L’abstraction du tempo – Réflexions d’un interprète sur son répertoire
Actes du colloque Le Tempo dans l'acte de performance (30-31 mars 2017), Université de Bourgogne / Conservatoire de Paris
Par tempo, on entend communément l’indication qui permet d’établir la vitesse à laquelle il faut jouer tel morceau ou exercer telle activité. En ce sens, il coordonne les exécutants, il est leur dénominateur commun avec des types ou des genres de musiques, des rythmiques ou des actions musicales spécifiques, comme :
- la marche des militaires : nombreuses musiques de marches, musiques militaires
- les pas des danseurs : valse, menuet, sarabande, sicilienne, tango…
- le labeur des galériens : le batteur de tambour
Le tempo permet donc de synchroniser une ou plusieurs actions collectives différentes. L’exemple des 3 danses différentes superposées dans le Don Juan de Mozart (acte I, scène 20) présente des points de coïncidence qui permettent à chacun de se caler par rapport aux autres. La notion de dénominateur commun est particulièrement flagrante.
En pratique, le tempo détermine la vitesse de la pulsation. La coordination est possible grâce à la fréquence périodique de cette pulsation. L’écriture, notamment en musique classique mais aussi pour les musiques actuelles, s’attache à rendre sensible cette pulsation avec :
- l’alternance périodique des temps forts et des temps faibles, des arsis et thesis, voire de valeurs ajoutées
- les rythmiques de danse déjà évoquées
- des formules d’accompagnement comme les « batteries », les basses d’Alberti, ou encore les ostinati.
Comme on le voit, ces procédés d’écriture mettent le tempo en valeur, ils le concrétisent. En revanche, il existe également des musiques pour lesquelles cette sensibilité de la pulsation devient un carcan, et les compositeurs déploient un certain de nombre stratégies pour s’en dégager.
Ainsi, en interprétant des styles de musiques contemporaines très différents, j’ai noté combien les indications métronomiques semblaient parfois abstraites par rapport à la vitesse ressentie lors du jeu ou de l’audition, contrairement à la musique classique, où les indications sont très évocatrices. Cette abstraction tient à l’effacement du ressenti de la pulsation, ou de sa périodicité, de sa linéarité [1]. Ce n’est plus la vitesse de la pulsation (la durée de l’intervalle entre deux pulsations) qui compte, mais la durée des événements eux-mêmes. L’indication métronomique de pulsation semble n’être plus qu’une consigne pour l’exécutant pour réaliser avec précision les durées. Quant aux enjeux de vitesse (ou de lenteur) et de temps, ils sont dans certains cas liés à d’autres références (musique électronique, extra-européennes, notamment japonaises) où la sensation de pulsation n’a pas sa place. Pour le compositeur en revanche, le tempo devient un paramètre dont le traitement permet de riches spéculations créatives.
J’illustrerai mon intervention avec des pièces – solo, musique de chambre ou ensemble dirigés – de Donatoni, Hurel, Ferneyhough, Berio, Murail, Ives, Bertrand, Taïra, Sciarrino, etc., que j’ai jouées comme flûtiste étudiant ou professionnel.
1. Casser la périodicité linéaire des temps forts et faibles
Certains compositeurs, inspirés par les musiques extra-européennes, ou souhaitant rompre l’alternance linéaire des temps forts et faibles, ont développé quelques stratégies que je vais énumérer ci-dessous.
1. 1. Changements constants de chiffrages de mesure
Lorsque l’unité de mesure reste la même, le compositeur rompt la périodicité de l’alternance des temps forts et faibles, mais cela ne remet en cause ni la compréhension ni le rôle du tempo. C’est le cas par exemple, du début du 1er mouvement des Quatro fragmentos de « Kiu » de Luis de Pablo (ex. 1), même quand l’indication métronomique change : tout est compté ici à la noire.

Ex. 1 : Luis de Pablo, 1er mouvement des Quatro fragmentos de « Kiu », Milan, Zerboni, S. 9591 Z., 1985, p. 1.
En revanche, lorsque l’unité de temps change, par exemple de la noire à la noire pointée (2/4 → 6/8), trois cas de figure se présentent :
- Une indication complémentaire précise noire pointée = noire précédente, la subdivision de la pulsation change, mais pas sa vitesse.
- Au contraire, s’il est précisé croche = croche mais que l’on compte à la noire puis à la noire pointée, alors la pulsation ralentit. L’indication est abstraite et purement technique ou pratique : elle est plus commode que le fait de réécrire la valeur métronomique correspondant à la noire pointée. Toutefois, elle laisse à penser (a priori) qu’on est toujours dans le même tempo (à cause de l’égalité) alors que la pulsation a ralenti.
- Un fragment de temps comme le 7/8 du Chant de Linos, avec la croche toute seule au début de chaque mesure à la flûte (ex. 2). On peut compter ici à 4/4 avec un 1er temps plus court si l’on cherche un jeu très nerveux, ou à 3/4 avec un 1er temps plus long pour donner plus d’ampleur au jeu et mieux s’accorder avec les valeurs plus longues du piano.

Ex. 2 : André Jolivet, Le chant de Linos, Paris, Leduc, A.L. 21165, s.d., p. 8.
- La question de la valeur ajoutée mérite un développement particulier, car elle expose le cas du changement d’unité de temps ou l’absence de chiffrage de mesure.
1. 2. Les valeurs ajoutées
Popularisée par Olivier Messiaen, la valeur ajoutée est « une valeur brève, ajoutée à un rythme quelconque, soit par une note, soit par un silence, soit par un point [2] ». Les passages « presque lent, tendre » du Merle noir en sont un bon exemple. Il n’y a ici aucune indication métronomique, ni aucun chiffrage de mesure (malgré les barres de mesures, qui délimitent plutôt des séquences). La vitesse est laissée à la discrétion de l’interprète, pourvu qu’il satisfasse au caractère sollicité par le compositeur. Dans ce passage, l’idéal est de compter à la croche. Les valeurs ajoutées font l’objet d’une pulsation plus courte (à la double croche). On peut également procéder d’une autre manière, en les associant à la valeur qu’ils augmentent, ce qui fait des temps plus longs que la croche. Lorsque j’ai étudié l’œuvre, mon professeur m’avait conseillé de travailler préalablement en décomposant en doubles-croches toutes les notes augmentées de ce passage. Il avait noté les fameux triangles bouléziens, battait les doubles-croches à ces endroits, puis passait à la croche pour les valeurs non augmentées. C’est d’ailleurs ce que Messiaen suggérait également aux interprètes du Quatuor pour la fin du temps, pour se familiariser avec ces rythmiques peu usuelles [3]. Une fois la place rythmique de chaque note acquise, nous avons opté pour des pulsations brèves lors des valeurs ajoutées. Cette méthode de travail est particulièrement efficace pour le travail de mise en place avec le piano dans le second passage lent sont en canon (ex. 3).

Ex. 3 : Olivier Messiaen, Le merle noir, 2e passage « presque lent… », Paris, Leduc, A.L. 21.053, 1952, p. 4.
On peut également parler de valeur ajoutée dans certains passages des soli de la flûte. Là encore, Messiaen donne juste une indication de caractère, « un peu vif, avec fantaisie », mais pas de valeur métronomique. Globalement, les rythmes s’organisent par croches, mais on trouvera des rajouts ou des retraits qui vont perturber la linéarité de la pulsation. Dans l’exemple ci-dessous, on a deux triples de plus dans le second groupe, et il en manque une dans le troisième (ex. 4).

Ex. 4 : Olivier Messiaen, Le merle noir, 1ère cadence, Paris, Leduc, A.L. 21.053, 1952, p. 1.
Messiaen a théorisé la notion de valeur ajoutée, mais il n’est pas le premier à jouer avec la périodicité de la pulsation, selon des principes rappelant la valeur ajoutée avec des temps plus longs ou plus courts. Je pense notamment aux musiques des Balkans. Et après Messiaen, les compositeurs utiliseront de nombreux moyens pour créer des valeurs ajoutées encore plus complexe et subtiles : Sciarrino, Hurel, Mantovani, Murail… Précisons qu’il n’est pas nécessaire d’être dans un contexte a-mesuré.
Dans les musiques de Philippe Hurel ou Bruno Mantovani, clairement mesurées, la valeur ajoutée est signalée par les chiffrages de mesure. Il y a des mesures où le temps n’est pas complet, comme le 7/8 compté à la noire ou encore l’adjonction directe dans le chiffrage (4/8 + 1/16). Dans ce cas, la place de la valeur ajoutée est explicite. Loops I de Hurel, dont je reproduis les premières mesures (ex. 5) présente ces deux aspects. Le tempo est à noire = 54/56. Pour la mesure 1 à 7/8, la valeur ajoutée est clairement le demi-soupir. En revanche, la question peut se poser à la mesure 3, en 3/8. En effet, les liaisons par croches incitent plutôt à compter à la croche, d’autant plus que la mesure suivante présente une autre valeur ajoutée, de double croche, et qu’à peine plus loin, on trouve une noire tronquée d’une triple croche (7/32 de la mesure 6). Si le compte à la noire permet de donner de l’ampleur au tout premier geste, il est très vite plus pratique de passer à la croche. Cela se justifie musicalement, puisque la boucle initiale s’érode rapidement par toutes les manipulations articulatoires ou rythmiques, notamment ces valeurs ajoutées (ou retranchées).

Ex. 5 : Philippe Hurel, 1ère pièce de Loops I, Paris, Lemoine, 2000, p. 2.
Ces valeurs ajoutées restent relativement aisées à appréhender, car elles se fondent toujours sur un rapport de proportions simples par rapport à la valeur de base. On lui rajoute (ou retranche) la moitié ou le quart de sa durée. D’autres compositeurs ont poussé beaucoup plus loin la complexité entre la valeur de base et ce qu’on lui adjoint.
Dans la première partie d’Omagio a Burri de Salvatore Sciarrino, les instruments se transforment en métronomes, jouant tour à tour à la vitesse stricte de « al tempo degli orologi, croche sotto 60 ». Néanmoins, ce déroulement implacable est contrarié par des valeurs ajoutées, comme un grain de sable dans la mécanique, qui raccourcit occasionnellement la pulsation (on peut penser à ces vieux métronomes à balancier, qui se déréglaient si vite). Aux mesures 13 et 14 (ex. 6), la flûte en sol donne ainsi le tempo, mais la mesure 14 ne compte que 3 triples croches de quintolet, soit 3/5 de seconde, avant que la flûte ne reprennent son comptage sur une autre note. La mesure 17 présente un phénomène du même type, mais cette fois, la mesure n’est tronquée que d’une triple croche, puis la clarinette basse prend le relai. Cela est également signifié par les chiffrages, 3/40 et 3/32. La valeur ajoutée n’est jamais la même, mais la différence particulièrement infime. On sent que la pulsation est contrariée, comme si l’on trébuchait, mais je doute qu’une oreille non avertie puisse faire la différence entre les différentes perturbations.

Ex. 6 : Salvatore Sciarrino, Omaggio a Burri, Milan, Ricordi, 137236, 1995, mes. 12-17.
Dans Le fou à pattes bleues, Tristan Murail utilise également des valeurs ajoutées en croches, doubles croches ou en triolets de croches. Il écrit alors des chiffrages comme 1/2, 1/4 ou 1/3 de l’indication métronomique (en l’occurrence la noire, donc par exemple 1/3 de noire, soit une croche de triolet). Lorsqu’il souhaite des mesures avec des noires entières, il se contente d’écrire des nombres entiers, et non les indications traditionnelles 3/4, 4/4, fractions de la ronde. Il préfère garder les fractions pour les valeurs ajoutées. Dans ce cas précis, on ne peut pas parler d’abstraction.

Ex. 7 : Tristan Murail, Le fou à pattes bleues, Paris, Salabert, EAS 18923, 1990, p. 3.
1. 3. Absence de mesure
J’ai déjà évoqué l’absence de chiffrage de mesure à propos du Merle Noir de Messiaen. Murail procède de la même manière dans certains passages du Fou à pattes bleues, et précise bien en notice qu’il « faut cependant respecter les valeurs rythmiques des notes ». Le passage ci-dessous (ex. 8) est à noire = 100. Et l’on retrouve des noires incomplètes. On verra également des noires et des croches (ou leurs équivalents en silences) affublées du chiffre 3, pour dire qu’il s’agit d’une valeur d’une noire ou d’une croche de triolet. Les grands traits verticaux ne sont pas des barres de mesures mais des indications de synchronisation entre la flûte et le piano.

Ex. 8 : Tristan Murail, Le fou à pattes bleues, Paris, Salabert, EAS 18923, 1990, p. 6.
Chez d’autres compositeurs en revanche, la question de l’absence de mesure prend une toute autre dimension malgré une indication métronomique précise et une notation rythmique assez traditionnelle. Dans la 2e variation de Vox balaenae de George Crumb (ex. 9), les musiciens interviennent les uns par rapport aux autres à l’aide de flèches. Lorsqu’ils ne jouent pas, la portée est effacée : ils n’ont aucune valeur de silence et ne peuvent donc pas compter. De même, le piano qui joue toujours le même si grave (il pince la corde comme un pizzicato, et en perturbe la vibration à l’aide d’un trombone agrafe déplié, créant un son rappelant la tampura indienne) d’une durée de 5 croches pendant toute la variation, voit sa portée remplacée pour une ligne ondulée avec l’indication sempre simile. S’il y a une valeur métronomique (croche = 60), elle sert avant tout à définir la durée de la tenue de piano et la vitesse de jeu de la flûte et du violoncelle. En effet, la flûte commence pendant la 3e tenue du piano, puis ne s’occupe plus de lui. Le violoncelle commence précisément sur une syllabe que le flûtiste chuchote dans son instrument dans un ralenti signifié par les ligatures. Ces accélérés et ralentis rythmiques accordent une certaine liberté de jeu, notamment par rapport à la pulsation. D’ailleurs, le violoncelle doit toujours se caler sur un ralenti de flûte ou des silences. La flûte, elle, doit attendre 5 ou 4 secondes après la fin des interventions de violoncelle pour reprendre le jeu. Il n’est pas dit (et nullement spécifié) que cela ne coïncide pas avec le piano. Quant à ce dernier, il reproduit sa note de manière immuable (steady unvarying) jusqu’à la fin de la dernière variation, produit un dernier si avec le trombone agrafe, puis un si sans cet accessoire, qu’il laisse ensuite résonner pendant 7 secondes.

Ex. 9 : George Crumb, Vox balaenae, variation II, Frankfurt, Peters, PE.P66466, s.d.
Dans ce dernier exemple, le tempo perd son rôle de coordination et de synchronisation des instruments. Il me semble toutefois difficile de parler de polymétrie ou de polyrythmie, contrairement à d’autres exemples que je présenterai ultérieurement.
Et d’une manière générale pour clore cette première partie, que signifient encore les indications métronomiques face à ces valeurs ajoutées, à des temps plus courts ou plus longs ? Si on pense en termes de jeu pulsé, le tempo conserve une dimension concrète, bien que les valeurs ajoutées cassent la linéarité. Au contraire, si on pense d’abord la durée des événements, comme cela est le cas en musique électronique, alors le tempo devient abstrait.
2. Le plus rapide n’est pas celui qu’on pense
Comparons deux extraits : le début de Filigrane 1 (ex. 10) de Yoshihisa Taïra (flûte et piano) et un passage de Small de Franco Donatoni (mes. 15 sqq. ex. 11). À l’écoute et sans regarder la partition, nous serons tous d’accord pour dire, à l’évidence, que le second est plus rapide que le premier. Et nous pourrons justifier nos propos en évoquant d’une part les longues tenues hiératiques de flûte chez Taïra, tenues seulement ponctuées par les petites notes de flûte ou des agrégats de piano courts et secs, plaqués de manière non périodique. En revanche, chez Donatoni, on entend un tapis régulier de notes rapides malgré quelques silences à la harpe, fond sonore sur lequel la clarinette développe son chant et la flûte joue ses motifs rythmiques dynamiques.
L’examen de la partition confirmera cette sensation, puisqu’on découvre que Taïra utilise des notes prolongées par de longues ligatures (non pas une croche, mais une longue tenue), alors que Donatoni suscite une rythmique à l’aide de triples croches à la harpe. Mais lorsque l’on s’intéresse aux indications objectives de vitesse, on constate que Taïra mesure le temps en secondes, alors que Donatoni note noire = 58. Autrement dit, une pulsation à 60 contre une autre à seulement 58, donc Donatoni est un tout peu plus petit peu plus lent que Taïra !

Ex. 10 : Yoshihisa Taïra, Filigrane I, Paris, Éditions Musicales Transatlantiques, EMT 1885, 1996, p. 1.

Ex. 11 : Franco Donatoni, Small, Milan, Ricordi, 133238, s.d., mes. 15-21.
D’une manière purement abstraite, on peut donc dire que, contrairement à ce que nous avions ressenti à l’écoute, le plus rapide des deux est finalement Taïra ! Et l’on pourrait renchérir qu’au fond, ce n’est pas grave, car noire = 58 correspond également à croche = 116, faisant ainsi retrouver son statut de plus rapide à la pièce de Donatoni. Dans cette configuration la comparaison reste justifiable, dans la mesure où Taïra a juste une indication de vitesse sans référence à une valeur rythmique : on aurait donc bien 60 contre 116.
Pourtant, si Donatoni a écrit une pulsation à la noire, c’est qu’il cherchait une certaine fluidité dans le jeu de la harpe, voire une ampleur du geste. Une pulsation à la croche, implique un jeu plus pulsé, nerveux, rythmique… c’est un tout autre état d’esprit, alors que le déroulement des faits va à la même vitesse.
Avec …À mesure, Philippe Hurel nous offre une pièce beaucoup plus nerveuse. Si l’on considère le début de l’œuvre, le dynamisme et l’arrière-plan rythmique sont confiés aux claviers (piano et vibraphone), tandis que le reste du groupe commence avec une longue tenue et développe des boucles à différentes vitesses, de différentes longueurs, qui se raccourcissent et s’accélèrent au fur et à mesure (ex. 12). L’indication métronomique est noire = 120-126, soit le double de Taïra et Donatoni. Cependant, à l’écoute, on a l’impression que les fonds rythmiques de Donatoni et Hurel vont à la même vitesse. Néanmoins, 120 implique un geste, une pulsation plus brève, serrée, afin d’obtenir cette nervosité exubérante qui caractérise la musique d’Hurel.

Ex. 12 : Philippe Hurel, …À mesure, Paris, Billaudot, G 6313 B, 1997, p. 4, mes. 5-8.
Signalons également chez ce dernier les changements fréquents des indications de mesure (4/4, 3/4, 2/4, mais jamais de manière régulière ou périodique), perturbant ainsi la succession des temps forts et faibles, alors que Donatoni reste à 3/4 pendant tout Small. Notons encore que plus loin, le geste s’élargit avec une noire à 63 alors que ce qui précède est à noire = 126. Deux fois plus lente, la pulsation est plus large (ex. 13). Pourtant, la vitesse ne change pas car les doubles croches à 126 deviennent des triples croches à 63, ce qui est particulièrement flagrant au vibraphone. Il est fort possible que le chef continue de battre à la croche avec un 4/4 décomposé (1 et 2 et 3 et 4 et [4]) pour assurer la précision sollicitée (cf. l’indication « très précis et mécanique », ainsi que le « croche = noire précédente »), mais le retour du temps fort prendra désormais plus de temps. En fait, cet élargissement correspond avant tout à un processus de raréfaction des interventions instrumentales, avec des figures de plus en plus brèves et des silences plus longs. On observe également un processus de ralentissement dès avant le changement d’indication métronomique avec les triolets de croches, qui deviendront triolets de doubles croches dans la nouvelle vitesse, puis quintolets et doubles croches. Le changement d’indication métronomique a en fait pour but de souligner ce processus, même si on choisit de battre à la croche (donc de garder la même vitesse de pulsation).

Ex. 13 : Philippe Hurel, …À mesure, Paris, Billaudot, G 6313 B, 1997, p. 28, mes. 177-178.
Enfin, j’en reviens à Omaggio a Burri de Sciarrino. Si on écoute le début de la pièce et qu’on le compare avec Taïra, on affirmera là encore que le premier est le plus rapide, en raison de l’activité plus importante de la flûte et de la clarinette sous la tenue de violon. Toutefois, l’indication métronomique est de croche = 60, soit la vitesse de la seconde, avec une précision complémentaire : Al tempo degli orologi. Objectivement, les deux œuvres ont la même vitesse, puisque l’unité de mesure du temps et de la durée des événements est la seconde (ex. 14).

Ex. 14 : Salvatore Sciarrino, Omaggio a Burri, Milan, Ricordi, 137236, 1995, p. 1.
Si l’on avait à classer les différents passages du plus lent au plus rapide, soit en fonction du ressenti, soit selon l’indication métronomique, on obtiendrait le tableau suivant.
Vitesse ressentie |
Vitesse métronomique de la pulsation |
|
Donatoni (58) |
Sciarrino (compte métronomique d’horloge) |
Taïra (vitesse de la seconde) Sciarrino (60) |
Hurel : 2e passage (très mécanique et précis, |
|
Hurel : 1er passage (jeu très nerveux, exubérant) |
Hurel : 2e passage (63) |
Donatoni (jeu très fluide) |
Hurel : 1er passage (120-126) |
Globalement, l’ordre est respecté bien que Taïra et Sciarrino soient écrits à la même vitesse. Toutefois, la pièce qui était ressentie comme la plus rapide, est objectivement la plus lente de par la vitesse (ou plutôt la lenteur) de sa pulsation ! Et même si l’on peut ressentir le premier passage d’Hurel égal ou plus vite que Donatoni, ce dernier reste ressenti comme rapide, alors que du point de vue de la pulsation, il est le plus lent.
Bien que les indications métronomiques aient un sens en termes de caractère ou d’expression, comme je l’ai décrit dans mon propos et dans la colonne « vitesse ressentie », le fait de retrouver Donatoni comme le plus rapide dans un cas et comme le plus lent dans l’autre cas me fait dire que le tempo est abstrait, ou plus exactement l’indication de vitesse. On pourra objecter que ma comparaison s’appuie sur des différences d’unités rythmiques (la noire, la croche, la seconde). Si l’on comptait Donatoni à la croche (ce qui n’est pas inconcevable et que j’ai d’ailleurs fait lorsque je l’ai joué [5]), il serait presque aussi rapide que le 1er passage d’Hurel, qui lui n’a aucun intérêt à être compté à 240 à la croche. Justement, ces jeux sur les chiffres des indications et la manière dont la place de Donatoni évolue selon le ressenti, l’évaluation de la pulsation à la croche ou à la noire, me renforcent dans ma conviction que ces indications sont abstraites, non pas en termes d’expressivité, mais en termes d’évaluation et de description de la vitesse.
3. Effacement de la sensation de pulsation
Si Taïra est ressenti comme le plus lent, cela tient au fait que les longues tenues, mesurées en secondes, ne sont pas entrecoupées par des éléments périodiques ou fréquents (contrairement à Sciarrino) mais par des interjections ponctuelles qui paraissent placées de manière aléatoire. Ainsi, bien que l’on soit amené à compter les secondes pour gérer les dynamiques comme le départ d’un crescendo, on ne ressent pas la mesure du temps, alors qu’il est précisément évalué.
Filigrane I présente d’autres passages, animés, où il n’y a plus de mesure, ni d’indication temporelle. Par exemple, le 4e système (ex. 15), présente une graphie proche du 1er (ex. 10) mais il n’y a plus d’échelle de mesure, seulement une mention « assez libre ». Il y a même des passages indiqués senza tempo.

Ex. 15 : Yoshihisa Taïra, Filigrane I, Paris, Éditions Musicales Transatlantiques, EMT 1885, 1996, p. 6-7.
Beaucoup de compositeurs ont souhaité effacer ce ressenti de la pulsation, considérant que c’était un carcan, de par ses caractères périodiques et proportionnels. Pour certains, cela est dû à la (re)découverte des musiques extra-européennes, notamment japonaises, et du théâtre Nô, ou encore l’influence de la musique électro-acoustique pour laquelle la mesure et la perception du temps relèvent d’un autre paradigme. Pour ce faire, en musique acoustique, ils utilisent un certain nombre de stratégies.
3. 1. La notation dite « proportionnelle »
Avec cette notation, on n’utilise plus les valeurs traditionnelles de rythmes et leurs rapports de proportion pour évaluer les durées, mais on place les notes à jouer sur la portée en regard d’une échelle temporelle, et on évalue leur durée graphiquement, à l’aide d’une ligature plus ou moins longue. C’est donc à tort qu’on parle de notation proportionnelle. Néanmoins, comme l’usage de cette appellation est commun, je désignerai cette notation en la qualifiant de « notation dite proportionnelle ».
Le début de Filigrane I (ex. 10) est un exemple de notation dite proportionnelle, avec des curseurs de plusieurs secondes. La première version éditée de la Sequenza I de Luciano Berio en 1958 en est un autre. Ici, on mesure le temps à la manière du chronomètre, même si on ne peut le quantifier immédiatement en secondes. On a de petites unités délimitées par des traits verticaux que j’ai coloriés en jaune, et qui correspondent aux battements d’un métronome à 70 (cf. l’indication 70 M.M.) (ex. 16).

Ex. 16 : Luciano Berio, Sequenza I, 1ère version, Milan, Zerboni, S. 5531 Z., s.d., p. 1.
Sur la partition, on peut toujours mesurer, et le terme de mesure prend d’ailleurs plus de sens que dans son acception solfégique. La distance graphique séparant deux traits jaunes est toujours la même (y compris lorsque l’on passe à la ligne), et ne sera prolongée, élargie, que pour les points d’orgue (par exemple au début de la 3e ligne). C’est le seul aspect de la partition qui justifie la qualification « proportionnelle », mais avec toutes les réserves que j’ai déjà déclinées au début de mon propos.
En effet, les événements sont « distribués [6] » dans l’espace temporel, et la longueur d’une note (ou du silence entre deux notes) dépend de la distance spatiale entre ces deux notes ou de la longueur du trait matérialisant la durée. Il n’y a donc plus de rapports de proportions comme on a pu le voir dans le solfège occidental, mais plutôt une disposition spatiale. Le mesuré ne s’appréhende pas, mais la mesure se réalise de manière beaucoup plus évidente, puisqu’il y a un rapport de correspondance entre la distance sur le papier et le temps. La partition est à nouveau une sorte de carte topographique avec son échelle, comme j’ai pu l’évoquer plus haut.
Toutefois, il serait absurde et contre-productif de prendre une règle et de mesurer la distance précise entre chaque note pour en évaluer la durée, en estimant que tant de centimètres sur le papier correspondrait à tant de secondes. La comparaison avec la carte topographique et son échelle n’est pas aussi absolue. Cette évaluation se fait au jugé, ce qui faisait dire à Umberto Eco qu’il était question d’une œuvre ouverte offrant une certaine liberté à l’interprète [7].
3. 2. Liaisons de prolongations
Cependant, Berio apportera un démenti à Eco en réécrivant cette Sequenza à l’aide d’une notation solfégique traditionnelle, estimant justement que les interprètes prenaient trop de libertés. Son but était bien que l’on ne sente plus la pulsation périodique, ce que nous confirme un examen rapide de la nouvelle version (ex. 17).
- Pas de mesure ou de chiffrage de mesure, donc pas de hiérarchie entre les temps
- Beaucoup de valeurs irrationnelles (quintolets, triolets)
On peut compter à la noire et décomposer à la croche selon les passages, mais on trouvera des valeurs ajoutées et des liaisons de prolongation faisant déborder une note au-delà de la pulsation suivante, rendant ladite pulsation peu ou pas sensible.

Ex. 17 : Luciano Berio, Sequenza I, 2e version, Londres, Universal Edition, ue19957, s.d., p. 1.
3. 3. Les silences
C’est le même principe que celui des liaisons de prolongation, mais au lieu d’avoir des notes tenues, on a des silences, ponctués par de brefs éléments. Ainsi, dans Tracce pour flûte seule de Luca Francesconi, la longueur des silences fait que les événements sonores ne coïncident pas toujours avec le temps ou le demi-temps. Il m’est arrivé de réécrire plusieurs passages pour avoir une vision claire des endroits où tombe la pulsation, ce qui rendait plus efficace l’appropriation du texte et la précision rythmique. Il en résultait aussi une interprétation très pulsée, justifiable en regard des accents et des indications serratissimo, senza rubato et pp ma secco e marcatto. Cependant, avec le recul, je me demande aujourd’hui si l’on ne devrait pas plutôt compter le nombre de doubles croches (la plus petite unité rythmique du passage), ce qui donnerait une impression d’événements disposés de manière aléatoire dans le temps qui n’empêche pas non plus la bonne exécution des indications textuelles.
Mon idée première fait ressortir clairement l’idée d’une pulsation noire = 90, et permet d’appliquer l’indication serratissimo, senza rubati. Ma seconde idée, justifiée par la notation des silences, rend ces indications complètement abstraites : on ne les ressent pas même si on les applique avec rigueur et précision. Dans l’exemple 18, on voit ma réécriture : j’ai inversé les silences au sein des cadres, afin que la partition soit organisée par croches (encadrés), ou encore les ligatures des notes par 4 doubles croches. De la même manière et dans le même but, j’ai décomposé des tenues avec des liaisons de prolongation dans d’autres passages.

Ex. 18 : Luca Francesconi, Tracce, inédit.
3. 4. Rythmes hyper-complexes
Je pense bien entendu à Brian Ferneyhough. Je ne développerai pas ici les motivations du compositeur à développer une écriture rythmique aussi complexe avec toutes ces combinaisons ou superpositions de valeurs irrationnelles à plusieurs niveaux. Il en résulte que là encore, on ne ressent plus la pulsation, car le compositeur évite de faire jouer sur le temps. Mais surtout, bien plus que dans les exemples précédents, les rapports entre les différentes valeurs rythmiques ne sont plus de type binaire ou ternaire. On ne multiplie (ou divise) plus une durée par deux ou trois ou leurs multiples, par d’autres nombres premiers, ou encore des valeurs décimales. Si l’on multiplie une noire par 1/2, on aura une croche. On a finalement une équation :
Une croche = 1/2 noire
Deux croches = 1 noire
C’est un rapport simple, des proportions simples. Mais si on multiplie la même noire par 2/7 puis que l’on multiplie le résultat par 9/5, le rapport devient bien plus complexe, et il est peu probable que l’oreille puisse le déceler aussi sûrement que le rapport du simple au double.

Ex. 19 : Brian Ferneyhough, Cassandra’s Dream Song, Frankfurt, Peters, 7197, 1975, p. 1, ligne 4.
Lorsqu’un temps est subdivisé régulièrement selon des proportions simples mais que l’on retombe toujours sur la pulsation, le tempo reste clair. Lorsqu’on le multiplie selon des proportions simples, mais que les durées ne sont pas trop longues, on conserve une idée de la vitesse de la pulsation, même sans aucun repère d’accompagnement, car on a intériorisé la pulsation. Toutefois, si la tenue dure trop longtemps, surtout avec un tempo lent (ex. 20), ou que l’accompagnement développe des stratégies de contournement ou de déstabilisation volontaire de la pulsation, on en perd la sensation. La présence de quelqu’un qui bat est nécessaire s’il s’agit de musique d’ensemble, afin d’assurer la synchronisation.

Ex. 20 : Charles Ives, The unanswered question, s.l. Musica Viva, PVM 8586, 1985, p. 5.
3. 5. Polymétries, polytemporalités
L’exemple de Don Juan évoqué en début d’article constitue un cas de polymétrie simple, car les trois plans ont un dénominateur commun, et une coïncidence périodique des mesures et des temps. Bien qu’il n’y ait aucune indication métronomique, la valeur de référence est la noire (à la même vitesse) pour les orchestres I et II, et la noire pointée (toujours avec la même vitesse) pour l’orchestre III. Donc, noire O1 = noire O2 = noire pointée O3. En fait, l’O3 subdivise les temps en 3 alors que les deux autres subdivisent en 2. C’est la concordance des temps forts qui change, encore qu’ils coïncident périodiquement. On peut estimer qu’il y a plusieurs plans sonores, liés à l’intrigue de l’opéra qui superpose différentes danses, divergent par leurs métriques, mais il est toutefois délicat de parler de différences de vitesses, surtout en matière de ressenti.

Ex. 21 : Wolfgang Amadeus Mozart, Don Giovanni, KV 527, acte I, scène 20, Eulenburg, E.E. 4808, s.d.
En revanche, c’est bien le cas dans The unanswered question de Charles Ives. Cette œuvre distingue elle aussi trois plans instrumentaux : un quatuor à cordes, un quatuor de flûtes et une trompette.
Les cordes jouent à une vitesse lente (noire = 50) et dans des mesures à 4/4 de longues tenues avec des valeurs très simples : rondes, blanches, noires, le plus souvent liées. À l’exception de quelques suites de noires qui affirment bien le 4/4, il est donc difficile de ressentir le tempo.
La trompette intervient à 7 reprises, mais subdivise la mesure en trois blanches, elles-mêmes subdivisées en trois noires. Ives utilise les triolets de blanches et de noires en deux couches (triolet dans le triolet). Cet artifice de notation lui permet de synchroniser les deux plans sonores et faire coïncider les barres de mesures. Objectivement, les cordes et la trompette jouent avec le même tempo de référence (noire = 50), la même pulsation, mais la vitesse est différente (ex. 22). En effet, Ives aurait pu écrire la trompette en 3/2 avec une indication métronomique un peu plus lente (blanche = 37,5, précisément). On aurait donc eu une mesure à trois temps, superposée à une mesure à quatre temps, ce qui se visualise particulièrement lors de la seconde intervention de trompette. D’ailleurs, au début de l’œuvre (cf. ex. 20), il écrit bien Largo, molto sempre (per archo et tromba) (ca 50 = noire).

Ex. 22a et b : Charles Ives, The unanswered question, s.l., Musica Viva, PVM 8586, 1985, p. 6-7.
Seule la troisième intervention de la trompette est plus binaire et lisible à 4/4 (ex. 22b). Néanmoins, le choix de notation d’Ives est plus pratique pour les interprètes, puisqu’il n’y a ainsi qu’une seule battue. Qui plus est, la superposition des différentes métriques et vitesses est avant tout visuelle, en raison des tenues et des liaisons de prolongation qui annihilent la sensation des pulsations.
Les différentes interventions des flûtes sont à chaque fois une réponse à la trompette, et se désolidarisent du reste de l’orchestre au fur et à mesure. La partition le montre explicitement dès la seconde occurrence avec des barres de mesures décalées. Il n’y a pas d’indication métronomique, mais des textes à valeur expressive. On trouve successivement : adagio, andante, allegretto, allegro, allegro molto, allegro accel. al presto, ce qui implique que chaque intervention est plus enjouée, donc plus rapide que la précédente. De même, les figures de rythmes sont elles aussi de plus en plus brèves, puisque l’on passe de la ronde ou la blanche de triolet aux doubles-croches.
Lorsque j’étais étudiant, j’ai tenu une des parties de flûte dans cette œuvre. Le quatuor à cordes se trouvait sur scène, la trompette au milieu du public (mais pas trop au fond pour qu’elle soit visible depuis la scène), et les flûtes à gauche du public. Le chef battait une mesure à 4 temps, en se tournant vers le trompettiste pour lui donner ses entrées. Lorsque nous devions intervenir, le chef déléguait la battue à la trompette, et nous dirigeait, dans un autre tempo, à chaque fois plus rapide.
L’exemple d’Ives est parfaitement représentatif de ce que j’appelle un tempo abstrait. Si l’on considère simplement le rapport entre les cordes et la trompette, ils ont la même indication, mais l’idée du compositeur est clairement d’exprimer des vitesses différentes. L’indication n’est qu’une consigne pratique de synchronisation mais ne reflète pas du tout ce dont il est réellement question.
La superposition de valeurs irrationnelles différentes est une manière très courante et pratique pour faire jouer ensemble et simultanément des instruments à différentes vitesses. L’ex. 23, extrait de Satka de Christophe Bertrand est très explicite. On repère au moins deux suites de notes (ou boucles) reproduites aux différents instruments mais chacune ayant sa propre rythmique, dans une mesure à 4/4 à noire = 60 : triolets pour la flûte soit 6 notes par blanche, septolets sur deux temps pour la clarinette soit 7 notes par blanche, doubles croches soit 8 notes par blanche pour le violon, etc., jusqu’à 11 notes par blanche au piano. Les 24 notes de flûte des mesures 53 et 54 (8 temps) sont énoncées par le violoncelle mais en neunolets : il peut ainsi commencer après la flûte et finir avant elle, en un peu moins de 6 temps, en se permettant même de rajouter un fa abaissé d’un quart de ton avant la dernière note (à partir de la mesure 55, la flûte n’est plus le modèle du violoncelle. Le violon reproduit exactement le même principe en double-croches, avec également une note rajoutée). Il lui faut 6 temps pour énoncer la boucle. Pendant ce temps, le piano et le vibraphone s’échangent une autre suite de notes.

Ex. 23 : Christophe Bertrand, Satka, Milan, Zerboni / SugarMusic, S. 13212 Z., 2008, p. 17, mes 53-54.
Ces superpositions de valeurs différentes n’ont pas pour but de créer des effets globaux : il n’y pas assez d’instruments, l’articulation staccato pour les bois et le piano, les pizzicati pour les cordes, l’absence de pédale pour les claviers, l’indication meccanico, et le fait que tous les instruments se retrouvent un temps sur deux parle en faveur d’une individualisation de chaque voix. La présence des mêmes suites de notes en canon d’une voix à l’autre montre bien que le compositeur exprime différentes vitesses.
À l’exception de la pièce d’Ives, je n’ai été amené à jouer qu’une œuvre qui superpose des indications métronomiques différentes : Eleven echoes of autumn de George Crumb (flûte en sol, clarinette, violon et piano). Dans certains mouvements (ou échos), on verra les instruments se désolidariser, ne serait-ce que graphiquement parlant. Dans le n° 5, par exemple, le violon et le piano font tourner en boucle certains motifs rythmiques, lorsque la portée devient circulaire avec la double croche = 156. Pendant ce temps, la flûte joue une cadence avec la double croche = 190, mais cette valeur est purement indicative, ce que soulignent les divers accélérés ou ralentis, et le texte « but freely ». En fait, le violon et le piano se repèrent à la flûte pour débuter leur intervention, mais les deux groupes jouent chacun sans se soucier de l’autre. De même, la clarinette rentre dans la foulée de la flûte. Le musicien suit la partie de flûte, mais ne s’occupe pas des autres instruments. D’où ce grand effort graphique pour différencier les deux plans, mais aussi lorsque l’on suit un plan, on ne peut pas suivre en même temps le second. Les échos 6 et 7 reproduisent le même principe, mais les instruments échangent le rôle pour avoir chacun une fois la cadence et une fois le motif circulaire (seul le piano n’a pas de cadence, il joue les trois fois le motif circulaire). Dans l’écho 6, la flûte rentre sur une note précise, à la fin de la cadence de violon. Il faut donc suivre la partie de violon et ne pas s’occuper de la partie des autres.
4. Ouverture et conclusion
Interpelé par ces situations rencontrées dans mon répertoire, je me suis inscrit dans un groupe travaillant sur le rythme au sein du GREAM, afin d’explorer plus en profondeur les tenants et aboutissants de ces démarches. Au-delà des œuvres pour flûte, certaines m’étaient déjà bien connues, comme les superpositions de vitesses issues des expériences de la musique électronique et de la connaissance des polyphonies africaines, que Ligeti a magnifiquement réalisées dans sa production.
Pour sa part, avec des œuvres conçues de manière graphique sur papier millimétré comme Metastasis, Xenakis rend le tempo tout à fait insensible. Les esquisses des glissandi, inspirés des plans d’architecte réalisés pour le Pavillon Phillips sont célèbres. Bien que l’axe des abscisses soit en secondes (donc à une vitesse métronomique de 60), le compositeur ne pense pas en termes de pulsation, de durée, ni même de vitesse, mais plutôt en millimètres, degrés d’inclinaisons, pentes, calculées selon des règles de trigonométrie, d’arithmétique, de physique. Bien entendu, la transcription qui permet aux musiciens d’exécuter la pièce, utilise une notation musicale traditionnelle assez simple. Les cordes de l’orchestre sont subdivisées à l’extrême : partant d’une longue tenue à l’unisson (sol grave de violon), chacune d’elles commence son glissando à un autre moment, et l’achève sur une autre hauteur, mais au même moment. Chacun a donc sa propre pente, sa propre vitesse. On parle souvent du continuum des hauteurs, mais c’est aussi un continuum des durées, puisqu’il n’y a aucune interruption. De ce fait, le chiffrage à 1/4 et l’indication noire = 50 sont purement pratiques. Le tempo sert donc à la synchronisation des musiciens, très importante, mais la vitesse des glissandi, propre à chaque corde, est plus une résultante d’un concept extra-musical. On ne peut pas évaluer le tempo de noire = 50 de manière sensible, et si l’on peut ressentir une accélération, elle n’est pas le fait de la pulsation.
Quant à l’adaptation des principes sériels aux rythmes, par analogie à la série des hauteurs, elle vise à dégager le traitement des durées des événements sonores des rapports de proportions simples qui caractérisent la musique occidentale jusque vers les années 1950. Dès lors, le paramètre des durées se voir offrir des possibilités accrues de traitement. On ne compte plus des proportions par rapport à une pulsation, mais on mesure la durée des notes, comme je l’ai exposé à propos de Tracce de Francesconi, à partir de la plus petite unité rythmique (en l’occurrence la double-croche) à la manière du Mode de valeurs et d’intensités de Messiaen. La pulsation ne se ressent plus, et la réécriture que j’ai réalisée peut certes s’avérer pratique pour l’appropriation du texte et donner un caractère dynamique, mais ne correspond pas à la conception de cette musique issue de la pensée sérielle.
Et lorsqu’on lit l’essai « Wie die Zeit vergeht [8] » de Stockhausen, qui théorise les intervalles de temps comme ceux des hauteurs, le résultat annihile toute notion de pulsation. Il parle d’octaves de durées : il y a un intervalle d’octave entre une croche et une noire, car une noire vaut deux croches. Il établit une correspondance hauteurs / durées à une série de durées augmentées à chaque fois d’une triple croche, et obtient une série de « proportions harmoniques inférieures [9] » (en ex. 25). Il s’agit de la même suite d’intervalles que le spectre harmonique, mais selon une courbe descendante.

Ex. 25 : série de « proportions harmoniques inférieures » rythmiques (« …comment passe le temps, p. 163).
Si on retrouve bien la quinte, la quarte, etc., Stockhausen souligne que ce système ne permet pas d’obtenir une échelle chromatique de durées. Il ne partage pas l’idée de Messiaen pour qui le chromatisme consiste à progresser d’une unité (1 triple, 2 triples, etc.). Pour sa part, il va utiliser le procédé inverse de celui de la série des harmoniques inférieurs, à savoir diviser la valeur la plus longue par 1, 2, 3… 12 (ex. 26).

Ex. 26 : série de durées chromatiques selon Stockhausen (« …comment passe le temps, p. 34).
Plus fine que celle de Messiaen, cette conception permet d’inclure des valeurs irrationnelles (triolet, quintolet…). Par ailleurs, Stockhausen remarque que le profil de l’échelle de durées est logarithmique, tout comme les partiels du spectre harmonique. De là à établir un principe de correspondance (au sens de Baudelaire) entre les hauteurs, les durées, les timbres, ayant pour dénominateur commun le temps, il n’y a qu’un pas que Stockhausen franchit allègrement.
Dans la théorie, la série de Stockhausen découle d’un même principe pour les hauteurs, les durées, et peut inclure d’autres paramètres (notamment le timbre) avec le temps pour dénominateur commun, ce qui en fait un facteur de cohérence puissant. Ceci est d’autant plus important que le traitement sériel permet pour chaque paramètre une richesse de traitements et de possibles des plus importantes, bien au-delà de ce que la musique occidentale avait proposé jusqu’alors. Dans la pratique, les correspondances ne sont pas aussi pertinentes, car la perception des durées n’est pas aussi sensible que celle des hauteurs. Là encore, le tempo est abstrait, comme le montrerait l’étude d’œuvres comme Zeitmaße ou Gruppen, ou de la musique électronique pratiquée à Cologne à la même époque.
Tout au long de cet exposé, on aura vu combien la notion de tempo devenait abstraite avec l’évolution des langages, des techniques d’écriture, qu’il y ait ou non une indication métronomique. Autant dans les exemples de Mozart, Jolivet et Messiaen, il conserve son rôle traditionnel de synchronisation et d’expression de la vitesse de l’œuvre. Il en va de même d’une manière générale lorsque la valeur ajoutée conserve un caractère pulsé.
En revanche, on a pu relever des tempi insensibles, trompeurs quant à la vitesse de l’œuvre (qu’il ne faut pas confondre avec la vitesse à laquelle le musicien doit jouer), des désynchronisations volontaires, des différenciations de vitesses pour une même indication métronomique. En d’autres termes, on ne ressent plus le tempo. C’est cela que j’appelle abstrait.
Ce terme « abstrait » n’a aucune valeur péjorative. Il signifie seulement que certains compositeurs ont souhaité mettre le tempo et ce qu’il implique (synchronisation, pulsation) à un plan de moindre importance. Toutefois, le tempo est rarement annihilé (sauf dans de rares cas, comme chez Taïra, ex. 15) ; il n’est plus qu’une consigne pour les musiciens, qui s’attachent, autant que faire se peut, à atteindre les vitesses sollicitées par le compositeur. L’interprète ne doit pas se focaliser sur la faisabilité de jouer à la vitesse sollicitée, mais doit d’abord réfléchir à ce que le compositeur cherche à exprimer avec les indications de tempi.
Pour citer cet article :
CLASS Olivier, "L’abstraction du tempo – Réflexions d’un interprète sur son répertoire", Actes du colloque Le Tempo dans l'acte de performance (30-31 mars 2017), Université de Bourgogne / Conservatoire de Paris (CNSMDP), Les Éditions du Conservatoire, 2021,
https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/labstraction-du-tempo-reflexions-dun-interprete-sur-son-repertoire
[1] Par linéarité, j’entends des temps égaux en durée, qu’ils soient forts ou faibles.
[2] Olivier Messiaen, Techniques de mon langage musical, vol. 1, Paris, Leduc, 1944.
[3] Olivier Messiaen, préface du Quatuor pour la fin du temps, Paris, Durand, 1942, p. IV.
[4] J’ai joué …À mesure sous la direction de Philippe Hurel au sein de l’Ensemble In Extremis à la Villa Medicis à Rome en juin 2008. Mais je ne me rappelle plus s’il a continué à battre à la noire (soit soudain deux fois plus lent) ou la croche (donc en conservant la même vitesse de battue). Pour ma part, à des fins de meilleure lisibilité et donc d’appropriation de ma partie, j’avais noté des grands bâtons pour les noires et des petits bâtons pour les croches intermédiaires.
[5] Et que je regrette en réécoutant l’enregistrement.
[6] Berio parle de distribution (« distribuzione ») dans la notice de l’œuvre.
[7] Umberto Eco, L’œuvre ouverte, traduit de l’italien par Chantal Roux de Bézieux avec le concours d’André Boucourechliev, Paris, Éditions du Seuil, 1965, p. 15.
[8] Karlheinz Stockhausen, « …comment le temps passe… », traduit de l’allemand par Christian Meyer, Genève, Contrechamps, 2017, p. 151-199. Paru pour la 1ère fois dans Die Reihe, n° 3, 1957.
[9] Ibid., p. 157.