Variations sur l’analyse paradigmatique
Actes de la journée d'hommage à Jean-Jacques Nattiez à l'occasion de ses 70 ans (12 novembre 2015, CNSMDP)
Selon une notion chère à Jean-Jacques Nattiez, les réflexions suivantes seront conduites à la façon d’une « mise en série ». Ce ne seront toutefois pas des œuvres qui seront mises en regard, mais des analyses de celles-ci. Ce corpus a été sélectionné parmi les analyses qui peuvent être considérées comme caractéristiques de la pratique dite de l’analyse paradigmatique, et en y associant aussi quelques-autres qui pourraient être qualifiées de proto-paradigmatiques. Cela devrait permettre de mettre en lumière la nature et le sens de cette importante forme d’analyse.
En préambule, précisons que l’analyse paradigmatique se situe au carrefour de plusieurs disciplines et qu’elle se pratique dans le cadre de la linguistique, de la sémiologie, de l’anthropologie et de la musicologie. Au sein de cette dernière discipline, elle a contribué à éclairer des aspects essentiels et fondamentaux d’un important répertoire de musiques monodiques, parfois harmonisées, européennes ou extraeuropéennes, anciennes ou contemporaines. Les musiques polyphoniques présentent d’importantes difficultés et sont moins fréquemment abordées, et, quand elles le sont, il s’agit souvent d’isoler des strates monodiques qui seront ensuite analysées à la façon de mélodies. Concernant l’Œuvre musicologique de Jean-Jacques Nattiez, l’analyse paradigmatique s’est affirmée essentielle dès son premier opus marquant de 1975, les Fondements d’une sémiologie de la musique. Et dans sa somme de 2013, Analyses et interprétations de la musique, La mélodie du berger dans le Tristan et Isolde de Richard Wagner, elle reste encore et toujours cruciale.
Ces Variations sur l’analyse paradigmatique aborderont successivement la naissance de l’analyse paradigmatique dans les années 70, qui peut être située en parallèle à la volonté d’une nouvelle génération de musicologues de forger une sémiotique musicale. Sera ensuite interrogé la généalogie de cette nature d’approche musicale et, pour cela, un chemin vagabond, peut-être impertinent, sera suivi. Il partira du début du XVIIe siècle et se terminera en 1919 à Berlin, date qu’il est possible de proposer comme étant celle de la 1ère analyse paradigmatique digne de ce nom. Enfin, la conclusion sera un regard actuel et quelque peu prospectif sur l’analyse paradigmatique. Dans cette perspective, Annabelle Carré, élève du cursus de musicologie, proposera une analyse originale de la 1ère des Trois pièces pour Quatuor à cordes d’Igor Stravinsky, un cycle bref et radical que Stravinsky a composé en 1914, en Suisse, peu après l’achèvement du Rossignol.
La génération des fondateurs
Les exemples suivants proposent un survol des articles et des livres qui ont imposé l’analyse paradigmatique au sein du monde de la musicologie.
![figure 1](/sites/default/files/inline-images/figure%201%20recadr%C3%A9e.jpg)
Exemple 1
![Colloque Nattiez Abromont Figure 2](/sites/default/files/inline-images/figure%202_0.jpg)
Exemple 2
Les exemples 1 et 2 proviennent du texte généralement présenté comme ayant été le déclencheur originel. Il est issu de la plume de l’ethnomusicologue Gilbert Rouget (1916-2017) et il s’intitule Un Chromatisme africain. Publié dans le T. 1 n° 3 de la revue L’Homme de 1961, accompagné d’un disque, il traitait de chants du Dahomey (actuel Bénin) et fondait ses découpages – de façon explicite, ce qui est un point fondamental pour le sujet qui nous occupe – sur la présence ou l’absence de répétitions. L’exemple ci-dessus propose notamment le texte d’une chanson disposé de la caractéristique façon verticale.
![Colloque Nattiez Abromont Figure 3](/sites/default/files/inline-images/figure%203.jpg)
Exemple 3
L’ouvrage [1] qui contient les principaux articles de Constantin Brăiloiu (1893-1958), réunis et préfacés par Gilbert Rouget, est paru seulement en 1973. Mais un important article paru en novembre 1931 dans la Revue de musicologie, « Esquisse d’une méthode de folklore musical », comportait déjà une présentation de type paradigmatique (exemple 3). Toute la seconde partie de Problèmes d’ethnomusicologie, intitulée Systématique, abonde en tableaux de cet ordre, notamment autour de la notion d’aksak. Les bases étaient donc déjà présentes en 1931.
![figure 4](/sites/default/files/inline-images/figure%204%20recadr%C3%A9e.jpg)
Exemple 4
![Colloque Nattiez Abromont Figure 5](/sites/default/files/inline-images/figure%205.jpg)
Exemple 5
Les antérieurs exemples 4 et 5 sont eux aussi couramment cités. Le premier des deux présente l’analyse en 1958 du mythe d’Œdipe par Claude Levi-Strauss dans son livre Anthropologie structurale [2]. La disposition en colonnes permet de dégager les différentes familles d’évènements qui constituent le mythe. Le texte est repris ici tel qu’il est cité dans les Fondements d’une sémiologie de la musique de Nattiez (p. 243).
En second, se trouve l’analyse du Sacre du printemps de Stravinsky par Pierre Boulez [3], un texte achevé en 1951, et publié pour la 1ère fois en 1953 dans le tome 1 de Musique russe des Presses Universitaires de France, avant d’être repris dans Relevés d’apprenti en 1966, c’est-à-dire la même année que le texte de Ruwet. Boulez, lui-aussi, utilise spontanément une disposition de type paradigmatique pour étudier les Cercles mystérieux des Adolescentes.
![figure 6](/sites/default/files/inline-images/figure%206%20recadr%C3%A9e.jpg)
Exemple 6
Mais l’article véritablement fondateur est publié peu après, en 1966, par Nicolas Ruwet dans le n° 20 de la Revue belge de musicologie : Méthodes d’analyse en musicologie. Cet article y figurait en bonne compagnie, puisque dans le même numéro se trouvaient des contributions de Boulez, Schaeffer, Berio, Stockhausen, Pousseur et Célestin Deliège. L’article de Ruwet proposait entre autres l’analyse synchronisée ici d’un Geisslerlied médiéval, c’est-à-dire un chant de flagellation, un exemple cité par pratiquement tous les textes qui parlent d’analyse paradigmatique. Il est important de dégager dès à présent les particularités de cette disposition. La lecture se fait de gauche à droite, de haut en bas, et en ne tenant pas compte des blancs. Un relevé des répétitions d’éléments a permis à Ruwet de dégager les sections de la pièce, avec une prise en compte des niveaux hiérarchiques, représentés ici par le passage des majuscules aux minuscules, puis aux minuscules avec indices. En résumé, l’axe horizontal est l’axe syntagmatique, la « succession des unités constitutives d’un énoncé » pour reprendre la définition qui figure dans le livre général sur l’analyse de Ian Bent [4]. Et l’axe vertical est l’axe paradigmatique, le regroupement « d’un certain nombre d’unités remplissant la même fonction au sein d’une structure donnée ». Si le terme « analyse paradigmatique » est celui qui est le plus utilisé, on trouve parfois aussi les désignations d’« analyse distributionnelle », d’« analyse synoptique » ou de « présentation synoptique ».
Pour l’historiographie de la discipline, il est important de rester prudent concernant la chronologie. La date souvent utilisée pour citer cet article de Ruwet est 1972, c’est-à-dire celle de sa reprise en tant que chapitre de son livre Langage, musique, poésie [5]. Cependant 1972 est nécessairement une date trop tardive. Dès 1969, Simha Arom, parmi d’autres contradicteurs (David Lidov, Nattiez), avait déjà répliqué dans la Revue de musicologie 55, n° 2, par l’article « Essai d’une notation des mélodies à des fins d’analyse », un texte polémique où il proposait ses propres tableaux pour analyser le fameux Geisslerlied.
Chose assez rare en musicologie, Nicolas Ruwet, ayant évolué quant à ses conceptions linguistiques, est revenu en 1975 sur son article et a pris ses distances avec lui. Il l’a fait dans le n° 17 de la revue Musique en jeu, un numéro placé justement sous la direction de Jean-Jacques Nattiez. Dans ce texte, « Théorie et méthodes dans les études musicales », Ruwet mène ouvertement une polémique théorique avec Nattiez. Le brillant linguiste-musicologue d’origine belge disparait ensuite du paysage musicologique, tandis qu’il publiera encore dans le domaine linguistique, notamment une Grammaire des insultes. Il est décédé en 2001.
![Colloque Nattiez Abromont Figure 7](/sites/default/files/inline-images/figure%207%20recadr%C3%A9e.jpg)
Exemple 7
L’ouvrage le plus ambitieux reste les Fondements d’une sémiologie de la musique de 1975 de Jean-Jacques Nattiez [6] qui était déjà sous presse au moment de la polémique avec Ruwet. Dans ce livre, Nattiez rappelle l’historique de l’analyse paradigmatique, arbitre le conflit entre Ruwet (2) de 1975 et Ruwet (1) de 1966, fait un point sur les variantes possibles d’analyse du Geisslerlied et, surtout, propose sa propre analyse paradigmatique du Syrinx de Debussy (exemple 7), une analyse qui est à son tour devenue une référence incontournable.
![Colloque Nattiez Abromont Figure 8](/sites/default/files/inline-images/figure%208%20recadr%C3%A9e.jpg)
Exemple 8
![Colloque Nattiez Abromont Figure 9](/sites/default/files/inline-images/figure%209%20recadr%C3%A9e_0.jpg)
Exemple 9
Il est à noter que tant dans le texte de Ruwet que dans celui de Nattiez apparaissait la volonté d’expliciter l’ensemble des étapes constitutives d’une démarche analytique et s’affirmait l’envie d’être suffisamment précis pour que ces étapes puissent être automatisées. L’analyse de Syrinx par Nattiez finit elle-même par une description d’unités si brèves et minimales que leur mise en tableau permet pratiquement de reconstituer intégralement la pièce. Les exemples 8 et 9 reproduisent ce tableau et le début de son application à la composition de Debussy.
![Colloque Nattiez Abromont Figure 10](/sites/default/files/inline-images/figure%2010.jpg)
Exemple 10
L’exemple 10, dernier hommage à la génération des fondateurs, est tiré du livre que Nattiez a consacré en 2013 au solo de cor anglais du Tristan und Isolde de Richard Wagner [7]. Il s’agit de l’analyse du solo qu’a effectuée Fred Lerdahl (p. 126). Nattiez y propose ensuite une analyse paradigmatique effectuée par Annie Labussière (p. 128), ainsi que la sienne propre (p. 131). Dans son livre, Nattiez éclaire aussi la mélodie de Wagner par d’autres méthodes d’analyse existantes, les classant, tant par leurs caractères plus au moins explicites, que par leur inscription dans la tripartition de Molino, c’est-à-dire appartenant plutôt aux niveaux neutres, esthésiques ou poïétiques.
Quelle place possède l’analyse paradigmatique dans les 401 pages du livre ?
Elle y occupe 23 pages, placées en conclusion de la partie sur le niveau neutre. Du point de vue numérique, 23 pages sur 401, soit 6 %, cela peut sembler bien peu. En contradiction avec ce que semblent affirmer ces chiffres, la méthode est en réalité devenue quasi-instinctive pour Nattiez, et il y fait abondamment appel dans les parties suivantes, dès lors qu’une source possible du solo est introduite, ce qui lui permet de la comparer avec le solo. Sont ainsi scrutés de façon paradigmatique les esquisses, différents ranz des vaches ou encore quelques chants de gondolier que Wagner aurait pu connaître.
En conclusion, née dans les années 1960, portée par une génération défendant une vision sémiologique de la musique, l’analyse paradigmatique s’est imposée, a prouvé sa validité et fait aujourd’hui partie de l’arsenal de base de tout analyste. Et cette réalité ne semble plus devoir être interrogée.
Il n’en va pas de même de son archéologie. Les dates proposées jusqu’ici sont-elles véritablement les bonnes ? Allons plus loin, l’approche paradigmatique est-elle aussi radicalement neuve qu’elle pourrait le paraître ? Bref, n’en existe-t-il pas déjà des manifestations antérieures, voire fortement antérieures ? La partie suivante de ces variations part à leur recherche. Le plus loin possible…
Archéologie de l’analyse paradigmatique
En préambule à cette plongée dans la préhistoire de l’analyse paradigmatique, il est important de préciser le cadre dans lequel ces investigations seront conduites. Ce sera moins la disposition proprement paradigmatique, c’est-à-dire un alignement en colonnes, qui sera le critère retenu, que les fondements sémiologiques de la démarche, ceux qui veulent que des éléments soient repérés par leur fonction dans un énoncé et deviennent sous cet angle d’une certaine façon interchangeables. Le premier exemple d’une telle nature abordé a été écrit pendant la 1ère moitié du XVIIe siècle.
Le Canon Nel nodo di Salomone, 1ère moitié du XVIIe siècle
Pendant le début de l’ère dite baroque, dans une perspective religieuse et parfois mystique, quelques compositeurs italiens se sont plus à créer de complexes canons énigmes. Il s’agit de canons qui sont souvent de nature polymorphe, c’est-à-dire qu’ils offrent plusieurs résolutions. Celui-ci de l’exemple 11, le Canon nel nodo di Salomone, c’est-à-dire du « nœud de Salomon » de Pier Francesco Valentini, est vertigineux et a connu une célébrité considérable… sans jamais être totalement résolu ni interprété. La suite va révéler pourquoi... L’exemple en propose deux versions. La première image présente le canon et une possible réalisation à « seulement » 96 voix d’un énigme annoncée comme pouvant atteindre 144 000 voix, le nombre des voix de l’apocalypse ! La deuxième agrandit la partition graphique. Il s’agit d’un entrelacement de 4 voix de 4 notes chacune.
![Colloque Nattiez Abromont Figure 11bis](/sites/default/files/inline-images/figure%2011bis.jpg)
Exemple 11
Dans son traité Musurgia Universalis de 1650, Athanasius Kircher, avant de proposer la solution connue à 96 voix du canon, se lance dans d’hasardeuses spéculations temporelles et précise dans sa 1ère conjecture que : « de là il est manifeste que si le canon était chanté à 512 voix, il serait sur un espace d’un quart d’heure, de sorte que le canon à 12 200 000 voix ne serait pas achevé en un espace de 232 jours, même s’il était chanté sans interruption. De là on conclut aussi combien doit avoir de voix un canon qui durerait une année, ou bien plus, 10, 100 ou 1000 ans, ce qui peut facilement être déduit des proportions » (traduction amicale de Véronique Brémond). On ne peut s’interdire ici une pensée pour la composition As slow as possible de John Cage (1987) dont l’exécution actuelle sur l’orgue de l’église Saint-Burchardi de Halberstadt en Allemagne a débuté en 2001 et est censée se poursuivre pendant 639 ans, pour se terminer en 2640. Pour être précis, le plus récent événement sonore s’est produit le 5 septembre 2020. Le prochain aura lieu le 5 février 2022.
Kircher présente ensuite successivement les 24 cantus, altus, tenor et bassus de la version à 96 voix. Sa réalisation semble à chaque fois évoquer un axe paradigmatique selon lequel seraient déployés les motifs de 4 sons respectifs et leurs transformations temporelles. Mais il ne s’agit évidemment que d’une métaphore…
![Colloque Nattiez Abromont Figure 12quinquies](/sites/default/files/inline-images/figure%2012quinquies.jpg)
Exemple 12
Les jeux de dés de composition musicale, 2de moitié du XVIIIe siècle
Le second exemple est moins ésotérique, mais tout aussi extravagant, et cette fois réellement paradigmatique. La 2de moitié du XVIIIe siècle s’est adonnée à des jeux de dés de composition musicale. Une entrée leur est consacrée dans le Guide des genres de la musique occidentale que j’ai coécrit avec Eugène de Montalembert (Fayard/Lemoine, 2010, p. 541-542). Il semble en exister environ une dizaine, issus de l’imagination de Johann Philipp Kirnberger, de Carl Philipp Emanuel Bach, de Haydn, de Mozart ou, pour la France, de François Bonnay.
Après avoir résumé la « règle du jeu », la partition reproduit une grille numérique, puis une liste de 176 mesures. En lançant deux dés, le joueur tire au sort la 1ère mesure en retrouvant le numéro dans la grille, puis la seconde, etc., et les note dans un cahier de musique. À l’arrivée, il obtient une pièce cohérente de 2 fois 8 mesures. Le jeu permet 1 680 536 variantes.
Exemple 13
Pour que le jeu fonctionne, il faut que le compositeur ait au préalable imaginé un axe paradigmatique pour chaque mesure. Il est reconstitué en partition dans l’exemple 14 à partir de la version du jeu imaginée par Mozart, et destinée à « composer » des Valses, ou plus exactement, des Schleifer, des valses glissées.
![Colloque Nattiez Abromont Figure 14bis](/sites/default/files/inline-images/figure%2014bis.png)
Exemple 14
Une telle prouesse compositionnelle serait impensable pour la génération baroque. Le style classique, par contre, autorise cette vision paradigmatique des phases musicales témoignant d’une vision devenue nette – trop nette ? – de la nature d’une mesure initiale, de celle d’une mesure de prolongation, mais aussi d’une mesure de modulation à la dominante, d’une mesure de cadence, etc.
L’exemple suivant synthétise la vision harmonique paradigmatique qui permet de réussir le jeu à tout coup.
![Colloque Nattiez Abromont Figure 14ter](/sites/default/files/inline-images/figure%2014ter.png)
Exemple 14ter : vision harmonique fonctionnelle du jeu de dés de Mozart.
Le Traité de mélodie d’Anton Reicha, début du XIXe siècle
Dans son Traité de mélodie publié en 1814, Anton Reicha, pédagogue et compositeur du début du XIXe siècle, traite indépendamment la logique mélodique et la logique harmonique. Il s’est intéressé en priorité à la monodie, terrain de base des sémioticiens actuels. Il termine son traité par un tableau qui propose 16 harmonisations possibles d’une même mélodie de 4 mesures. La disposition choisie est caractéristique : horizontalement, il existe à chaque fois un petit enchaînement cohérent de 4 accords et, verticalement, sont disposés les accords possibles pour commencer, prolonger et conclure sa petite phrase. Avec un tel maître, on peut comprendre le goût de Berlioz pour des harmonisations surprenantes vis-à-vis de ses lignes mélodiques.
![Colloque Nattiez Abromont Figure 15](/sites/default/files/inline-images/figure%2015.jpg)
Exemple 15
Dans l’esprit de Reicha il s’agissait de 16 solutions indépendantes mais il est possible d’en proposer une lecture continue qui fait voyager de sol majeur à ré mineur en passant par ré majeur et si mineur.
La présentation de la variation par Vincent D’Indy, fin XIXe siècle
L’exemple suivant de Vincent d’Indy est un peu plus connu. Dans le 2e Livre, 1ère partie, de son Cours de composition musicale, établi de façon posthume à partir de son enseignement prodigué à la Schola Cantorum en 1899-1900, sa progression pédagogique s’achève sur le genre de la variation.
Deux exemples, le premier sur l’Alleluia de la Messe de l’Aurore pour la fête de la nativité (page 449), le second sur les Variations de l’Andante de la Sonate pour piano en mi bémol Hob. XVI : 49 de Haydn (page 451), annoncent tant l’analyse paradigmatique que la réduction schenkérienne.
![Colloque Nattiez Abromont Figure 16bis](/sites/default/files/inline-images/figure%2016bis%20recadr%C3%A9e.jpg)
Exemple 16
Les formalistes russes, début du XXe siècle
Le cas suivant est le plus contestable des exemples. Contemporain des recherches françaises de Vincent d’Indy, le théoricien et compositeur russe Georges Conyus a imaginé vers 1900 un nouveau type de représentation graphique de la forme musicale. Son article La Diagnose métrotechtonique de la forme des organismes musicaux paraît en 1933. Et ce qui est chez lui pensé de façon paradigmatique, ce ne sont pas des notes, ou des motifs, ni même des phrases, mais des sections entières de la forme conçues dans un équilibre symétrique, typique d’un certain formalisme russe.
Sa disposition verticale est très prometteuse. Comme illustration de cette technique est présentée l’analyse de la forme de la 9e Sonate de Scriabine telle que Manfred Kelkel la propose dans son livre de 1978 [8].
![Colloque Nattiez Abromont Figure 17](/sites/default/files/inline-images/figure%2017.jpg)
Exemple 17
Hornbostel, Berlin, 1919
Le dernier cas semble par contre incontestable et il peut être posé en tant que référence première. Il a été proposé par François Picard dans son article Greniers, malles, genizah paru en 2010 dans le n° 4 de la Revue des traditions musicales des mondes arabe et méditerranéen. Dans ce texte, Picard traite de façon large des différents modes de conservation et d’archivage.
Se penchant sur l’histoire des Berliner Phonogramm-Archiv qui ont recueilli plus de 145 000 enregistrements musicaux effectués depuis 1893, avec comme mission de stocker le patrimoine culturel du monde entier, à l’exception de l’art occidental et de la musique pop, il a débusqué un enregistrement effectué par Herbert Müller en 1912-1913 de la pièce « Ch’ao-t’ien-tz » jouée par un luthiste aveugle.
En 1919, l’ethnomusicologue autrichien Erich von Hornbostel (1877-1935) en a effectué une analyse. L’exemple 18 propose un de ses tableaux. Tout y est déjà, et cela pourrait presque être de Ruwet ! On y retrouve les dimensions syntagmatiques et paradigmatiques, les blancs, et même les majuscules et les minuscules… Le bas de l’image, lui, est toutefois caractéristique des préoccupations théoriques de l’époque. Il s’agit d’une analyse modale de la mélodie chinoise. Convaincu que toute mélodie devait provenir d’un cycle des quintes, Hornbostel tente de reconstituer le cadre global qui expliciterait les motifs de la mélodie chinoise. Par exemple, les chiffres 2-4-1 sur le motif si bémol, do, mi bémol est numéroté à partir de la place des notes dans le cycle des quintes mi bémol-si bémol-fa-do.
![Colloque Nattiez Abromont Figure 18](/sites/default/files/inline-images/figure%2018.png)
Exemple 18
François Picard a eu accès à l’enregistrement de 1913 et il l’a synchronisé au tableau paradigmatique d’Hornbostel, ce que propose la vidéo suivante.
La prospective, pistes et questions
L’analyse paradigmatique en tant qu’analyse stylistique
Les exemples vus jusqu’ici s’appliquaient à l’approche paradigmatique d’une mélodie isolée. Il a pourtant quelquefois été tenté d’éclairer un corpus entier avec l’ambition de dégager des règles stylistiques et des traits récurrents d’écriture. Marcelle Guertin a livré par exemple l’ensemble du 1er livre des Préludes de Debussy à une telle investigation. Il est à noter que son texte est paru en 1982 dans Three Musical Analyses, publié par le Cercle sémiotique de Toronto, en même temps qu’une traduction anglaise de l’analyse de Syrinx par Nattiez.
Elle y analyse successivement les mélodies initiales des 12 préludes, avant d’en schématiser les principes, trouvant des traits typiques en terme de duplication, variante, transposition, extension et élimination. Pour résumer les labels principaux qu’elle a introduits : X désigne un modèle originel, X1 une variante de celui-ci sur les mêmes hauteurs, Y, une variante qui enrichi le modèle, U une élimination et U barré, une transposition de l’élimination.
![Colloque Nattiez Abromont Figure 19quater](/sites/default/files/inline-images/figure%2019quater.png)
Exemple 19
D’autres travaux de cet ordre ont été faits plus récemment, notamment à la Faculté de Montréal, comme le mémoire écrit en 2001 par Jonathan Goldman autour d’Anthèmes de Pierre Boulez, travaux élargis dans The Musical Language of Pierre Boulez, Cambridge University Press, 2011, ou l’essai de Luiz Paulo de Oliveira Sampaio sur les Variations opus 27 de Webern (Vrin, 2014). En voilà un exemple.
Automatiser l’analyse paradigmatique
Il serait bien sûr tentant d’automatiser le processus général de l’analyse paradigmatique. D’une certaine façon, ce serait aller au bout de l’ambition de ses fondateurs. En 2005, une équipe de l’IRCAM constituée de Thomas Bottini, de Nicolas Donin, de Jonathan Goldman et de Samuel Goldszmidt s’y est attelée.
L’application qu’ils ont développée s’appelle Score charter et l’exemple suivant en présente une copie d’écran. Le projet a été présenté par Jonathan Goldman dans le livre L’Analyse musicale, une pratique et son histoire (Droz, 2009) dirigé par Rémy Campos et Nicolas Donin. Le lien permet d’accéder à ce prototype et de l’expérimenter : http://apm.ircam.fr/tableau/
![Colloque Nattiez Abromont Figure 20](/sites/default/files/inline-images/figure%2020.jpg)
Exemple 20
Enrichir l’analyse paradigmatique
Dans son livre de 2013 déjà cité, Jean-Jacques Nattiez ouvre deux voies prometteuses pour l’analyse paradigmatique.
La première, qu’il identifie lui-même dans son livre, fait suite à une suggestion d’Annie Labussière, et consiste à utiliser en tant qu’axe, non pas un motif ou une cellule, mais une note isolée. Et la mélodie de Wagner, où le sol est perpétuellement confronté au sol bémol, semble y inciter.
La seconde idée est liée à l’esprit même de son livre, et revient à confronter, multiplier, conjuguer les méthodes. Aussi, dans l’analyse paradigmatique qu’il propose, sa ligne supérieure n’est pas issue d’une pensée paradigmatique mais provient de la conception implicationnelle de Leonard Meyer. On découvre grâce à elle comment le geste d’appel initial de la mélodie appelle le fa conclusif. Or celui-ci n’interviendra qu’à la toute fin du solo…
L’avenir se situe probablement là, dans l’alliage de la rigueur et de l’invention.
Pour conclure ces Variations sur l’analyse paradigmatique, Annabelle Carré propose une analyse personnelle d’une composition de Stravinsky. Il s’agit d’un travail qu’elle a effectué dans le cadre d’un exposé de classe. Il croise plusieurs méthodes et tente d’éclairer une problématique stravinskienne d’ordre polyphonique.
Analyse paradigmatique et variantes polyphoniques, par Annabelle Carré
Dans un article de 1988 [9], André Riotte et Marcel Mesnage ont cherché à appliquer un modèle informatique à la 1ère Pièce pour quatuor à cordes de Stravinsky afin de permettre d’en mieux dégager le système formel. Leur travail présentait de nombreux tableaux et schémas parmi lesquels un découpage rythmique de la mélodie de premier violon présenté visuellement sous une forme paradigmatique, bien que ce ne soit pas l’objet premier recherché par les auteurs. C’est à la vue de ce schéma que j’ai décidé d’effectuer une analyse paradigmatique plus poussée de la pièce [10].
Composées en 1914, les Trois pièces pour quatuor à cordes de Stravinsky ont été créées le 19 mai 1915 à Paris [11]. La première pièce, d’une durée d’une minute, peut être divisée en trois parties. L’introduction et la conclusion sont identiques : constituées d'une dissonance do #-ré, elles durent 7 temps chacune et encadrent un corps de 98 temps, répartis sur 48 mesures. C’est sur ce corps central que portera mon analyse paradigmatique. Nous verrons qu’elle mettra en évidence les procédés de composition et de construction de la mélodie et de la polyphonie dans la pièce. Dans un premier temps, j’analyserai la mélodie du premier violon, puis je me pencherai sur les différentes couches polyphoniques de la pièce, et la manière dont celles-ci se superposent.
Analyse paradigmatique de la mélodie du premier violon
La mélodie du premier violon se déroule sur 23 temps et est répétée quatre fois. L’analyse paradigmatique des hauteurs de cette mélodie permet de mettre en évidence plusieurs éléments. Tout d’abord, on constate que la mélodie repose sur un tétracorde, sol-la-si-do ou do-si-la-sol, presque toujours utilisé de manière conjointe. L’ostinato du violon 2 que nous verrons ultérieurement est élaboré sur un tétracorde complémentaire, fa #-mi-ré #-do #.
Nous percevons ensuite la forte récurrence du mouvement la-sol : le la est toujours une noire créant une attente et donc une nécessaire retombée sur le sol. Cette récurrente désinence la-sol accentue la polarité sur la note sol. De la même manière, le premier si en noire crée une attirance vers le do qui le suit. Tombant sur un temps fort, ce do est le premier appui de la mélodie : il ne peut être considéré comme son point culminant, mais doit apparaître parmi les points d'appui de la réduction de la mélodie. Celle-ci suit donc une courbe ascendante-descendante de sol à sol ayant pour point culminant, parfois anticipé, la note do. Elle révèle ainsi une logique de type implicative, mise en lumière par la présentation paradigmatique.
J’ai ensuite noté cette mélodie de manière paradigmatique quant à ses rythmes. La superposition qui en émerge montre d’abord que les rythmes de la mélodie, comme ses notes, évoquent des ostinatos. Elle révèle aussi un thème clairement divisible en trois parties, les deux dernières étant quasiment similaires. On peut donc en déduire une division de type antécédent-conséquent, avec un antécédent de 11 temps et un double conséquent divisible en deux parties de 6 temps chacune.
L'ostinato
La mélodie analysée ci-dessus est posée sur un ostinato qu’il convient de détailler. Celui-ci repose sur une association des parties d’alto et de violoncelle que Stravinsky présente comme un seul et même instrument. L’exemple suivant montre l’ostinato noté dans sa version complète à gauche et dans sa version simplifiée à droite : cette dernière sera employée dans la transcription finale afin d’alléger la présentation visuelle.
Constitué de sept temps, cet ostinato est fondé sur l’oscillation entre mi bémol, doublé de sa septième majeure supérieure, et ré bémol, doublé de sa neuvième mineure inférieure. Cet ostinato de sept temps est répété 14 fois. Comme il se superpose à une mélodie de 23 temps, chaque retour de la mélodie ne débute pas sur le même temps de l’ostinato, créant ainsi un accompagnement de la mélodie toujours différent et des rencontres de notes sans cesse renouvelées. Stravinsky arrive ainsi à créer de la diversité à partir de deux éléments fixes.
Le tétracorde du second violon au placement aléatoire
Aux deux couches sonores déjà détaillées s’ajoute une troisième strate : un tétracorde descendant du second violon, joué en croches. L’analyse paradigmatique révèle tout d’abord que ce tétracorde intervient une fois dans l’antécédent et deux fois consécutives dans le conséquent. Elle permet aussi de réaliser que ces tétracordes sont plus proches du début de la mélodie à chaque retour de celle-ci. Si les tétracordes du conséquent avancent de deux temps à chaque cycle, le tétracorde de l’antécédent se déplace de manière plus aléatoire, donnant un côté improvisé à une pièce où tous les éléments sont pourtant éternellement répétés à l’identique. La pièce s’achève lorsque le premier tétracorde atteint le premier temps de la mélodie : nous découvrons alors que c’est l’aboutissement du processus mis en place par Stravinsky.
L’intégralité de cette analyse paradigmatique est synthétisée dans la vidéo réalisée par Claude Abromont. Celle-ci rend notamment explicite le processus aléatoire d’avancée des tétracordes du second violon.
– la première ligne est celle de la mélodie du premier violon (elle est répétée quatre fois avant que la musique saute à la fin) ;
– la seconde est celle des tétracordes du second violon qui se déplacent latéralement à chaque retour de la mélodie ;
– les quatre suivantes sont en continu les cycles de l’ostinato de la pièce, les crochets indiquant chacun des retours ;
– les dernières lignes sont celles de la petite conclusion de la mélodie et de son accompagnement, fin vers laquelle on saute lorsque le tétracorde du second violon atteint le premier temps de la mélodie.
Conclusion
Appliquée à la 1ère Pièce pour quatuor à cordes de Stravinsky, l’analyse paradigmatique permet de mieux percevoir la construction de l’œuvre. En l’appliquant à la mélodie de premier violon, j’ai pu expliciter son aspect répétitif, tant au niveau rythmique que mélodique, ainsi que sa division en antécédent-conséquent. En l’appliquant ensuite à la polyphonie de la pièce, j’ai pu mettre en évidence la manière dont l’ostinato perturbe la régularité de la mélodie ainsi que le processus de déplacement aléatoire du tétracorde du second violon.
L’analyse paradigmatique a historiquement été fondée par l’étude de mélodies. En introduisant de la polyphonie et de la polyrythmie au cœur de la méthode, ce travail a tenté d’emprunter une des voies de ses toujours si nombreuses potentialités.
Pour citer cet article
ABROMONT Claude & CARRÉ Annabelle, « Variations sur l’analyse paradigmatique », Actes du colloque Autour des écrits de Jean-Jacques Nattiez (Conservatoire de Paris, 12 novembre 2015), Les Éditions du Conservatoire, 2021,
https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/variations-sur-lanalyse-paradigmatique.
Notes
[1] BRĂILOIU, Constantin, Problèmes d’ethnomusicologie, Genève, Minkoff, 1973.
[2] LÉVI-STRAUSS, Claude, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 236.
[3] BOULEZ, Pierre, « Stravinsky demeure », dans SOUVTCHINSKY, Pierre (éd.), Musique russe, Paris, Presse universitaire de France, t. 1, 1953, p. 151-224, repris dans BOULEZ, Pierre, Relevés d’apprenti, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 75-145.
[4] BENT, Ian et William DRABKIN, L’Analyse musicale, histoires et méthodes, traduction d’Annie Cœurdevey et Jean Tabouret, Nice, Éditions Main d’œuvre, 1998, p. 199-201.
[5] RUWET, Nicolas, « Méthodes d’analyse en musicologie », dans le n° 20 de la Revue belge de musicologie, 1966, p. 65-90 ; repris dans Langage, musique, poésie, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 100-134.
[6] NATTIEZ, Jean-Jacques, Fondements d’une sémiologie de la musique, Paris, Union générale d’Éditions, 10-18, 1975.
[7] NATTIEZ, Jean-Jacques, Analyses et interprétations de la musique : La mélodie du berger dans le Tristan et Isolde de Richard Wagner, Paris, Vrin, 2013.
[8] KELKEL, Manfred, Alexandre Scriabine, sa vie, l’ésotérisme et le langage musical dans son œuvre, Paris, Éditions Honoré Champion, 1978 ; KELKEL, Manfred, Alexandre Scriabine, Paris, Fayard, 1999.
[9] RIOTTE, André et Marcel MESNAGE, « Analyse musicale et systèmes formels : un modèle informatique de la 1ère pièce pour quatuor à cordes de Stravinsky », Analyse musicale, 1er trimestre 1988, p. 51-67.
[10] Op. cit., p. XX.
[11] GOUBAULT, Christian, Igor Stravinsky, Paris, Librairie Honoré Champion éd., 1991, p. 174.