournable dialectique entre pratique et réflexion mentionnée plus haut. La phrase de Tchouang T’seu traduite par J.F. Billeter m’interpelle particulièrement : en appliquant ce principe qui pose l’expérience comme première et antérieure à toute conceptualisation (celle posant les bases d’une esthétique par exemple) on est amené à renverser les termes dans lesquels la plupart des musiciens considèrent les liens qu’entretiennent virtuosité écrite et langage musical et on formule alors les choses ainsi : la diminution (ordinaire) et les ornements (mêmes brefs) existent parce que la pratique ordinaire de la musique leur en laisse la place. J’en déduis – et c’est l’hypothèse que je défends ici – que le « tempo moyen », usuel, normal, sinon « normatif », pour exécuter la musique des années 1530/1680 hors musique de danse [13], s’inscrit généralement dans une fourchette qui doit autoriser au moins la double croche (omniprésente dans les descriptions de pratique et dans le répertoire des années 1600) et va jusqu’à la possibilité de la triple croche [14]. Je n’ai trouvé nulle part l’idée que la diminution est par principe un mode particulier d’exécution de la musique [15]. Elle est, sous différentes formes (en soliste, en groupe) omniprésente dans les descriptions de pratique. Tout cela ne veut pas dire qu’il n’y ait qu’un mode d’exécution ni un seul tempo possible par genre musical mais il n’y a pas non plus de dichotomie entre l’exécution « ordinaire » du répertoire et ce même répertoire orné/diminué de manière virtuose. Je pense aussi que, dans les années 1500/1680, la notation est une indication presque intrinsèque du tempo, ce qui n’empêche pas, selon les circonstances, de varier la battue [16] dans une certaine fourchette tant que cela ne suggère en aucun cas la possibilité d’un changement de notation. Car dans le cas contraire, le « compositeur » changerait alors simplement de système de notation [17]. Conséquemment pour le praticien (historique), si le lecteur veut bien me pardonner l’usage de cette tautologie : « une ronde est une ronde et une blanche est une blanche ». Les différentes « cadences » d’exécution sont probablement centrées, selon les circonstances, autour d’une vitesse moyenne inférieure à celle dont nous avons l’habitude et dans une fourchette relativement étroite [18]. La démarche est la suivante : partant des pratiques connues de la diminution (des traités et sources annexes), du répertoire auquel elles sont reliées, je cherche à en déduire les tempi non seulement possibles mais à priori usuels et nécessaires.
Comme nous allons le voir à travers de nombreux témoignages historiques, cette diminution, ces ornements, ces pratiques de groupe dans les usages historiques sous leurs différentes formes, le goût pour la haute vélocité, impliquent un tempo moyen inférieur à la plupart des pratiques contemporaines, que ce soient celles des « spécialistes », des « non-spécialistes » ou des amateurs.
II. La musique entre 1500 et 1600 : l'importance de la notation originale
Tout d’abord, il est intéressant de regarder la musique des années 1500 et suivantes telle qu’elle apparaissait aux yeux des musiciens de ces époques pour la comparer ensuite aux partitions évoquant la musique telle qu’elle fut exécutée : partitions relatant des évènements ou traités de diminutions. Voici un madrigal de Philippe Verdelot (Madonna somm’accorto, 1538) et un madrigal de Cipriano de Rore :
Illustrations n° 2 et n° 3 : la partie de canto d’un madrigal de Philippe Verdelot de 1538 et le soprano d’un madrigal de Cipriano de Rore (Anchor che col partir, 1547).
Anchor chez col partire de Cipriano de Rore chanté par Marco Beasley.
Dans l’exemple sonore ci-dessus, lors d’un concert, le chanteur italien Marco Beasley chante le célèbre de madrigal de C. de Rore dans un tempo plus lent que celui qui est nécessaire pour exécuter les diminutions les plus difficiles écrites sur ce madrigal. La raison invoquée par l’artiste (communication personnelle à l’auteur) fut de dire qu’ainsi, le madrigal « était beau et le texte bien rendu ». L’usage, dans cet enregistrement live, par des spécialistes de musique ancienne, du piano, tient au thème du concert où musique/répertoire/instruments étaient volontairement « croisés ».
Un rapide regard jeté sur des statistiques concernant l’utilisation des valeurs rythmiques dans les deux compositions ci-dessous montre l’utilisation de plus en plus fréquente de valeurs plus petites.
Statistiques : Verdelot, Madonna somm’accorto : 5 brèves/35 semibrèves / 40 minimes / 8 semiminines / 4 fuses.
Statistiques : De Rore, Anchor che col partire : 2 brèves/11 semibrèves / 73 minimes / 38 semiminimes / 11 fuses.
Synthèse rapide sur les trois valeurs rythmiques essentielles :
semibrèves/minimes/semiminimes :
Verdelot : 35/40/8.
De Rore : 11/73/38.
Il est important de garder ces exemples et ces données statistiques en mémoire pour la suite, lors de mise en rapport de ce répertoire avec les traités de diminution. Il faut aussi questionner le nombre et les valeurs qui portent le plus souvent des syllabes ce qui définit aussi le cadre de la diminution : car un des points sensibles de la discussion porte sur la vitesse de récitation du texte : quel type d’éloquence correspond à quelle vitesse de récitation du texte ?
III. Les traités de diminution et leur contenu
Les traités nous montrent et expliquent « comment on exécute » le répertoire [19] et ce, éventuellement de manière virtuose [20]. Il n’est pas possible ici de détailler leur contenu. Il faut juste mentionner qu’après le traité de Dalla Casa, Il vero modo di diminuir, édité en 1584, la triple-croche y sera présente presque en permanence, sauf quelques fois, dans les diminutions vocales. Voici quatre courts extraits significatifs issus de trois traités : les diminutions vocales et instrumentales sur Anchor che col partir (Illustration n° 4), de Ricardo Rognoni, Passaggi per potersi essercitare nel diminuireIl vero modo di diminuir, Venise, 1592, et une saisie en partition moderne de la diminution vocale (Illustration n°5) :
La diminution de R. Rognoni sur Anchor che col partire (1592) chantée par Maria Pia De Vito.
Voici un autre enregistrement de ce madrigal, par une chanteuse de jazz, dans la version diminuée de Ricardo Rognoni/Giovanni Bassano. On retrouve le même choix de tempo que chez Marco Beasley. La plupart des ensembles vocaux de musique ancienne chantent ce madrigal beaucoup plus vite. Même chose pour les instrumentistes jouant les versions vocales ou instrumentales diminuées.
Voici maintenant (illustration n° 6) la diminution de G. Dalla Casa, tirée de Il vero modo di diminuir (1584), sur la chanson de A. Willaert, La Rose :
Diminution de Dalla Casa sur La Rose, 1584.
A. Willaert / Dalla Casa, diminution sur La Rose (1584) exécutée par l’auteur de ces lignes lors d’un concert.
La musique de Girolamo Dalla Casa est peu enregistrée, souvent considérée par les praticiens comme peu intéressante comparée à celle de Bassano. Effectivement les figures de Dalla Casa n’ont pas l’élégance de celles de son successeur à San Marco mais elles sont écrites dans des valeurs deux fois plus rapides et ne peuvent avoir donc la même morphologie et dotée des mêmes affects. Elles sont un geste ornemental à qui il faut donner le maximum de légèreté.
Pour finir, un exemple tiré de l’ouvrage de G. Bassano [21] (illustration n°7). Chez G. Bassano, d’une manière générale, l’écriture vocale des diminutions est nettement plus sobre, que ce soit pour les chanteurs ou pour les instrumentistes, comme on peut le constater sur l’exemple suivant :
On doit remarquer que dans les traités, en même temps que la fréquence des petites valeurs augmente dans l’écriture polyphonique (statistiques ci-dessus) au fil du temps, dans les traités de diminutions, les valeurs rythmiques à la base d’exemples de figures s’accélèrent aussi : S. Ganassi ne donne que des figures de diminutions sur des semibrèves. Ortiz va déjà jusque la minime. F. Rognoni (1620) ira même jusqu’à proposer des diminutions de croches. Globalement les valeurs rythmiques employées seront les mêmes : la ronde est en droit de recevoir 32 divisions.
IV. La relation partition/exécution et l'absence de diminutions et d'ornements dans la musique écrite
La diminution, pas plus que les ornements [22], ne figure sur les partitions jusqu’à une époque assez tardive, cela se fera peu à peu. Et ce, entre autres pour des raisons de contraintes liées à l’imprimerie…
[…] La mesure et les accents sont recommandables tant aux voix qu’aux instruments, la mesure reglant le mouvement, & les accents animans le chant des parties [...]. Pour la mesure, le demy cercle sans barre que j’ay aposé, fait la loy d’alentir le temps & mesure comme de la moytié, qui est aussi un moyen de facilement toucher les choses les plus difficiles. Pour les accents, la difficulté d’aposer des caractères a tant de notes qu'il en faudroit m’en a fait raporter au jugement de celuy qui touchera, comme je sais des cadences qui sont communes ainsi que chacun scait. (Jehan Titelouze, Hymnes de l'Église pour toucher sur l'orgue, 2e édition, 1624, Ballard.)
Chapitre XII, Des Ornements du Chant.
Comme en toutes choses on fait difference entre la beauté & l’agrément, il en est de mesme dans le Chant, où sans doute une Piece de Musique peut estre belle, & ne plaira pas, faute d’estre executée avec les ornements necessaires, desquels ornements la pluspart ne se marquent point d’ordinaire sur le papier, soit parce qu’en effet ils ne se pûssent marquer par le defaut des Caracteres propres pour cela, soit que l’on ait jugé que la trop grande quantité de marques embarassoit & osteroit la netteté d’un Air, & seroit quelque sorte de confusion. (Bénigne de Bacilly, Remarques curieuses sur l’art de bien chanter, Paris, 1668.)
Mais hormis cette contrainte de l’imprimerie, la question est de savoir jusqu’où il est possible de noter des ornements qui sont « presque imperceptibles » comme dit Mersenne au sujet du port de voix, sans parler de l’aspect éventuellement non arithmétique du geste qui donne naissance à l’ornement, difficilement notable.
Les ornements et diminutions sont mentionnés dès le Moyen-Âge (notamment de manière assez précise dans le traité de Jérôme de Moravie [23] par exemple). On les trouve dans diverses sources avec les mêmes termes pendant des siècles. Baldassare Castiglione [24], dans sa démonstration de la grâce et de la sprezzatura donne en effet l’exemple d’un chanteur exécutant un suave accento in un groppetto duplicato, un vocabulaire identique à celui de Caccini et des sources du XVIIe. On retrouve le même vocabulaire chez Léopold Mozart dans sa Versuch einer gründlichen Violinschule (1756), traduite rapidement en français dès 1770.
Les diminutions apparaissent d’abord dans les tablatures d’orgue, clavecin et luth. Elles sont, par nature, la marque du geste de l’instrumentiste. Mais hors traités de diminution, les diminutions apparaissent tardivement et dans des partitions relatant des évènements importants : Le ballet comique de la Reine de Bathalzar Beaujoyeux (1562), Les Intermèdes de la Pellegrina (musique éditée en 1591) et la collection de madrigaux de Luzzascho Luzzaschi [25]. Je vois dans cette édition des madrigaux la simple description de ce que devait être, en permanence, l’exécution de madrigaux par de très bonnes chanteuses et chanteurs [26]. Il faut se poser la question de savoir si les Vêpres de Monteverdi (1610) et l’Orfeo (1607) du même n’entrent pas dans cette catégorie. Dans tous ces répertoires, on retrouve les valeurs extrêmes de la notation dans chaque composition : de la carrée parfois, mais plus souvent de la ronde à la triple-croche.
Illustration n° 8 : un extrait de l’air d’Orfeo, au troisième acte de l’opéra Orfeo de Monteverdi.
Nicholas Achten et les Scherzi musicali.
Cet « air » (le mot convient-il pour cette incantation ?) est le moment le plus « virtuose » de l’opéra de Monteverdi. La partition mentionne « ainsi fut chanté » cet air. La ligne semplice est éditée au-dessus de la ligne diminuée, comme si la liberté était donnée à un bon chanteur d’orner/diminuer à sa guise.
La musique de Luzzascho Luzzaschi est de plus en plus enregistrée. Les tempi sont nécessairement tranquilles à cause des valeurs virtuoses omniprésentes, mais certains exécutants adoptent quelque fois ce tempo del’affeto mentionné par Monteverdi (et en opposition avec le tempo de la mano) dans la préface des Madrigali Guerrieri, et Amorosi.
Luzzascho Luzzaschi, Aura soave, 1601, par Perrine Devillers, soprano.
V. De l'importance de la diminution
Je voudrais d’abord convaincre le lecteur de l’importance de la diminution comme mode normal de restitution, d’habillement de la polyphonie. La diminution, dans les sources, est souvent décrite comme allant de soi et faisant partie intégrante de la restitution des compositions écrites. Ainsi S. Ganassi écrit (1535, Fontegara, chapitre 13) :
La diminution n’est rien d’autre que l’ornement du contrepoint [27].
Au-delà de l’aspect lapidaire de cette citation, je propose une progression en trois temps alimentant cette hypothèse de l’importance et de la normalité de la diminution comme fondement de l’exécution musicale.
Premier temps : diminutions et ornements constituent l’ordinaire de la pratique
Or si l’on doit iuger de la methode de chanter par la raison, il faut confesser que celle qui a plus de puissance sur les auditeurs est la meilleure, car cette delicatesse de passages que les meilleurs Maistres enseignent n’ont point d’autre plus grand effet qu’un certain chatoüillement d’oreille, qui semble passer iusques à l’esprit et au cœur, particulierement quand ils sont soustenus, et qu’ils durent long-temps. [C’est moi qui souligne] […]. Toutefois si l’on veut iuger quelle est la meilleure methode de chanter, et en quoy consiste la bonté de la voix, il faut establir des regles qui soient receuës de tous les Chantres, et prouvees par la raison ; et celuy qui les executera le mieux en chantant surpassera toutes les autres voix, dont il sera la regle et l’exemplaire. (Marin Mersenne, Harmonie Universelle, Livre des Chants I, p. 42.)
Je sçay que les termes ordinaires de ceux qui enseignent la méthode de chanter, sont Traits de gorge, Portements de voix, Agreéments, Passages, Roulades, & autres qui signifient presque tous la même chose, & ne font pas suffisamment connoistre la différence des places qu’ils peuvent tenir. (Jean Millet, La belle méthode ou l’art de bien chanter, Lyon, 1666.)
Et parce que cet instrument [le cornet] doit sonner la Musique presque toute en diminution, il est nécessaire que celuy qui veut apprendre à en ioiier, sçache composer, & qu'il soit bon Musicien, afin qu’il fasse, les fredóns & les diminutions bien à propos. (Marin Mersenne, Harmonie Universelle, Livre V des instruments, p. 275.)
Ci-dessous (illustration n° 9) en exemple la diminution de violon sur une fantaisie présentée par Mersenne, ainsi que les exemples qu’il donne de la manière dont Boesset, Moulinié et Le Bailly chantaient.
Quant à la diminution de violon, elle est quasi ininterrompue, évoquant ce que M. Mersenne dit du cornet. Elle est tirée et adaptée de l’Harmonie universelle (1636) de Marin Mersenne :
En voici une restitution sonore, par les étudiants de la HEM de Genève, à l’issue d’un projet autour de la musique de l’Harmonie universelle (1636) [28] :
https://www.hesge.ch/hem/recherche-developpement/liste/termine (Chercher dans la liste le projet : « La musique dans l'Harmonie universelle », cliquer sur l'onglet « Violons » puis sur le lien « Pavanne du quatriesme mode ».)
On peut entendre ici la diminution de Mersenne (de la première partie de la fantaisie) exécutée par un consort de violons des étudiants de la HEM de Genève. Les parties 2 et 3 de la fantaisie ont été diminuées par mes soins. Je n’ai utilisé que des figures de diminution trouvées dans l’Harmonie universelle en les dispersant ça et là comme le suggèrent à la fois Finck, Mafei, Dalla Casa, L. Zenobi et M. Mersenne lui-même.
Quant à la diminution vocale, elle se passe presque de commentaire de l’exemple sonore : à noter que M. Mersenne dit bien en présentant les exemples : « Autre façon de chanter de Monsieur Moulinié » (Harmonie universelle, Livre VI de l’Art de bien chanter, p. 412.)
Voici ces « autres façons de chanter » que donne M. Mersenne (Illustration n° 10) :
En voici une restitution sonore, par les étudiants de la HEM de Genève, à l’issue du projet autour de la musique de l’Harmonie universelle (1636).
https://www.hesge.ch/hem/recherche-developpement/liste/termine (Cliquer sur l'onglet « Voix » puis sur le lien« N'espérez plus mes yeux ».)
Dans l’exemple sonore joint, Julie Hassler exécute une des diminutions d’un air de cour présentée par M. Mersenne dans son ouvrage l’Harmonie Universelle de 1636.
Deuxième temps : diminutions et ornementations sont un constituant de l’œuvre musicale
Les bons compositeurs disent que les chants doivent estre semblables aux corps composez de quatre elements, afin qu’ils ayent la fermeté de la terre dans leur mesure constante & reglee ; la netteté de l’eau, parce qu’il faut éviter toute sorte d’embarras & de confusion dont l’oreille peut estre blessée ; la vitesse & la mobilité du feu par ses diminutions, ses passages, ses tremblements, & ses fredons ; & puis le bel air, qui est l’ame du chant. (Harmonie universelle, Livre second des chants, p. 103.)
Troisième temps : le passage (la diminution) est la quintessence de la musique
Mersenne franchit ici un pas de plus :
Mais de toutes les Nations qui apprennent à chanter, et qui font les passages de la gorge, les Italiens mesme qui font une particuliere profession de la Musique, et des recits, avoüent que les François font le mieux les passages, dont il n'est pas possible d’expliquer la beauté et la douceur, si l’oreille ne les oit, car le gazoüil ou le murmure des eaux, et le chant des rossignols n'est pas si agreable ; et ie ne trouve rien dans la nature, dont le rapport nous puisse faire comprendre ces passages, qui font plus ravissans que les fredons, car ils sont la quinte-essence de la Musique. [C’est moi qui souligne] (Harmonie universelle, Livre second des chants, p. 40.)
Cette citation fait immédiatement penser à Lodovico Zacconi [29] :
Les ornements (vaghezze) et les accents se font en brisant et rompant les notes, chaque fois que, dans une mesure (tatto), ou une demi[-mesure], on ajoute une quantité de notes qui ont nature d’être plus rapidement exécutées. Ils donnent tant de plaisir et de délectation, qu’on dirait entendre un grand nombre d’oiseaux dressés, qui, de leur chant, nous ravissent le cœur et nous font demeurer tout émus. Ceux qui ont une telle promptitude et faculté d’exécuter en mesure une grande quantité de notes articulées avec cette vélocité, ont rendu et rendent les mélodies si charmantes, que celui qui, à présent, ne les chante pas comme eux donne peu de satisfaction aux auditeurs et est peu estimé des chanteurs.
J’en déduis que la diminution et les ornements, non marqués d’ordinaire au moins jusqu’au début des années 1600, probablement omniprésents [30], déterminent, par nécessité, une certaine « place temporelle » pour être exécutés.
VI. Les traités exclusivement dédiés à la diminution
Ils sont tous différents et finalement peu nombreux [31]. Onze traités qui sont reliés exclusivement à la musique polyphonique par les exemples qu’ils donnent. Leurs buts peuvent être divers : didactique, économique, asseoir une renommée, etc. Leur destination : dans un premier lieu les nobles et riches bourgeois, très bons « amateurs » (au sens strictement sociologique du terme) qui prennent des leçons de musique avec les meilleurs maîtres de musique. Ces traités sont tous écrits par des praticiens. Ils sont tous inspirés ou destinés aussi à la voix également ou prioritairement (sauf le traité d’Ortiz). Deux sont de taille importante : ceux de S. Ganassi (1535) et de F Rognoni (1620). L’un est le premier traité de diminution, l’autre est le dernier édité [32]. Le traité de Ganassi contient 2205 figures et 141 cadences. On possède par ailleurs 175 cadences dans un manuscrit qui aurait dû en contenir 300 si on en croit la lettre que Silvestro écrit au noble à qui il vend à la fois la Fontegara et ces cadences. Le traité de F. Rognoni contient quant à lui 2289 figures et 334 cadences.
Leur structure et leur contenu
Ils contiennent des passages classés par valeur et/ou par intervalle, des cadences, quelques exemples musicaux d’application au répertoire : soit des compositions in extenso, soit des extraits et un texte souvent [33] court, sauf chez S. Ganassi chez qui le texte est développé. Ils contiennent tous, sauf la Fontegara, des exemples donnés sur du répertoire, ce dernier composé exclusivement de musique polyphonique, en premier lieu des madrigaux mais aussi des motets et quelques chansons françaises. Diego Ortiz est le seul à présenter des basses obstinées et de la musique apparentée à l’univers de la danse. J’en déduis que la diminution est plus un mode de jeu qu’une forme musicale. Il y a quand même une exception qui pourrait laisser penser que cette pratique donne lieu à un répertoire déjà à ces époques et qu’un point de vue tranché est loin de la réalité historique : la collection de G. Bassano parue en 1591 ne contient ni figures de diminutions sur des intervalles ni cadences mais 53 exemples sur du répertoire polyphonique présenté intégralement, avec des propositions de restitution données dans la préface [34]. Ce sont essentiellement des madrigaux de Rore, des motets de Palestrina et quelques chansons françaises, plus spécifiquement destinées aux instruments car sans paroles [35]. Il se peut que G. Bassano donne, par le biais de cette accumulation d’exemples, une direction d’exécution claire, destinée essentiellement aux chanteurs. Nous pouvons rapprocher cette collection du texte de Ercole Botrigari [36] qui dénonce en 1600 les abus de diminutions chez les « Vénitiens » comparés aux suaves diminutions des sœurs du monastère San Vito à Ferrare. L’ensemble de la citation a toute sa place ici : on trouve à la fois l’éloge de la diminution et sa condamnation, preuve de l’omniprésence de la diminution, pour le meilleur et pour le pire :
Gr. Donc les sœurs de San Vito à Ferrare font de tels concerts ?
– Oui. […] leurs Passaggi ne sont ni triturés, ni furieux, ni continuels. Ainsi ne gâtent-elles et ne détruisent-elles point l’air principal, fruit de l’ingéniosité de quelque valeureux compositeur, mis en musique sur l’instrument. Mais ces Passaggi sont en temps et en lieux convenables avec une vivacité si légère qu’ils donnent à ces airs un ornement et un esprit très grand. Ce n’est pas ce que font nos Vénitiens que nous n’appellerons pas émules ou concurrents de ces dernières mais plutôt singes et imitateurs. Voulant se montrer très praticiens et sûrs et excellents, même quand il ne leur arrive pas de faire d’autres erreurs que celles, fort nombreuses, qu’ils commettent dans leur chant, ils obtiennent… un résultat qui est un mélange dérivant des bonnes et des mauvaises opérations et dont il convient nécessairement de dire qu’il est bien pire. Cette dissonance est si grande à l’heure actuelle qu’elle offense vraiment et souvent l’ouïe, même de ceux qui n’ont pas l’intelligence de la musique ou qui n’en ont pas connaissance. Ne parlons pas des gens de jugement comme nous, auxquels il convient de s’en repartir, mal satisfaits et presque abasourdis. La cause réside dans cette audace présomptueuse à vouloir se mettre à faire tous à la fois des Passaggi, comme dans un concours, non pas de temps à autre ni un par un, mais continuellement et tous ensemble. Quelquefois, pour mieux montrer leur valeur, leur interprétation est tellement loin du contrepoint des compositions musicales proposées et tellement embrouillée de notes dissonantes qu’il en résulte forcément une insupportable confusion. Cette dernière s’accroît d’autant plus que ces mêmes musiciens (et vous voyez de grâce jusqu’où sont arrivés ce caprice et cette frénésie) qui jouent la partie grave et basse ne se rappellent pas, ou ne savent pas, qu’elle est la base et le fondement sur lequel a été édifié ce chant. Même quand celui ci est tenu et stable, toute cette usine se met à passer par dessus, à lancer des Passaggi tels des grillons. Ils se laissent tellement entraîner par ce détail que non seulement ils passent à la partie des ténors, mais arrivent même à la partie des contraltes, et comme cela ne leur suffit pas, presque à celle des sopranes en grimpant à la cime, de sorte qu’ils ne peuvent plus redescendre, sinon en se rompant le cou.
Gr. Parmi tous les défauts dont vous m'avez parlé aujourd’hui et qui proviennent des divers instrumentistes et qui causent la discordance et la confusion dans nos concerts, j’estime que celui des Passaggi très souvent faits de façon indue et sans considération suffisante est le plus grave et le plus gênant. Pour confirmer ceci, je me rappelle avoir entendu semblable discordance et confusion dans les églises. Elle était faite par des chanteurs qui faisaient du contrepoint à l’impromptu sur les Cantus Firmus des Introit. Cela en devenait presque odieux et ridicule tout à la fois.
[…]
Al. Croyez certainement que s’il est très difficile de bien faire une chose et de la faire en y pensant et dans le calme, il est beaucoup plus facile de la mal faire, en la faisant de façon improvisée et à la hâte et, ajouterai-je, sans aucun goût de la part de celui qui l’exécute. Il me semble reconnaître clairement qu’aujourd'hui presque tous nos chanteurs et instrumentistes font ainsi. La preuve en est qu’aussitôt qu’ils sont là où ils doivent être pour faire de la musique, bien qu’ils soient arrivés en retard, ils voudraient déjà être ailleurs. Tandis qu’ils sont en train de chanter ou de jouer, ils bavardent s’ils peuvent, rient et s’amusent avec leurs voisins. Et de plus, quand ils ont chanté ou joué une fois, n’importe comment, un madrigal ou le motet, ils ne veulent rien jouer d’autre. Et avec ces mots, je vous laisse en vous souhaitant une bonne soirée.
VII. Les valeurs rythmiques contenues dans les traités
Les traités contiennent tous des valeurs allant jusqu’à la division 32 de la ronde (la triple croche), sauf D. Ortiz, G. Bassano dans son traité de 1591 et G.P. Spadi (1609) qui ne vont pas au-delà de la division de 16. Chez S. Ganassi jusqu’à 24, voire 28 notes dans la regola quarta (peu d’exemples). La spécificité de la Fontegara : la ronde est divisée en quatre, cinq, six et sept. Puis les noires obtenues sont divisées en deux et en quatre (croches et doubles croches). Les noires et les croches obtenues sont souvent pointées. Cela donne des rythmes très variés, complexes, encore très peu usités de nos jours.
Remarque : les tablatures (orgue et clavecin) sont une indication des pratiques. Il faut juste savoir que selon le cas les valeurs rythmiques sont divisées par deux ou par quatre par rapport aux modèles polyphoniques. Mais elles impliquent souvent une virtuosité proche de celle déduite de l’usage des figures des traités de diminutions, de ce point de vue, elles ont valeur d’enseignement sur les pratiques : elles montrent bien que la diminution est un mode de jeu incontournable pour exécuter de la musique polyphonique. Partant de là, elles indiquent une fourchette des tempi possibles [37].
VIII. Les valeurs rythmiques contenues dans la musique vocale du XVIIe siècle
Les figures et valeurs rythmiques vont être les mêmes dans la « nouvelle musique » (après 1600) dans laquelle les éléments de diminutions sont intégrés à la composition : la composition fixe alors certains aspects de la restitution. Voilà ce qu’écrit Giulio Caccini (Nuove Musiche, préface [38]) : il suggère que dans la musique « moderne » la diminution simplement ornementale est dépassée par la diminution rhétorique : la diminution est un outil d’expression en relation avec le texte.
J’affirmais plus haut que les « longs roulements de la voix » étaient souvent employés sans discernement : il convient de remarquer que ces passages là n’ont pas été introduits parce que l’exigeait la bonne manière mais plutôt dirais-je pour chatouiller l’oreille de ceux qui le moins s’y entendent en matière de chant expressif ; s’ils s’y entendaient, ces passages leur seraient sans nul doute odieux, car rien n’est plus contraire à l’expression du sentiment. Voilà pourquoi je parlais de mésusage des longs roulements de la voix ; quant à moi, je n’en ai introduit de tels que dans les musiques les moins expressives, sur les syllabes longues – et non pas sur les brèves – et dans les cadences finales : ailleurs ils ne servent de rien.
Et plus loin :
J’assimilerais l’usage des figures et des couleurs rhétoriques dans l’éloquence aux passaggi, trilli et autres semblables ornements que ça et là, à bon escient, l’on peut introduire pour l’expression des passions.
Avec l’exemple qui suit (Illustration n° 11), on constate que G. Caccini est loin d’abandonner la virtuosité vocale.
Stefan van Dyck, ténor.
IX. Les valeurs rythmiques contenues dans la musique instrumentale des années 1600
Si la musique instrumentale connaît un essor sans pareil après 1610, date de la première publication d’une sonate instrumentale [39], elle restera proche du modèle vocal à bien des égards. La plupart des recueils de sonates sera le fait de violonistes : B. Marini, G.B Fontana, M. Uccellini, entre autres. Ainsi le violon imposera peu à peu ses idiomes, même si l’on constate encore dans la musique de violon la marque de l’art vocal. Voici deux aspects de ce rappel de l’art vocal dans la musique de sonate.
En premier lieu, si on « déshabille » une sonate de G.B. Fontana, on trouve une écriture absolument identique et typique aux concerti ecclesiasticci tels ceux de la collection de P. Cima, petits motets à 1, 2, 3 et plus rarement 4 voix, dont des milliers de compositions furent éditées dans des compilations (Raccolte), souvent plusieurs fois, entre 1600 et 1630. C’est à dire que le tempo d’exécution de ces petits motets est probablement identique aux vitesses d’exécution de ces sonates. Il manque à ces motets, à tout le moins les ornements, même si certains auteurs, tel G. P. Cima recommandent dans la préface de ne pas ajouter de diminutions. Autre exemple : les sonates de l’opus 3 de Pandolfi-Mealli [40]. On trouve dans cette sonate les ornements vocaux, décrits sous cette forme et écrits en toute note par F. Rognoni à la page un de Selva di passagii dans son introduction à l’art vocal, là où la plupart du temps, les auteurs de musique instrumentale, s’ils suggéraient un ornement vocal tel le trillo, se contentaient de faire imprimer un « tr. ». L’exécution de ces sonates écarte peu à peu la notion de tactus stable, par les termes adagio, allegro ou presto et par le fait de présenter des modes d’écritures variés rappelant soit la canzona polyphonique, soit l’air, soit le récitatif. Malgré ces différences essentielles avec la musique de la Renaissance, la notation révèle les mêmes bornes que la musique de la deuxième moitié du XVIe siècle. Il y a comme une familiarité générale de battue ou tactus qui est imposée par les valeurs rythmiques employées : de la ronde à la triple-croche. La musique des années 1600 ressemble sous ce rapport à la musique des années 1560/1600. On peut supposer alors que le décodage par les exécutants, en terme de tempo, ne va guère changer (Illustrations n° 12, 13, 14).
Illustrations n° 12 et n° 13 : la description des ornements vocaux chez F. Rognoni, Selva di passagii (1620).
Illustration n° 14 : la Sonata seconda per violino solo, de G. Battista Fontana (1641), « déshabillée » des diminutions écrites pour en retrouver la forme simple et le contrepoint original, caractéristique de la musique vocale d’église à petit effectif des années 1600/1650.
Enrico Onofri, violon.
Derrière les diminutions instrumentales de G.B. Fontana, on reconnaît le style des concerti ecclesiasticci très simple des années 1600-1630. Les figures ornementales et les diminutions écrites par G.B. Fontana sont en tous points analogues à celles que l’on trouve dans le traité de F. Rognoni, Selva de varii passaggi, Milan, 1620.
Illustration n° 15 : La sonate de Pandolfi-Mealli, La Melana.
Giovanni Pandolfi-Mealli, La Melana, exécutée par Le Concert Brisé.
Chez Pandolfi-Mealli, le style instrumental reste marqué par le style vocal décrit bien auparavant par Luigi Zenobi ou F. Rognoni. On constate à la lecture de la partition que les ornements, les « grâces » caractéristiques du style vocal, sont souvent écrits en toute note contrairement à nombre d’autres collections instrumentales.
X. Un signe de l'existence d'une « diminution ordinaire » : la diminution de groupe
À l’évidence la pratique de la diminution et de la virtuosité suggérée par les traités du XVIe siècle et la musique vocale et instrumentale virtuose du XVIIe siècle se font donc dans une fourchette de tempi probablement étroite. Un autre domaine nous emmène dans la même direction : les contraintes de la diminution en groupe, le fait qu’elle soit mentionnée comme pratique ordinaire nous incite à penser que le tempo de la diminution ordinaire n’est autre que le tempo giusto comme on le nommera plus tard. Voici quelques citations qui évoquent la pratique de la diminution en groupe et attestent de manière explicite que la diminution n’est pas une pratique particulière.
[…] Beaucoup sont du nombre de ceux qui, en autodidactes n’ayant eu aucun professeur, jouent quasiment d’un instrument [fidibus utcunque canunt] et n’ont aucun scrupule à recourir au milieu des chanteurs à ces coloratures instrumentales [coloraturis organicis], qui sont de plus pleines de défauts. Certains d’entre eux déchirent misérablement les meilleures compositions, comme des chiots des vêtements. L’utilisation des coloratures est personnelle, quant à l’habileté, leur nature ou leur spécificité. Chacun possède sa manière propre. Nombreux sont d’avis qu’il faut diminuer la basse, d’autres le dessus. Selon moi, les coloratures peuvent et doivent être disséminées [aspergi] dans toutes les voix, mais pas continuellement [non semper], [et] en des endroits propices. Toutes les voix ne doivent pas être ornées simultanément, mais, selon la place qui leur convient [sede convenienti], intervenir chacune à son tour [reliquæ in suis locis], de façon que chaque colorature puisse être entendue et perçue clairement et distinctement, et que la composition demeure entière et préservée. […] Il faut noter ensuite que, lorsqu’on arrive à la fin de la pièce, personne ne doit ajouter quelque chose de lui-même – celle-ci restant à liberté des maîtres, qui peuvent corriger la pièce – [artificibus fit liberum qui cantionem corrigere possunt] de crainte que la mélodie de la composition ne soit perturbée par de la cacophonie. On veillera aussi à ce que, la pièce terminée, toutes les voix se taisent en même temps. La basse peut cependant être prolongée un peu plus longtemps, jusqu’à une mesure d’une longue [longiuscule protrahi potest ad longæ mensuram], ce qui met particulièrement en valeur les instrumentistes [quod symphoniacos maxime commendat]. […] pour le moment il suffit d’avertir que les coloratures ne se répandent pas sans dommage au sein d’un chœur, car lorsqu’une partie vocale est attribuée à plusieurs [personnes], il est inévitable que des coloratures différentes surviennent, obscurcissant ainsi la suavité et la nature des sons. (Hermann Finck, Practica musica, Wittenberg, Georg Rhau, 1556 [41].)
Giovanni Camillo Maffei [42], (Delle lettere del Signor Giovanni Camillo Maffei da Solofra libri due, Naples, Raymundo Amato, 1562) décrit plus longuement cet aspect des choses :
Je sais également que ce madrigal est ancien, mais j’ai voulu le présenter seulement comme exemple, afin que le bon chanteur observe, dans n’importe quelle pièce qu’il se prépare à chanter, les directives [ordini] et règles que l’on peut observer. Afin qu’elles puissent être comprises plus clairement, voici comment je peux les décrire.
La première règle est de ne pas faire de diminutions en d’autres endroits que dans les cadences, parce que, comme elles ponctuent l’harmonie dans leur conclusion, on peut s’amuser [scherzare] de manière très plaisante [con molta piacevolezza] sans perturber les autres partenaires [compagni]. Cela n’empêche pas, qu’avant d’atteindre la cadence, on ne puisse passer d’une note à l’autre avec quelque grâce ou fioriture [vaghezza o fiorito], comme çà et là on peut l’observer dans le madrigal imprimé ci-dessus, en des endroits où on peut l’admettre et où cela paraît approprié.
La deuxième règle est que, dans un madrigal, on ne fasse pas plus de quatre ou cinq diminutions, afin que l’oreille, goûtant la douceur de par sa rareté, soit toujours plus désireuse d’écouter. Cela n’arriverait pas, si on chantait en diminuant continuellement. Les diminutions en effet, de plaisantes, deviendraient ennuyeuses, si l’oreille en était remplie à satiété. Nous avons ce fait tous les jours devant les yeux, car beaucoup, sans observer les demi-tons et les bémols, ni la nature des paroles, ne visent à rien d’autre qu’à diminuer, en se persuadant que l’oreille s’habitue de cette manière ; d’où, devenant fastidieux, ils sont blâmés de tout le monde.
La troisième règle est de devoir faire la diminution sur l’avant-dernière syllabe du mot, afin qu’avec la fin du mot se termine aussi la diminution.
La quatrième est de faire plus volontiers la diminution sur la parole ou la syllabe portant le son «o» que sur les autres. [...]
La cinquième règle est, lorsqu’on se retrouve à quatre ou cinq de concert, tandis qu’on chante, que l’un laisse place à l’autre. Si deux ou trois, en effet, diminuaient en même temps, ils rendraient l’harmonie confuse. En ce qui concerne ces règles, on voit un exemple manifeste dans le madrigal présenté ci-dessus. Je réponds encore brièvement qu’il est bien vrai qu’en diminuant on fait quelque erreur, mais que la diminution, du fait de sa rapidité et de sa douceur, couvre ce défaut, de façon que, ni âpreté, ni faute ne transparaissent. Je ne saurais donc que conseiller à ces envieux de se taire et d’apprendre, parce que, en conclusion, la vraie manière de chanter noblement [cantar cavaleresco] et de plaire à l’oreille est le chant en vocalises [cantar di gorga]. De cet avis sont encore Messieurs Giovanni Domenico da Nola, Giovanni Antonio Filodo, Stefano Lanno, Rocco [Rodio] et finalement Giovanni Tomasso Cimello, qui, outre qu’ils pourraient réinventer la musique si elle avait été perdue, font profession de modestie, de bonté, de talent et de toute autre qualité, qui appartient à un esprit angélique et divin. Voilà et que qui ne le sait pas l’apprenne !
De son côté, le cornettiste Girolamo Dalla Casa [43] exprime dans Il Vero modo di diminuir :
De la voix humaine
Voyant que beaucoup d’aimables esprits auraient à cœur d’être dirigés, pour faire quelques diminutions en vocalises [con la gorgia], j’ai donc voulu faire encore le petit effort de diminuer quelques madrigaux et [de les] présenter à tous ceux qui en éprouvent plaisir, au moyen des exemples avec diminutions. Ils pourront ainsi voir que faire et s’en servir en d’autres endroits. J’ai diminué le soprano, car c’est la partie la plus fréquente dans la diminution, et, de plus, pour ceux qui se plaisent au chant au luth. J’ai voulu enfin donner [également] satisfaction à ceux qui chantent les autres parties. Vous aurez donc, diminuée, A la dolc’ombra de Cipriano, la Canzone entière, avec ses quatre parties diminuées [tutte le quattro parti], pour la commodité de chacun.
On peut voir aussi la description que fait le cornettiste Luigi Zenobi [44] des rôles attribués à chaque partie. Malheureusement ce dernier n'a laissé que les mots contenus dans cette lettre : aucune partition musicale pour clarifier son propos par un exemple concret et relatant son idéal en matière de diminution.
Chapitre 10
Votre Altesse doit savoir principalement que les parties ordinaires sont au nombre de quatre, à savoir basse, ténor, contralto et soprano, auxquelles et avec lesquelles s’ajoutent la cinquième et la sixième partie ou la septième et la huitième qu’on peut chanter. Cependant habituellement les parties sont les quatre premières nommées.
Celui qui chante la basse, s’il chante en ensemble [in compagnia], est obligé de savoir tenir sa partie ferme [salda], juste quant à l’intonation [voce] et sûre quant à la précision [sapere]. Si on veut parfois diminuer [passaggiare], on doit choisir le moment ou les trois [autres] parties tiennent ferme et connaître les endroits où on peut faire la diminution [passaggio]. En effet diminuer la basse selon son humeur, sans bien connaître le moment ou l’endroit adaptés est sans doute une preuve d’ignorance crasse.
On doit ensuite connaître et savoir quelles sont les diminutions propres à la basse, parce qu’en faire de ténor, de contralto et de soprano est une preuve de ce qui a déjà été dit très clairement. On doit aussi avoir le trillo et le tremolo net[s], ainsi qu’une voix, dans l’aigu et dans le grave, égale de timbre [tuba]. Sans quoi on ne pourra pas appeler basse celui qui ne parcourt pas vingt-deux notes de l’aigu au grave avec une égale rondeur de timbre. On l’appellera plutôt ténor forcé, susceptible d’obtenir en chantant et en criant perpétuellement une égalité de force [polso] dans l’aigu et dans le grave. Il porte alors toujours avec lui une certaine résonance crue, laquelle paraît belle et bonne à un ignorant, mais laide et défectueuse au connaisseur.
[…]
Chapitre 12 [Ténor et voix intermédiaires]
Le ténor doit diminuer quand la basse et les autres parties [parti compagne] restent tranquilles, utiliser les diminutions propres à sa partie et ne pas toucher celles de la basse, si ce n’est quand la composition le laisse à sa place ; et alors même le faire avec jugement et discrétion. Le contralto peut et doit faire de même.
J’apprécie cependant dans ces parties intermédiaires que [les chanteurs] diminuent rarement et se contentent de savoir monter et descendre avec la voix ondulant gracieusement et en utilisant de temps en temps quelque agréable trillo ou tremolo. Sans doute cela leur apporterait-il plus de louange de la part de quelqu’un qui sait ce qu’est le chant.
En revanche, lorsqu’ils chantent seuls avec quelque instrument jouant toutes les parties, dans ce cas, ils peuvent s’autoriser plus de diminutions. Toutefois pas au point qu’elles suscitent le désagrément et l’impression que tout leur travail est placé sur cet aspect.
Il faut avertir le ténor que ses diminutions soient telles qu’elles ne touchent pas la partie de basse ou de contralto et le contralto que les siennes ne touchent pas celles du soprano et du ténor. C’est ainsi que l’on chante avec jugement et avec art, et non au hasard et en casse-cou, comme font aujourd’hui quelques incapables [meschinissimi], en prétendant connaître le chant à fond [toccare il fondo all’orciuol in materia di sapere cantare] et en flattant doucement leur orgueil [beccandosi dolcemente l’horloggio – sic !].
Et nous pouvons conclure avec Marin Mersenne :
PROPOSITION X. Determiner ce qu’il faut observer pour composer excellemment à trois et à quatre parties.
[…] Il semble que la perfection de l’Harmonie consiste dans le nombre de 4 parties, car bien qu’il y en ait tousiours vne qui fait la replique de l’vne des trois autres, c’est à dire l’Octave, ou la Quinziesme, neantmoins cette repetition donne de la grace, et des charmes particuliers à la composition : ce qu’il faut aussi conclure de la 5. partie et des autres, qui remplissent la Musique d’accords. Et parce que la Basse procede par des mouvemens plus tardifs, elle n’est pas ordinairement si diminuée que les autres, et va souvent par les interualles des Tierces, des Quartes, des Quintes, & des Octaves, afin de donner lieu aux autres parties, & particulierement au Dessus qui doit chanter par mouuemens ou degrez conjoints, tant que faire se peut ; comme la Taille doit particulierement gouuerner le Mode, et faire les cadences dans leurs propres lieux. La Hautecontre doit vser de passages fort elegans, afin d’embellir la Chanson, ou de resioüir les auditeurs. (Harmonie universelle, Livre cinquiesme de la composition, p. 221.)
Voici les exemples musicaux laissés par Finck, Maffei et Dalla Casa dont les citations ci-dessus, renforcées par le texte de L. Zenobi montrent bien le caractère ordinaire de la diminution, celle-ci imposant peu ou prou son tempo.
Illustration n° 16 : le motet Te maneat que l’on trouve dans l’ouvrage de Finck.
Illustration n° 17 : la version diminuée par C. Maffei du madrigal de Layolle Lasciar il velo.
Illustration n° 18 : le madrigal de Rore, Alla Dolce Ombra, diminué dans les quatre voix par G. Dalla Casa.
Illustration sonore de l’effet d’une diminution collective :
Le motet de G. Gabrieli, Exaudi me (Symphoniae Sacrae, 1615) à 6 voix, exécuté ici par l’ensemble Ventosum, avec des diminution écrites pour l’occasion par l’auteur de ces lignes.
Cette diminution a été écrite par mes soins en mettant en pratique les conseils et les exemples donnés tant par H. Finck, C. Maffei, G. Dalla Casa, L. Zenobi et M. Mersenne.
XI. Le goût pour la haute vélocité et la diminution extraordinaire
Il y a une autre raison de penser que le tempo général ou habituel ne fut pas si rapide, d’où la possibilité de jouer des notes très véloces. Je pense que cela tient à un goût prononcé pour la vélocité qu’avaient les hommes des XVIe et XVIIe siècles comme les quelques indices qui suivent en témoignent.
Je me suis beaucoup étonné, et il me reste de toute façon une grande stupéfaction à l’esprit, de ce que tant d’excellents musiciens, qui ont écrit [des diminutions], n’ont jamais traité, mises à part [celles] en croches et en doubles-croches, des deux autres figures : les sextolets, 24 par battue, et les triples-croches, 32 par battue. Elles sont [pourtant] si nécessaires dans la diminution, qu’on ne peut faire sans elles, car la diminution mixte, c’est-à-dire avec les quatre figures (croche, double-croche, sextolet et triple-croche), est la vraie diminution. [C’est moi qui souligne]. (G. Dalla Casa [45].)
Une autre source indique clairement l’agilité et la vitesse, c’est à la fois le texte et la musique des derniers tientos de Correa de Arauxo [46]. Il donne de nombreuses indications sur l’exécution du répertoire qu’il écrit. Voici un extrait éloquent qui présente les derniers tientos du recueil, extrêmement virtuoses : le n° 58 est constitué quasiment exclusivement de triple-croches.
Suivent 4 œuvres de trente deux notes à la mesure, à quatre voix […]. Toutes lesquelles œuvres dites je note avec le tempo (communément appelé) perfecto, pour donner à comprendre la morosité de l’allure, à cause de la quantité de diminution : quelle vitesse ce doit être se déduira de la plus grande vélocité, ou de la plus petite, que chacun possède naturellement entre ses mains : de sorte que celui qui l’aura plus grande, causera moins de lenteur, et celui qui [l’aura] moins, plus de lenteur dans l’allure, laquelle doit être la même dans la musique non ornée que dans le glossado de 8, 12, 16, 24 et 32. (Traduction de Guy Bovet transmise aimablement par l’auteur.)
Je fais brièvement remarquer que Correa de Arauxo indique clairement que les tientos non-virtuoses (division de 8, donc de croches) ne se jouent par pour autant plus rapidement parce que dénués de valeurs rapides (16 voire 32 notes donc). Nous sommes à l’évidence aux limites de la vitesse d’exécution. Du reste, à l’expérience, la difficulté de la vitesse des notes pour l’exécutant est liée aussi à l’accumulation de notes rapides à exécuter. Cette accumulation de notes rapides sur la durée accentue l’impression de vitesse également chez l’auditeur. Voici une transcription de la main droite du tiento 58, une page d’un exemple de diminution de Dalla Casa et l’évocation des diminutions à l’orgue mentionnée par M. Mersenne.
Illustration n° 19 : la partie de main droite du tiento 58 de Correa de Arauxo, superposée à sa simplification.
Illustration n° 20 : l’exemple de Marin Mersenne de la diminution à l’orgue, tel qu’il nous le livre.
Ci-dessous, une restitution intégrale de la pièce en illustration sonore : Mersenne ne donnant que les première mesure, Damien Desbenoit a prolongé les suggestions de Marin Mersenne.
https://www.hesge.ch/hem/recherche-developpement/liste/termine (Cliquer sur l'onglet « Orgue ».)
M. Mersenne (Harmonie universelle, 1636) ne livre que les incipits des diminutions et présente toutes les valeurs rythmiques, dans l’ordre, comme ce qui se fera souvent plus tard, dans les basses à variations. Damien Desbenoit a prolongé l’exercice et exécute ses diminutions qui sont des extrapolations des exemples de Marin Mersenne.
Dans tous ces exemples, il est évident que la vitesse de note est élevée et celle de la pulsation de la musique très lente. À aucun moment les auteurs ne mentionnent que cette musique est particulière.
XII. Le tempo possible des exécutions et la stabilité des références
À la suite de toutes ces descriptions et exemples, j’en viens à penser que l’omniprésence des doubles croches (sauf chez Maffei) laisse entendre une semibrève généralement autour de 50 battements minute pour la diminution ordinaire et les ornements. C’est un socle pour commencer. Les diminutions de S. Ganassi, 24 notes au moins par semibrève, nous forcent à tomber à 30 pulsations minute, voire moins. G. Dalla Casa et Correa de Arauxo, nous emmènent même vers les 20/25 pulsations minute. La différence entre Arauxo et Dalla Casa, qui tous deux utilisent des triples croches, ne tient pas tant aux valeurs qu’à leur accumulation chez Correa de Arauxo.
On trouve dans une collection des années 1600 l’idée que le tempo ne change pas, qu’il y ait diminutions ou non. Dans une collection de motets de Bartholomeo Barbarino (de la musique « moderne » avec continuo et non pas de la musique polyphonique de stil antico), on rencontre des motets dans une forme simple et une forme diminuée. Les deux versions sont en vis à vis dans le livre [47]. Ainsi, B. Barbarino écrit (voir l’exemple musical plus loin) :
Puisque de nombreuses personnes m’ont fait comprendre, que dans mon premier livre de motets à voix seule, déjà donné à l’impression, quelques-uns d’entre eux réussissent difficilement s’ils ne sont chantés par qui n’a pas la disposition pour diminuer. Pour cela, j’ai voulu dans ce second livre faire la partie vocale en deux manières, simple et diminuée. La simple pour ceux qui n’ont pas la disposition, ainsi que pour ceux qui ont contrepoint et disposition, pouvant ainsi par eux-mêmes former les diminutions et les autres circonstances requises par la bonne manière de chanter. La [version] diminuée ensuite pour ceux qui, ayant la disposition, n’ont pas le contrepoint [nécessaire] pour former la diminution comme il se doit selon les règles. Vivez heureux [48].
Que la musique soit ou non diminuée, elle est donc exécutée à priori dans le même tempo. Sans diminutions, le chanteur n’est pas dispensé de chanter « avec grâce ». C’est explicite chez Luigi Zenobi [49] qui, après avoir décrit longuement ornements et modes de diminutions diverses, mentionne le chant sans diminutions ; mais il ajoute : « Il doit [le soprano] savoir chanter la phrase simplement [il canto schietto], c’est-à-dire sans aucune diminution, mais seulement avec grâce, trillo, tremolo, ondeggiamento et esclamatione. » C’est à dire, quand on ne diminue pas, on utilise simplement les ornements ordinaires qui « habillent » le son. Expérience faite, cela ne change pas grand-chose aux possibilités d’exécutions : l’ornement (parmi ceux qui sont décrits et écrits quelques fois) bien réalisé, installe un tempo qui laisse la place à la diminution « ordinaire ». Ne pas diminuer ne dispense donc pas d’orner, bien au contraire : si on suit L. Zenobi, ne rien faire, c’est se contenter d’orner, et là encore, rien n’indique qu’il faudrait adapter le tempo.
Le motet In te Domine speravi de la collection de B. Barbarino : la page double du canto. La version semplice et la version passagiato.
On verra aussi ci-après qu’un certain mode de diminution incite malgré tout à ralentir la battue. C’est la seule source que je connaisse qui donne cette indication. On trouve un indice de cette idée de ralentissement en cas d’une diminution particulièrement virtuose (division de 32) chez Bovicelli [50] dont les diminutions sont fréquemment en triple-croches. Il écrit : « Car en chantant, non pas a cappella, mais da concerto, où la battue doit être lente, si l’on désire faire des croches qui ne procèdent pas par degrés conjoints, cela semble presque être l’étude faite durant une leçon. On pourra y remédier en pointant une croche et l’autre non. En variant de sorte le tempo, on obtiendra un effet varié dans l’un et dans l’autre. Puis les doubles croches, outre la disposition de la voix, doivent être bien détachées et il ne faut pas trop en utiliser, comme nous l’avons mentionné pour les croches si elles ne procèdent pas par degrés conjoints. On obtiendra un effet magnifique, toujours avec les doubles croches lorsque dans un long passage de notes conjointes, on soutiendra la première plus que les autres. »
La notion da capella pourrait désigner la pratique en ensemble vocal et instrumental et celle da concerto une pratique plus intime et peut-être soliste. De nos jours, les exemples de G.B. Bovicelli sont presque exclusivement exécutés avec un soliste et un instrument de clavier jouant la polyphonie sur laquelle est basée l’exemple de diminution de Bovicelli comme le montre l’exemple musical ci-dessous (Illustration n° 22).
J’assimile ces diminutions à ce que j’appelle « la diminution extraordinaire », qui instrumentalement est celle de Dalla Casa, de C. d. Arauxo, mais aussi de R. et de F. Rognoni.
Voici une restitution vocale du madrigal Io son ferito de Palestrina, dans la diminution de G.B. Bovicelli, par André Gavagnin, faite lors d’un concours autour de l’art de G.B. Bovicelli (1594), organisé en 2020 :
XIII. Conclusion
Pour finir le tour d’horizon de cette question, je mentionne juste que Michael Praetorius, dans son Syntagma Musicum [51] donne l’indication de 640 brèves en une heure pour l’exécution du grand motet, donc 1280 semibrèves, 2560 minimes à l’heure. Ce qui donne 42,6666 minimes à la minute. On retrouve ici le tempo exigé par la musique de Correa de Arauxo, de G. Dalla Casa ou des exécutions très véloces conçues avec des figures de diminutions issues de la Fontegara de S. Ganassi. Comme si toute l’exécution du répertoire sur plus d’un siècle pouvait facilement tenir dans cette fourchette de 20 à 25 semibrèves à la minute. Je dois dire, ayant joué quelques fois de grands motets de Michael Praetorius, que je n’aurais pas imaginé cette musique pouvant être exécutée si lentement. Je m’en tiendrais personnellement à environ 50 pulsations minute à la blanche. Mais, il faudrait essayer dans un lieu vaste, avec de nombreux instruments de continuo, des orgues dotées d’un registre de « principal ». Tout ceci nous éloigne de nombreuses pratiques d’aujourd’hui, notamment lors de l’exécution de la polyphonie, restituée souvent sans ornements et à une vitesse proche de 50 semibrèves par minute [52] comme je le mentionnais dès le début, comme si autrefois la notion de gravité impliquait une lenteur que nous ne pouvons accepter non seulement comme norme, mais que nous ne pouvons imaginer. Ralentir la musique à ce point est, pour l’exécutant (plus que pour l’auditeur, expériences à l’appui) un véritable changement de paradigme qui a de multiples implications. La question du tempo s’envisage ainsi de deux manières :
– Il existe, selon les diverses circonstances d’exécution de la musique, une « diminution ordinaire », qui se fait éventuellement en groupe. Elle n’a pas, a priori, de caractère solistisque au sens où nous entendons ce terme. Luigi Zenobi écrit dans sa lettre du parfait musicien [53] : « Il reste le soprano, qui est vraiment l’ornement de toutes les parties. Tout comme la basse en est le fondement. Le soprano a l’obligation et le champ libre pour diminuer, rendre plaisant [scherzare] et embellir un corps musical. » Il est alors évident que les dix-sept occurrences d’ornements et de diminutions que donne L. Zenobi dans sa description du chant du soprano laisse entendre que le soprano diminue et orne souvent. Mais, probablement, cette diminution ne va pas au-delà de la double-croche en termes de valeurs écrites. Je pense que, dans ce cas, le tempo peut aller alors jusque 36 semibrèves par minute, voire 40, sachant que ce tempo sera déjà un frein à la possibilité d’exécuter des ornements vocaux « avec grâce ». Personnellement, je trouve cela toujours trop rapide. Je me suis habitué à d’autres tempi (voir l’introduction).
– La deuxième possibilité consiste en une exécution plus véloce allant jusqu’à l’utilisation fréquente de la triple-croche, donc à un tempo se rapprochant de 20 à 25 semibrèves par minute. Cette diminution serait d’avantage une pratique de soliste, mais il n’est pas impossible qu’elle puisse se glisser dans des pratiques d’ensemble : voir l’exemple de la diminution de la fantaisie pour les violons donné par Mersenne et ce qui concerne la diminution de groupe. Ces tempi assez lents coïncident avec ce que M. Praetorius évoque pour le grand motet. Il se peut donc que cette diminution allant jusque 32 notes à la ronde existe parce qu’elle en a la « place ». Le musicien historique a probablement l’habitude d’entendre et de jouer la musique avec des tempi lents et très lents.
– La diminution et l’ornementation doivent être travaillées de telle sorte qu’elles deviennent une seconde nature.
– Il faut travailler la haute vélocité afin de la rendre facile, naturelle et empreinte de sprezzatura.
– Il est indispensable de rechercher, pour l’instrumentiste, un instrument (un outil) dont la vitesse de réponse soit optimale, ce qui se fait presque toujours par le biais de concessions quant au timbre et au volume. L’instrument agit souvent (et à notre insu) comme un guide. L’instrument « véloce » nous incite à jouer vite. Pour le chanteur cette remise en cause d’une technique vocale et donc, d’abord, d’un « circuit cognitif », est bien évidemment plus délicate.
– Nous sommes amenés à revoir notre rapport au texte afin de connecter sa vitesse d’exécution à la notion d’éloquence.
– Notre conception du son doit être remise en cause : un son souple qui « bouge » évoque lui-même tempo et mouvement.
– Il faut s’exercer à percevoir physiquement la carrée comme valeur et ses différents découpages de 2, 4 et 8.
– Il résulte aussi de tout cela une remise en cause du concept « d’accent » et des « points d’appui » nécessaires à l’exécution, à savoir quelle division du temps faire entendre ou non. Ces « points d’appui » créent différentes perceptions de vitesse pour l’auditeur et permettent à l’exécutant de pouvoir jouer confortablement lentement même sans ornements !
Si tous ces changements s’opèrent peu à peu, il deviendra alors « naturel » de concevoir toute exécution de polyphonie dans la fourchette de tempi mentionnée plus haut. La musique des années 1500 sonnera avec une gravité que nous apprécierons, compensée par le « feu des diminutions » qui l’animera. La musique des années 1600 s’exécutera logiquement dans la continuité de la précédente, affects en plus, et ce pour le plus grand plaisir des auditeurs.
Annexe : les traités traitant exclusivement de diminution par ordre de publication
Silvestro GANASSI, Opera intitulata Fontegara, Venise, 1535, reprint facs. Bologne, Forni, 1969.
Diego ORTIZ, Tratado de glosas sobre clausulas, Rome, 1553, reprint facs. Florence.
Girolamo DALLA CASA, Il vero modo di diminuir, 2 vol., Venise, 1584, reprint facs. Bologne, Forni, 1970.
Giovanni BASSANO, Ricercare, Passaggi et Cadentie, Venise, 1585, éd. moderne Zürich, Pelikan, 1976.
---, Motetti, madrigali e canzoni francese [...] diminuiti, Venise, 1591, perdu, copie ms. par F. CHRYSANDER, Hambourg, Staats-und Universitätsbibliothek, cote MB 2488.
Richardo ROGNIONO, Passaggi per potersi essercitare nel diminuire, Venise, 1592.
Giovanni Battista BOVICELLI, Regole, passaggi di musica, madrigali e motetti passeggiati, Venise, 1594, reprint facs. Kassel, Bärenreiter.
Giovanni Battista SPADI, Libro de passaggi ascendenti e descendenti, Venise, 1609, reprint facs. Bologne, Forni.
Antonio BRUNELLI, Varii esercitii, Florence, 1614, éd. mod. Zürich, Pelikan, 1977.
Francesco SEVERI, Salmi passeggiati per tutte le voci, Rome, Nicolò Borboni, 1615, éd. mod. Madison, Murray C. Bradshaw, 1981.
Francesco ROGNONI, Selva de varii passaggi, Milan, 1620, reprint facs. Bologne, Forni.
Sources annexes italiennes importantes
Girolamo DIRUTA, Il Transilvano, 2 vol., Venise, 1593, reprint facs. Bologne, Forni.
Ercole BOTTRIGARI, Il desiderio overo de' concerti di varii strumenti musicali, Venise, 1594, reprint facs. Bologne, Forni.
LUIGI ZENOBI, Raccolta di lettere varie, I-Rv ms. R. 45, ff. 199r-204v, manuscrit non daté, ca. 1600, éd. mod. The Perfect Musician, a Letter to N. N., Bonnie J. Blackburn et Leofranc Holford-Strevens, éd. et trad., Cracovie, Musica Jagellonica, 1995 (édition bilingue italien- anglais) ; traduction partielle Christian Pointet in « Semplice ou passeggiato », Genève, Droz, 2014.
Sources générales autres
Michael PRAETORIUS, Syntagma musicum, Wolfenbüttel, Holwein, 1614-1619, 3 vol. ; fac simile de l’édition de Wittenberg, 1614-1615 : Arno Forchert, éd., Kassel, Bärenreiter, 2001, 3 vol.
Marin MERSENNE, Harmonie Universelle, Paris, Sébastien Cramoisy, 1636 ; fac simile : François Lesure, éd., Paris, CNRS, 1986.
Jean MILLET, La Belle méthode ou l’art de bien chanter, Lyon, Jean Grégoire, 1666 ; fac simile : New York, Da Capo Press, 1973.
Johann HERBST, Musica moderna prattica ovvero maniera del buon canto, Frankfurt, Anton Humm, Georg Müller, 1653 (2e éd.).
Bénigne de BACILLY, Remarques curieuses sur l’art de bien chanter, Paris, Robert III Ballard et Pierre Bienfait, 1668 ; fac simile de l’édition de 1679 : L’Art de bien chanter. Augmenté d’un discours qui sert de réponse à la critique de ce traité, Genève, Minkoff, 1993.
Pour citer cet article :
DONGOIS William, « Le tempo d'exécution de la polyphonie et le monde de la "diminution" », Actes du colloque Le Tempo dans l'acte de performance (30-31 mars 2017), Université de Bourgogne / Conservatoire de Paris (CNSMDP), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/le-tempo-dexecution-de-la-polyphonie-et-le-monde-de-la-diminution
[1] Traduite et commentée par Jean-François Billeter dans Trois leçons sur Tchouang T'seu, Paris, Éditions Allia, 2002. L’intégralité de cette petite histoire mérite d’être consultée et mise en parallèle avec nos préoccupations de « musique historiquement informée ». La valeur et validité des sources mérite d’être questionnée.
[2] Le tempo objectif, avec une mesure métronomique par exemple, n’agit pas sur chacun de la même manière. Que veulent dire en soi, lent, vite, adagio, presto, allegro ?
[3] La partition est mono-dimentionnelle. Sur le sujet de la relation entre le signe et le mouvement dans les langues, voir Jean-François Billeter, Esquisses, Paris, Éditions Alia, 2016/2017. L’esquisse n° 33 (1re édition) ou n° 35 (2e édition) ouvre la porte à une transposition à la musique des analyses de l’auteur.
[4] Voir par exemple Udo Will, « La baguette magique de l’ethnomusicologue », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 12/1999, mis en ligne le 08 janvier 2012. URL : http:// ethnomusicologie.revues.org/671.
[5] Les tablatures d’orgue et de luth réduisent les valeurs de la polyphonie originale de 2 ou de 4.
[5] Dans cet article, j’utiliserai la dénomination « moderne » des valeurs rythmiques.
[6] Je rapporte ces valeurs à leur présence dans la musique des années 1500/1600.
[7] Si l’auditeur n’est pas conscient de cette structure de la pièce, c’est probablement ce qui donne de la force à une composition.
[8] Je fais allusion au répertoire des années 1500/1600 tel qu’il est noté. Dans cet article je pars du principe que chacun a la prudence de ne considérer comme valide que la notation originale : de nombreuses partitions sont éditées avec des valeurs réduites de moitié. À l’inverse, il faut savoir que les tablatures d’orgue et de luth réduisent les valeurs de la polyphonie originale de 2 ou de 4. Il y a encore trop de musiciens qui se servent, sans le savoir, de musique polyphonique dont les valeurs sont divisées par deux. J’ai encore vu de la musique des années 1500 éditée récemment ainsi. C’est dommageable à la pratique : l’exécutant ne peut plus relier les traités de diminutions à leur support polyphonique d’une part. L’œil doit « transposer » la notation rythmique. D’autre part la logique d’évolution de la notation est ainsi masquée.
[9] Les choses évoluent ces derniers temps de manière favorable de mon point de vue. Je n’ai pas fait de travail statistique. Cela pourrait m’amener à nuancer mon propos.
[10] J’en reviens à mon introduction : « la main trouve, l’esprit répond. » C’est souvent la question de la vélocité des notes qui fait question. Il faut aussi travailler énormément pour acquérir la maîtrise qui rend plausible le contenu des traités. Les grands improvisateurs de jazz improvisent avec une vélocité fantastique, sur des harmonies enrichies, dans des modes complexes quelques fois (les modes à transposition limitée de Messiaen) et de plus, pour certains, ont un réel souci de « polyphonie », de musique « à l’horizontale » dans le sens où ils travaillent aussi sur des lignes mélodiques. En faisant le tour des « musiques du monde » raffinées, anciennes ou modernes, on verrait le goût très marqué dans de nombreuses cultures pour la « haute vélocité ». À l’évidence, la musique occidentale a eu un goût prononcé pour les notes rapides. J’y reviendrai plus loin.
[11] Une somme au sens aristotélicien du terme.
[12] come sta, sous-entendu, comme écrit. Cela peut tout aussi bien vouloir dire de ne pas transposer la musique.
[13] C’est la connaissance des danses qui guide danseurs et musiciens : les différentes notations des courantes chez Michael Praetorius, dans les danses du recueil Terpsichore de 1612 en sont la démonstration.
[14] La triple croche pourrait être alors bien la marque de ce que j’appelle la « diminution extraordinaire », plus réservée à une pratique démonstrative de soliste.
[15] Indépendamment du contenu des descriptions, le ton adopté par chaque auteur, en général, plaide dans le sens que la diminution est une pratique ordinaire.
[16] Il tempo del affetto au contraire du tempo de la mano comme l’écrit Monteverdi en introduction du Lamento delle ninfa du VIIIe livre de madrigaux (1638).
[17] Dans la musique instrumentale du XVIIe siècle, l’apparition de mots tels que Adagio (à l’aise), Allegro (gai), Presto (en pressant) semble être plus une indication d’affect que de vitesse et indique indirectement que cette musique n’obéit plus aux convenances de la musique écrite selon les normes de l’époque précédente et que le tempo peut bouger sensiblement. On trouve du reste la mention Adagio adagio pour ralentir encore plus.
[18] Les virtuoses travaillant au métronome savent que passer de 52 à 54 pulsations minute par blanche change considérablement la vitesse des triple-croches, ce qui implique une perception très fine de la pulsation afin de ne pas se retrouver pris au dépourvu : nombre de motets et madrigaux commencent par une brève, ou tout du moins une ou des semi-brèves. Le moindre écart sur ces valeurs peut se révéler très problématique pour celui qui va orner et diminuer jusqu’à la triple-croche. Il faut ajouter que cette fourchette d’exécution va être remise en cause à partir du XVIIe siècle.
[19] L’autre source donnant des indications sur l’exécution du répertoire consiste dans les tablatures pour luth et clavier (orgue ou clavecin). La quantité d’information à traiter est très importante et du fait de son homogénéité elle aboutit à conforter mon opinion qu’il existe une « diminution ordinaire ». N’étant ni luthiste ni joueur de clavier je ne m’étendrai pas sur ce sujet passionnant : je pense que cette formidable source d’informations est trop « jouée » pour être analysée. Elle est aussi très contextualisée : on sait à quels types d’instruments elle est destinée, et quels exécutants l’ont écrite. Par le nombre très important de composition et de publication, elle représente comme un « répertoire parallèle » à celui de la musique éditée. De ce fait on se garde souvent de questionner ces tablatures d’autant plus qu’elles ne sont jouées que par une seule personne qui a toute liberté de l’exécuter à sa guise. Les traités de diminutions, par le flou de leur relation au répertoire polyphonique, par la pratique collective qu’ils supposent, obligent à diverses réflexions. Ils sont souvent pour « voix ou instruments » et sont finalement peu nombreux. Les exemples in extenso donnés à la fin des traités sur du répertoire ne sont pas non plus assez nombreux ni pour être l’équivalent de ces mises en tablature ni pour nous renseigner de manière fiable sur les pratiques et les conditions de leur exécution.
[20] La différence d’utilisation de valeurs rapides entre R. Rognoni et G. Bassano, deux traités exactement contemporains (1591 et 1592), ouvre la porte à l’idée qu’il existe plusieurs modes de diminutions à destinations différentes.
[21] Giovanni Bassano, Motetti, madrigali e canzoni francese, Venise, Giacomo Vincenti, 1591 ; volume perdu, copie manuscrite de Karl Franz Friedrich Chrysander, D-Hs [mb/2488].
[22] Je considère la diminution comme un sous ordre de l’ornementation, celle-ci comportant « grâces » (des agréments selon le terme utilisé en France) et « diminutions ». On voit dans La belle méthode ou l’art de bien chanter (Jean Millet, Ilan Grégoire, Lyon, 1666) qu’il se libère de l’obligation de cette distinction :
Au lecteur / Je sçay que les termes ordinaires de ceux qui enseignent la méthode de chanter, sont Traits de gorge, Portements de voix, Agreéments, Passages, Roulades, & autres qui signifient presque tous la même chose, & ne font pas suffisamment connoistre la différence des places qu'ils peuvent tenir. Or ce que j’appelle Avant-son est proprement ce trait de gorge, ou portement de voix qui precede la note principale, & le reste du son est pareillement un Trait de gorge, ou Portement de voix qui suit cette mesme note; les Roulades, & les Passages a mon admis ne sont différents que de nom, si ce n’est que l’on veuille qu’un petit assemblage de notes soit appelé Passage, & un grand Roulade ; mais comme il y a de grandes & de petites Roulades, & que i’en introduis de quatre sortes & de petites roulades, dont les unes peuvent quelques fois tenir autant la place de l’Avant-son, d’autres celle du Reste du son, d’autres les deux ensembles, & d’autres toute la note principale, i’estime, qu’il est inutile d’y apporter cette différence. Et quand aux agreémens ie ne les considere que comme les effets de tout cela, lors qu’il est observé, & qu’il est fait de la belle maniere. Voilà Lecteur ce que j'avais à vous dire touchant ces nouveaux termes.
[23] Jérôme de Moravie (né en 1250, date de mort inconnue), moine dominicain, est un compilateur. Il recueille les théories musicales dominantes à son époque. Dans son Tratatus de musica (F-Pbnf lat. 16663) on trouve, très peu reformulées, les pensées de Jean de Garlande, Francon de Cologne, Pierre le Picard.
[24] Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan, 1528, trad. et présentation Alain Pons, Paris, Flammarion, 1991.
[25] Ces madrigaux furent édités en 1601, plus de 20 ans après les évènements musicaux qu’ils relatent, survenus à la cour de Ferrare quand le Concerto delle donne ravissait le duc et ses auditeurs d’une musica reservata ou musica secreta qui ne devait pas sortir du palais. Cette infime partie de ce qui fut chanté, que représente les madrigaux de 1 à 3 voix de soprano de Luzzaschi, fut éditée après la mort du duc.
[26] Les pratiques ornementales devraient aussi être passées au crible d’une analyse sociologique. Qui fait quelle musique, dans quel lieu, dans quel but et pour quel public ? Il est certain que la musique de cour, très raffinée, se distingue certainement par la quantité de diminutions et ornements, de modes d’exécution de musiques plus fonctionnelles : car le madrigal n’est pas exclusivement une musique vocale de chambre, mais fait partie du répertoire des pifferi, les ensembles instrumentaux de hauts instruments. Il est évident qu’une exécution de madrigal, lors d’intermèdes, jouée en plein air, par des vents, sera moins diminuée/ornée que l’exécution du même madrigal « à la chambre » par un groupe réduit de musiciens et chanteurs. Ce à quoi fait allusion Luigi Zenobi, qui, après avoir longuement décrit les pratiques de diminutions et les ornements que doivent faire les chanteurs et particulièrement « le soprano » écrit : « Il [le soprano] doit chanter différemment à l’Eglise, à la chambre, à l’extérieur, de jour comme de nuit ; différemment un motet, une villanelle, une lamentation, un chant joyeux, une messe, un faux-bourdon ou un air, et avoir, pour chacune des compositions dites, un tour [motivo], des diminutions et un style, de façon que l’on reconnaisse l’art et le savoir du chanteur. » (traduction C. Pointet in « Semplice ou passeggiato », Genève, Droz, 2014.
[27] Traduction Christian Pointet in « Semplice ou passeggiato », Genève, Droz, 2014.
[28] Le site des projets de recherche de la HEM évolue constamment, les liens peuvent devenir caduques. Il convient de rechercher le projet à partir du lien général : https://www.hesge.ch/hem/recherche-developpement/liste/termine, et chercher le projet « La musique de l’Harmonie universelle », puis d’aller sur l’onglet correspondant au sujet.
[29] Lodovico Zacconi, Praticca di Musica, 1596, in « Semplice ou passeggiato », Genève, Droz, 2014.
[30] Un grand nombre d’indices me laissent penser que l’ornementation est riche, mais sans être d’un caractère exubérant. Mais ce sujet mérite d’être traité à part.
[31] Voir la liste des traités en annexe.
[32] On pourrait intégrer le traité de Johann Herbst (1653) ou celui de Millet (1666), mais ces derniers ne concernent plus la musique polyphonique. Voir la liste des traités ci-dessous.
[33] Le texte est toujours en langue vernaculaire. C’est un signe que les destinataires ne sont pas liés au monde « académique », au monde des « théoriciens » de la musique.
[34] Voir les pages consacrées à Bassano dans « Semplice ou passeggiato », Genève, Droz, 2014.
[35] Les chansons françaises mentionnées sont presque toutes issues de versions instrumentales que l’on trouve dans deux collections de canzoni éditées en 1577 et 1588 à Venise, comme si le succès et la diffusion de ces pièces ne s’était fait que par ce biais là. G. Dalla Casa, dans sa diminution, reprend même une faute d’intervalle présente dans l’édition de 1577.
[36] Ercole Bottrigari, Il desiderio / Overo De concerti Musicali di varij Instrumenti / Dialogo Di ANNIBALE MELONI, Milan, 1601. Traduction C. Pointet et J.R Dahan dans Apprendre à improviser avec la musique ancienne, Color & Talea, 2006.
[37] Sous réserve de prendre en compte la question de l’aptitude et du goût pour la vélocité. Voir plus loin le chapitre consacré à la vélocité.
[38] Extraits de « Cahiers GKC », La musique éloquente, volume II, traduction Joël Heuillon et Francis Saura, 1993.
[39] G. P. Cima, Concerti Ecclesiastici a una, due, tre, quattro voci con doi a cinque, e uno a otto Messa, e doi Magnificat, e Falsi Bordoni à 4 E sei sonate, per strumenti à due, tre e quattro, Milan, 1610.
[40] Sonate a violino solo per chiesa e camera, opéra terza, 1660, Innsbruck, Michele Wagner.
[41] Traduction Christian Pointet in « Semplice ou passeggiato », Genève, Droz, 2014.
[42] Idem.
[43] Idem.
[44] Idem.
[45] Il vero modo di diminuir, Venise, 1584, traduction Christian Pointet in « Semplice ou passeggiato », Genève, Droz, 2014.
[46] Facultad Organica, 1626, Alcalá de Henares chez Antonio Arnao.
[47] Il est à noter que dans les traités de diminutions (sauf dans celui d’Ortiz) la partie simple n’est jamais mentionnée. Quelques fois même le nom de l’auteur ne figure pas. Très souvent, seul le prénom est indiqué : par exemple Adriano [Willaert]. C’est à l’évidence un répertoire connu par cœur. Je pense qu’une anthologie des « tubes » de la Renaissance (en faisant le tour des traités de diminution, des tablatures de luth et d’orgue par exemple) ne comporterait guère plus de 250 pièces. Il est probablement possible de garder en mémoire autant de répertoire. Dans les musiques traditionnelles, chanteurs, violonistes, danseurs... connaissent des centaines de pièces par cœur. On prête au Concerto delle Donne de Ferrare la connaissance de nombreux madrigaux : « [...] J’ai été 20 jours à Ferrare avec beaucoup de plaisir et de satisfaction, entendant chaque jour ce concert si varié et unique pendant 3 heures continues de ces Dames, comme des anges du Paradis. » (Fenlon Mantoue sur une lettre de Striggio au grand duc de Florence, du 17 août 1584 ; traduction Christian Pointet, communication personnelle du traducteur.)
[48] Traduction Christian Pointet, ibid.
[49] Bonnie Blackburn et Edward Lowinsky, Luigi Zenobi and His Letter on the Perfect Musician, Studi Musicali, 1994 ; traduction partielle française Christian Pointet in « Semplice ou passeggiato », Genève, Droz, 2014.
[50] Voir un exemple musical plus loin.
[51] Michael Praetorius, Syntagma musicum, Wolfenbüttel, Holwein, 1614-1619.
[52] Comme je le mentionnais dans l’introduction, diminuer à cette vitesse est quasi impossible, sinon à ne faire que des divisions de 8 notes par ronde, exceptionnellement 16. J’ai été souvent confronté, dans mon activité de musicien, à ce cas de figure.
[53] Traduit par Christian Pointet, ibid.