Une lecture de « Wagner antisémite », de Jean-Jacques Nattiez
Actes de la journée d'hommage à Jean-Jacques Nattiez à l'occasion de ses 70 ans (12 novembre 2015, CNSMDP)
Je souhaite d’abord exprimer mon admiration pour le considérable travail réalisé par Jean-Jacques Nattiez : considérable d’érudition, de précision, de persévérance, de justice interprétative aussi.
La bibliothèque des livres et des études consacrés à Richard Wagner est immense, qu’il s’agisse des écrits biographiques, des analyses musicales, ou encore des études historiques traitant des positions et des contextes politiques, idéologiques, culturels auxquels il convient de référer la production wagnérienne. Le livre de Nattiez est consacré à l’antisémitisme de Wagner et il s’appuie, par ailleurs, sur de nombreux travaux consacrés à la question juive, à la judéophobie et à l’antisémitisme dans le monde allemand de la période concernée par la carrière de Wagner. L’antisémitisme et la judéophobie de Wagner ont suscité des recherches de plus en plus précises après la deuxième guerre mondiale, mais aussi des controverses interprétatives très importantes. Il s’est agi en effet de préciser l’influence que pouvait exercer l’antisémitisme déclaré de Wagner sur son œuvre musicale, d’évaluer la responsabilité historique de Wagner dans le cours qu’ont pris l’histoire culturelle et l’histoire politique allemandes au XXe siècle, et d’examiner la situation contemporaine de la réception de l’œuvre wagnérienne, une fois posée la question de savoir si l’œuvre et l’idéologie du compositeur peuvent ou non être dissociés.
Si le livre de Nattiez impressionne, c’est que l’auteur se livre à quatre opérations distinctes. Il contribue d’abord à l’historiographie de l’antisémitisme, celui de Wagner, celui de son environnement immédiat et celui de l’Allemagne de son temps. Il analyse ensuite l’évolution des arguments de Wagner, et cette courbe caractéristique de l’attitude de Wagner : la violence de la haine de Wagner à l’égard des Juifs connaît une progression caractéristique jusqu’à atteindre un paroxysme public, puis elle s’infléchit dans les années 1870, quand Wagner opte pour une modération opportuniste, en mesurant les effets dévastateurs de son antisémitisme sur une partie essentielle de son public d’admirateurs et de supporters, et sur la réception de son œuvre en Allemagne et en Europe. Nattiez explore par ailleurs toute l’histoire des analyses de l’antisémitisme wagnérien, pour situer les interprétations qui ont été avancées, pour les évaluer, selon qu’il les juge justes, ou plausibles, ou spéculatives, ou invraisemblables ou factuellement fausses ou insoutenables, et pour proposer sa propre lecture. Enfin, Nattiez examine la substance des principaux opéras de Wagner. Il met sans cesse en relation les écrits de Wagner (écrits publiés ou correspondance privée) et ses œuvres, et procède à des analyses musicologiques pour aller au-delà de la sémantique allégorique. Chaque opéra est ainsi placé en situation dans l’intensité variable des relations avec les thèses antisémites assumées. Le terrain a déjà été exploré, mais une vraie avancée est nécessaire : Nattiez fait droit aux travaux antérieurs, pour critiquer les thèses absurdes, mais aussi pour tirer parti des audaces interprétatives qui, même critiquables, peuvent être fécondes, et pour proposer ses solutions aux difficultés qu’il a localisées et pour dépasser les conflits d’imputation et d’interprétation qu’il a dûment inventoriés.
Il faut de l’énergie, de la virtuosité et beaucoup de travail pour prendre à bras-le-corps tout l’énorme matériau qui est ainsi exploré : celui de la littérature wagnérienne primaire – les œuvres, les écrits de Wagner, toute sa correspondance –, et celui des écrits de ceux (artistes, penseurs, philosophes, acteurs des mouvements politiques, critiques, etc.) qui sont impliqués aux différents stades de la formation, de l’émergence publique, de la consolidation de l’antisémitisme de Wagner, puis du retrait tactique de Wagner qui s’écarte, à la fin de sa carrière, de la scène publique du mouvement antisémite allemand. Mais il faut aussi un style de recherche : celui de Nattiez est une musicologie intrépide, plus courante dans le monde anglo-américain que dans le monde français, parce qu’elle enquête, évalue et décide, au vu des faits, des hypothèses, des probabilités. À de nombreuses reprises, Nattiez indique, par exemple, que tel argument, qui paraît efficace ou même tonitruant, est avancé sans preuves empiriques, que tel autre est intéressant mais doit être complété, que tel autre est juste mais insuffisamment étayé.
Le style de travail de Nattiez dans ce livre, m’apparaît, au total, comme celui d’un chercheur historien de terrain, qui connaît parfaitement et crédite avec scrupule toute la production déjà accumulée sur l’antisémitisme wagnérien, mais qui procède à une mise en intrigue interprétative, afin de résoudre les problèmes et les énigmes qui ont été identifiés.
La trame du livre
Ma lecture du livre de Jean-Jacques Nattiez me conduira d’abord à présenter les différents plans de questionnement et de démonstration qui me sont apparus essentiels.
Le premier concerne le fait irréfutable de l’antisémitisme de Wagner. Il s’agit d’abord de procéder à l’établissement complet, documentaire, historique, linguistique, musicologique, des faits. Et en effet, Wagner a été un antisémite déclaré, systématique, persistant, prosélyte, revendiqué. Il faut avouer que la somme des pièces rassemblées par Nattiez, avec autant de précision que de virtuosité archivistique et interprétative, est terrifiante. On ne sort pas du tout indemne de la lecture de ce livre, à la fois en raison de ce qu’on apprend de Wagner et de ses textes qui sont publiés à la fin du livre de Nattiez, et qu’il faut lire pour mesurer la réalité des faits, de ses œuvres, de son entourage, mais aussi en raison des sources, du contexte et des mécanismes de la propagation et de l’amplification de l’antisémitisme auxquelles Wagner contribue directement et activement.
Nattiez retrace la genèse, les étapes et les évolutions de cet antisémitisme. L’opération est non moins glaçante : il y a l’enquête sur les séquences de la constitution de la position antisémite, et sur les motifs de son escalade, mais aussi le revirement calculé de Wagner quand l’antisémitisme commence à menacer sérieusement ses affaires, c’est-à-dire la représentation de ses œuvres, leur fréquentation et la nécessaire contribution des musiciens et des chanteurs juifs à la carrière et au succès de ses opéras. Ce revirement est décrit avec beaucoup de précision. On voit, par exemple, Wagner vouloir à tout prix convertir Hermann Levi au protestantisme, et vouloir le faire baptiser avant la création mondiale de Parsifal, opéra chrétien (et anti-sémite – anti-juif et anti-arabe). Mais, comme le souligne Nattiez, Wagner put aussi très bien s’accommoder du refus de Levi, puisque ce chef était excellent, et qu’il était du reste le chef favori de Louis II de Bavière, le mécène protecteur de Wagner. L’ambivalence de Wagner est donc entièrement instrumentale : Wagner se refuse à cautionner les mouvements antisémites à la fin des années 1870 quand ses engagements, et la re-publication de Das Judentum in der Musik, en 1869, dans une version augmentée et désormais signée de son nom, et non plus anonyme comme la première édition, ont fini par menacer ses affaires.
Cette enquête sur les flux paroxystiques et sur les reflux stratégiques de l’antisémitisme wagnérien ajoute donc au dossier constitué par Nattiez la dimension d’un contrôle réflexif exercé par Wagner sur les bénéfices (rivalité conquérante avec Meyerbeer, déploiement d’un art puissamment allemand, etc.) et les coûts (hostilité, désaffection) de son hubris antisémite. L’analyse du revirement des années 1870 conduit à récuser complètement l’hypothèse naïve d’une immersion de Wagner dans un Zeitgeist ou dans une vague politico-culturelle dont il serait un acteur dépassé par ce qui est en jeu, et dont il aurait eu une conscience trop faible.
L’ambivalence des relations entre Wagner et les musiciens juifs de son époque, on la retrouvera plus tard, dans les relations qu’entretient le festival de Bayreuth avec les chanteurs, les chefs et les musiciens juifs qui travaillent pour le festival. Les stèles d’acier disposées aujourd’hui devant le Festspielhaus restituent une partie de cette histoire, et montrent au demeurant que les chanteurs vedettes juifs ont été mieux épargnés de la violence nazie que les musiciens d’orchestre juifs, la capacité d’émigrer des premiers contrastant tragiquement avec la déportation et la liquidation des seconds.
Un troisième acquis vient du traitement de la question suivante : qu’est-ce que Wagner apporte d’original par rapport au contexte ou au tableau de fond de l’antisémitisme de la culture européenne et germanique de la première et de la seconde moitié du XIXe siècle ? Quels sont les ingrédients qui font la singularité de sa position et qui ont pu permettre d’étendre la portée de l’antisémitisme ? La démonstration, que je ne fais que signaler, est très convaincante.
La deuxième ligne d’enquête qui trame le livre de Nattiez porte sur la distinction à faire entre les écrits de Wagner et ses opéras. Faut-il se contenter de les séparer, ou bien les rapprocher, mais sans lever la barrière protectrice de la sacro-sainte autonomie de l’œuvre, ou faut-il, au contraire, imbriquer les deux versants de la production wagnérienne, en montrant qu’il y a bien une relation fonctionnelle entre les deux ? Pour répondre, il faut débrouiller les problèmes épistémologiques, les problèmes de causalité, mais d’abord aborder la difficile question de la perméabilité du matériau musical à l’égard de l’intention délibérée que peut former un créateur de prendre une position (politique, idéologique) et de soutenir cette position. Cette ligne d’enquête conduit à explorer la matière des œuvres elles-mêmes et à opérer des distinctions. D’abord, quelles œuvres sont au cœur de l’enquête sur l’antisémitisme musical wagnérien ? Ensuite, quels sont les indices pertinents de l’antisémitisme wagnérien dans les œuvres considérées ? Et de quoi ces indices sont-ils les indices ? S’agit-il, comme Adorno l’avait noté dans son Essai sur Wagner, de rappeler que « tous ces personnages repoussants de l’œuvre de Wagner sont autant de caricatures de Juifs » ? Alberich, Mime, Beckmesser et Kundry sont ici au cœur de l’enquête, et Nattiez les analyse comme des allégories, je reviendrai sur ce point plus loin. Mais l’analyse doit encore avancer d’un cran : les personnages ne sont pas simplement des personnages d’un livret wagnérien, ce sont des personnages d’opéra, ils chantent, et donc que dit la musique contenue dans leur chant ? La matière musicale elle-même est-elle empreinte d’antisémitisme, ce qui attesterait d’un degré de contrôle très élevé exercé par Wagner sur ses intentions antisémites ?
La troisième ligne de questionnement s’attache à montrer pourquoi il y a autant de variabilité dans l’interprétation des données de l’antisémitisme wagnérien. L’histoire des prises de position à l’égard de Wagner et de son traitement de la question juive est une histoire de l’antisémitisme lui-même, tant les personnages associés à cette histoire sont d’une importance considérable : Gobineau, Houston Stewart Chamberlain, Hitler, pour citer ceux qui ont été le plus monstrueusement approbateurs et amplificateurs de l’antisémitisme wagnérien. La famille de Richard Wagner elle-même a apporté une contribution directe et puissante à l’amplification des thèses antisémites du compositeur, puis à l’ébranlement de l’association directe avec le nazisme. Au premier rang de la consolidation de l’antisémitisme wagnérien figurent l’épouse du compositeur, Cosima, et sa fille Eva, qui fut l’épouse de Houston Chamberlain, ainsi que Winifred, l’épouse du fils de Richard, Siegfried. Wieland, le fils de Siegfried et Winifred, fut, lui, impliqué dans la nazification de Bayreuth, puis dans la dénazification obsessionnelle de Wagner après-guerre. Et Gottfried Wagner, fils de Wolfgang Wagner (le frère de Wieland), a choisi d’être un pourfendeur résolu de l’antisémitisme familial.
La variabilité des positions concerne aussi les historiens qui ont exploré le dossier de l’antisémitisme wagnérien et qui ont apporté leurs preuves, leurs arguments, et leurs réticences à systématiser, ou leurs doutes sur la portée de l’antisémitisme, ou, à l’inverse, ont fait preuve d’une radicalité offensive.
Il y a encore la variabilité des positions des musicologues, et celle des prises de position des musiciens (notamment les chefs d’orchestre) et des metteurs en scène : Nattiez examine, par exemple, le boycott de la musique de Wagner en Israël, et l’initiative fameuse de Daniel Barenboïm pour transgresser ce boycott.
La quatrième ligne d’enquête se déduit de la troisième : comment expliquer le déni de l’antisémitisme ? Nattiez procède par gradation. Il y a ceux qui voient bien l’antisémitisme de Wagner, mais ne l’explorent pas beaucoup (Adorno), ceux qui n’en font pas un principe d’évaluation (de condamnation) des œuvres, et, au niveau le plus élevé de l’enquête, Nattiez réunit ceux qui fournissent les analyses les mieux documentées, afin de comparer leurs analyses (Weiner, Taguieff, Zelinsky, Rose, Katz, Millington, Grey, Deathridge) et afin de dépasser les analyses existantes, sur les points que Nattiez juge incomplètement traités. On passe ainsi du déni à un calibrage des degrés de modération, de neutralité ou de radicalité, et jusqu’à l’excès.
Pour expliquer pourquoi l’antisémitisme wagnérien est si diversement calibré et interprété, il faut rappeler que l’incertitude épistémique joue son rôle : certaines questions sont indécidables, du moins en l’état de la documentation historique, comme celle de la paternité de Wagner et de son ascendance possiblement juive. Mais Nattiez, en arbitrant entre les degrés de radicalité et de justesse dans les analyses antérieures, montre aussi quels ont été les styles de l’enquête avant lui. Certains analystes (musicologues ou historiens) s’arrêtent en chemin, mais d’autres poussent l’analyse jusqu’à la surinterprétation de tous les indices (Rose). Mais mieux vaut l’excès que la modération, pour faire apparaître tout le relief des problèmes, avant de décider si et quand la prise de risque interprétative conduit à des embardées. De ce point de vue, le livre expose avec beaucoup de scrupule toute la gamme des positions avant de chercher sa voie propre.
La cinquième question organisatrice est : Wagner peut-il être tenue pour l’un des agents historiques responsables de la Shoah ? Non pas tenu pour un agent causal direct, puisqu’il y a déconnection temporelle entre la biographie de Wagner et l’ère du national-socialisme, mais pour une cause efficiente essentielle, au milieu d’un faisceau de facteurs.
La sixième question introduit le public des opéras wagnériens : que peut percevoir un auditeur, à chacune des époques considérées – les contemporains de Wagner, les auditeurs du début du XXe siècle, ceux des années 1920 à 1945, les auditeurs de l’ère qui s’ouvre avec la connaissance de la Shoah, et, doit-on ajouter, les auditeurs d’aujourd’hui avant qu’ils aient lu et après qu’ils auront lu le livre de Nattiez ? Mais le questionnement s’élargit à toutes les parties prenantes. Quelle responsabilité doit prendre chaque individu, désormais supposé connaître le dossier ? Et d’abord, que doivent faire les musiciens et les metteurs en scène ? Et du reste, qu’ont-ils fait depuis qu’ils se sont emparés du problème dans les années 1970, après la période de la « dénazification » et de l’universalisation abstraite des opéras de Wagner par son petit-fils Wieland ?
Je suggère ici qu’une conclusion à tirer du livre de Nattiez pourrait bien être la production d’un opéra, « Das Judentum in der wagnerischen Musik », à écrire et à présenter à Bayreuth.
Les questions du sociologue à Jean-Jacques Nattiez
Le guide de lecture que j’ai proposé dans la première partie de cette contribution avait pour but de montrer la richesse et l’étendue des perspectives analytiques du livre de Nattiez. J’en viens à des observations qui ont plus directement trait à ce qui, dans l’entreprise de Nattiez, peut intéresser le sociologue que je suis.
L’ouvrage nous place en face d’un paradoxe. Sur l’un de ses versants, il déploie une analyse socio-historique et socio-politique des sources et des vagues successives de l’antisémitisme et de la judéophobie allemande et européenne. Sur l’autre versant, il oblige à poser la question de l’autonomie ou du défaut d’autonomie de l’art. La force de la démonstration sur le premier versant devrait réduire à néant la possibilité de l’autonomie de l’art. Que l’art puisse être autonome et qu’il ne se laisse pas produire ni déchiffrer comme la simple transcription des forces sociales du monde dans lequel il surgit est une question d’origine webérienne. Weber (1920) montre, dans un texte célèbre de sa sociologie des religions, la Zwischenbetrachtung, comment les sphères d’activité politique, économique, esthétique, intellectuelle et érotique se sont progressivement éloignées l’une de l’autre et autonomisées, mais sans cesser de demeurer en relation. L’argument de Weber est qu’entre le contexte de production et l’œuvre issue du travail de création, il n’y a pas d’enchâssement ou d’influence réciproque massive, mais plutôt une relation indirecte d’interaction et d’influence, faute de quoi l’art deviendrait un simple instrument de propagande ou de célébration de telle ou telle cause ou idéologie.
Nattiez place lui-même son travail sous l’étendard épistémologique de Max Weber, pour justifier son choix d’un principe d’analyse individualiste méthodologique. Selon ce principe, toute l’analyse est centrée sur le comportement, sur les choix et sur les facteurs explicatifs des positions de l’individu Wagner, l’environnement devant être étudié comme un système de relations avec une constellation d’acteurs constituant son entourage direct. Dans le cas de Wagner, le problème de l’autonomie devient sérieux. Nattiez travaille sur les deux versants, celui des écrits théoriques, politiques, idéologiques de Wagner et celui de la production opératique, et il montre les interdépendances. Nattiez sacrifie-t-il le principe webérien de l’autonomie de l’art à la démonstration de la puissance causale des interdépendances ? Ce serait le cas s’il enchâssait l’analyse du comportement de Wagner dans un système explicatif dans lequel la totalité des actes créateurs et des choix esthétiques de Wagner serait contrôlée par ses positions idéologiques. Mais Nattiez pourrait être lu comme authentiquement wébérien si l’on discernait dans son argumentation une version complexe de la causalité sociale.
Examinons un instant l’opération qui permet d’y parvenir, en songeant à un autre exemple fameux, et générateur de controverses aussi vigoureuses qu’ont été dévasatrices les révélations récentes sur ce cas. Je veux parler de la relation entre l’œuvre philosophique de Heidegger et le nazisme. C’est un cas plus directement effroyable que celui de Wagner, puisque Heidegger a connu le nazisme, ses dirigeants, son idéologie, et qu’il a pris ouvertement position en faveur du Führer, avant d’adopter une attitude un peu plus ambiguë, mais tout en demandant la publication posthume de ses carnets qui ne laissent aucun doute sur ses positions pro-nazi. Adorno s’est attaqué au cas Heidegger dans son livre Jargon der Eigentlichkeit (1964) : l’analyse d’Adorno y fait le lien entre la sémantique conceptuelle de Heidegger, les positions politiques qu’il a prises, et la postérité de la trame philosophico-idéologique de son œuvre. Dans le cas de Wagner, le problème de l’autonomie est en quelque sorte traité par Wagner lui-même, quand celui-ci manœuvre pour ne plus être desservi par son antisémitisme explicite, et pour ne pas priver son œuvre des chances d’accès à l’universalité. On dira après Bourdieu (1988) qu’il s’agit d’un effet de la « censure structurale » du champ musical – il faut retraduire les éléments externes, tels que des prises de position antisémites, en des dispositifs musicaux, dramaturgiques et des contenus qui soient compatibles avec le pacte de production et de réception des œuvres, autrement dit « recourir à des stratégies d’euphémisation consistant inséparablement à mettre en forme et mettre des formes », pour reprendre l’argument de Bourdieu.
Mais il y a plus. L’œuvre d’art est un bien potentiellement superdurable si elle entre dans le répertoire, mais, selon l’argument développé par Kubler (1962), elle ne s’y maintient que si elle est sans cesse réinterrogée, questionnée, éventuellement remaniée. L’opéra, qui est une œuvre à mettre en scène, se prête directement à cette opération – l’œuvre n’est donc alors pas seulement un bien final à présenter, mais un bien intermédiaire à transformer pour produire des représentations sans cesse renouvelées pour être originales. Dans cette opération se logent tous les facteurs contextuels de l’interprétation et toutes les décisions qui ont été prises et diversement motivées pour solliciter telle ou telle couche de significations, ou pour faire entrer l’œuvre en résonance avec son contexte de production ou avec son contexte de représentation.
Un autre des intérêts que peut prendre le sociologue à l’entreprise de Nattiez concerne l’étude des mécanismes d’agrandissement du moi créateur qui président à la confiance inébranlable de Wagner en ses capacités et en son génie, et qui sont aussi un des ressorts de son usage conquérant de l’antisémitisme. Que faut-il pour nourrir et cultiver cette hypertrophie du moi ? Observons d’abord que l’hypertrophie du moi peut être tenue pour un réquisit fonctionnel de la compétition dans les mondes de création, même si les dimensions de cette hypertrophie varient selon les créateurs, et que l’amplitude de ces variations, depuis la confiance jusqu’à l’absolue certitude de soi, constitue la signature de chaque personnalité, sur la base de ce réquisit fonctionnel. J’ai traité ce point dans le chapitre central de mon livre Le travail créateur (2014). Le comportement de Wagner me rappelle les déclarations de Gustave Courbet qui se représente, dans une de ses toiles, droit et fier face à Alfred Bruyas, son mécène venu à sa rencontre. Une exposition au Metropolitan Museum de New York plaçait, à côté de cette toile, les propos du peintre qui déclarait, en substance, que si on n’a pas l’ambition de révolutionner la peinture, il est inutile de se lancer dans le métier et de vouloir conquérir Paris et le monde.
Ce ressort de l’excès fonctionnel de confiance en soi est couplé à d’autres mécanismes psychologiques, tels que la persévérance, la capacité de résilience, et la réflexivité (la capacité de tirer les leçons des échecs et des erreurs). Sans ce couplage, l’excès de confiance de soi devient dysfonctionnel et est rapidement présenté par le monde environnant comme un simple trait de caractère pathologique aisé à ridiculiser. Dans le cas de Wagner, d’autres ressorts apparaissent au fil de l’enquête de Nattiez, qui, comme je l’indiquais plus haut, est un guide très sûr dans la familiarisation avec l’énorme bibliothèque des écrits consacrés à Wagner. Parmi ces ressorts figure le goût de la domination sur autrui. Les travaux des psychologues sur la créativité s’efforcent de déterminer quelles sont les qualités associées à une imagination et une inventivité fécondes : parmi celles-ci, il faut compter le sens de l’indépendance et le refus de l’autorité exercée par autrui, mais aussi son symétrique inverse, le goût de la domination sur autrui.
Pour mettre en œuvre une confiance en soi efficace, il faut des ressources. Il faut donc savoir négocier pour capter des ressources et, dans le cas de Wagner, il s’agit de savoir flatter tout en méprisant. C’est un système de traits qui est stable dans sa dualité même, à travers le simple ajustement des motivations et des « sincérités » aux situations. Il en résulte ce qu’on peut appeler joliment l’hypocrisie des « sincérités successives », c’est-à-dire la capacité de dire successivement « A » (« vous êtes mon prince et protecteur ou mon ami pour toujours » ou « vous êtes un grand compositeur », etc…) puis de penser et de déclarer à d’autres qu’en réalité, c’est « non A » (« c’est un nul, un médiocre »). De ce registre des sincérités successives, les relations de Wagner avec Meyerbeer sont redoutablement illustratives. On voit en effet Wagner manœuvrer pour solliciter l’appui et même l’aide financière personnelle de Meyerbeer, tout en le détestant comme un rival dont il jalouse le succès et l’influence, ce qui alimente l’antisémitisme grandissant de Wagner. Celui-ci traite Meyerbeer de « sale juif répugnant », alors même qu’il a soutenu Wagner quand celui-ci le lui a demandé. Mais comme les résultats escomptés par Wagner étaient fluctuants, il les attribue évidemment à une ambivalence du soutien de Meyerbeeer : on ne se décrit jamais mieux qu’à travers les traits et les comportements qu’on attribue à autrui.
Nous sommes ici au cœur de deux dispositifs particulièrement efficaces. Selon celui de la co-opétition (néologisme inventé par Brandenburger et Nalebuff (1996) pour désigner les situations et les comportements de coopération entre concurrents), je cherche à me relier à quelqu’un dont je suis en même temps concurrent, et je cherche à l’évincer tout en ayant besoin de lui. Selon le mécanisme psychologique dit d’attribution ou de rationalisation de l’échec ou de réduction de la dissonance cognitive, qu’ont mis en évidence les travaux de Festinger (1964) et Weiner (1986), si je réussis, c’est entièrement grâce à mon génie propre, et si j’échoue, c’est d’abord ou même entièrement en raison de circonstances externes, de manœuvres d’autrui, etc. Ce mécanisme est d’autant plus puissant que l’activité créatrice est incertaine de son résultat et que cette incertitude est double : intrinsèque (je ne sais pas si je pourrai aller jusqu’au bout de mon projet et s’il correspondra à ce que j’espérais, et si j’aurai encore le moyen de l’améliorer), mais aussi extrinsèque (mon travail est concurrent de celui d’autrui). Et comme l’évaluation externe, qui est source d’incertitude extrinsèque, procède par agrégation imparfaite de comparaisons, d’estimations, d’opinions, avec un bruit considérable d’informations potentiellement parasitantes du jugement de valeur, il y aura de quoi soupçonner tout ce qui est imparfait dans le processus de comparaison toujours relative et jamais absolue, c’est-à-dire jamais produite à l’aune d’un standard incontestable.
Wagner, comme le montre le livre de Nattiez, est un virtuose des mécanismes d’attribution et de rationalisation des échecs ou des difficultés. Mais un virtuose hanté par l’attribution antisémite. Le Juif, c’est, pour Wagner, l’instrument conjuratoire des risques potentiels ou avérés d’échec. Wagner peut projeter sur lui toute l’énergie abréactive possible pour consolider à la fois ses stratégies professionnelles, mais aussi son idéologie : nationaliste, germanique, esthétique, religieuse et anti-institutionnelle. La vraie religion, c’est la libre symbolisation par l’art, mais moyennant l’éviction ou la liquidation des obstacles multiples que Wagner juge nuisibles à son exercice personnel de la symbolisation.
Au fil du livre de Nattiez, Wagner apparaît indissociablement comme un très grand compositeur, un génie mégalomane, un manipulateur cynique exploitant tout ce qui peut le servir, et le propagateur d’une idéologie totalement répugnante. Cette combinaison de traits est telle que l’arc des jugements de valeur qui peuvent être portés sur Wagner est tendu à l’extrême. Rien ne serait plus dommageable, face aux dilemmes de jugement auxquels nous sommes confrontés, que de référer de telles caractéristiques à quelque causalité unifiante obscure, extraite de la biographie par une lecture psychanalytique. Sur ce point, Nattiez fait notamment justice de la question compliquée de la paternité de Wagner, et du judaïsme de Ludwig Geyer, père hypothétique de Wagner. Il a, selon moi, raison de se dégager de cette voie qui a conduit certains à placer à la racine de l’antisémitisme wagnérien le mécanisme psychanalytique de la haine de soi d’un juif fils illégitime. La psychanalyse, dans son usage fonctionnaliste, trouve les moyens de tout expliquer en échappant au principe de non-contradiction, et donc de soutenir que A et non A peuvent être simultanément « vrais ». Les mécanismes psychologiques que j’ai évoqués plus haut sont des dispositifs individuels de gestion des relations avec autrui et avec un environnement social, des dispositifs de tolérance à l’égard de l’incertitude, et des biais cognitifs. Ils ont l’intérêt de mettre en relation le comportement de Wagner et les réactions de son entourage tout autrement que selon l’argument déterministe du trauma originaire et de sa méconnaissance. Ils ont donc un intérêt évident pour le sociologue et pour l’historien.
Un autre sujet d’intérêt majeur que le livre de Nattiez pousse à explorer est la nature des soutiens dont dispose Wagner pour déployer son entreprise antisémite. D’abord, tout au long de son livre, Nattiez détaille avec beaucoup de précision les sources de l’antisémitisme de Wagner : ce sont les lectures de Wagner, mais ce sont surtout ses rencontres, ses amitiés, ses compagnonnages, ses complicités et ses relations d’intérêt avec des propagateurs influents de l’antisémitisme. La carte de ces relations est liée à la carte des déplacements de Wagner en Allemagne et en France. L’exploration de Nattiez procède à une périodisation minutieuse de la production des écrits antisémites de Wagner, à un calibrage fin des différents arguments dont se nourrit cet antisémitisme, ce qui permet d’obtenir une analyse soigneusement différenciée des caractéristiques évolutives de l’antisémitisme de Wagner. Avant 1850, on trouve des personnages clés comme Börne, Heine, qui reviendra sur ses positions antisémites ultérieurement, Marx judéophobe plus qu’antisémite, Bruno Bauer, critique des influences culturelles néfastes des Juifs sur les arts et les sciences, Gutzkow, Proudhon et Fourier, propagateurs des convergences de l’anticapitalisme et de l’antisémitisme, et Laube, animé de ressentiments d’échec qui inspirent directement certains arguments de l’essai Das Judentum in der Musik que Wagner publie en 1850, sans le signer de son nom. Après 1870, des personnages beaucoup plus violemment antisémites encore comme Marr et Stöcker seront au premier plan. Et, comme le montre Nattiez (p. 441-442), c’est au soir de sa carrière, en 1881, que Wagner lit Gobineau et son Essai sur l’inégalité des races humaines, qu’il cite dans son essai « Héroïsme et christianisme ».
Cette exploration permet d’étayer la distinction entre judéophobie et antisémitisme, qui est un fil directeur du livre. La judéophobie s’alimente à une idéologie nationaliste : les Juifs menacent ou corrompent l’unité et la force nationale, ce sont des étrangers inassimilables car communautarisés. Elle est ancrée dans une idéologie religieuse qui oppose le christianisme au judaïsme et à l’islamisme, mais qui, à d’autres moments, oppose le brahmanisme à tous les autres -ismes. Elle a une dimension culturelle : les Juifs sont présentés comme ceux qui propagent dans la société leur utilitarisme de banquiers et commerçants et empêchent l’art d’éclore complètement. Et l’idéologie judéophobe a son argumentation économique : celle de l’anticapitalisme, qui n’est pas une adhésion au communisme, mais à un libéralisme socialiste avec des composantes fouriéristes, telles que la libération des mœurs sexuelles, et qui repose sur une critique du pouvoir dévastateur et corrupteur de l’argent, un thème majeur et proprement matriciel de la tétralogie du Ring. L’antisémitisme endosse ces différents arguments de la judéophobie, mais leur ajoute des motifs explicitement raciaux, comme les traits physiques des Juifs et leur caractère « répugnant », la biologie des populations, l’impureté des mélanges raciaux (le « teint blême » des Juifs est un motif récurrent dans l’antisémitisme wagnérien).
Toute cette analyse, dont la lecture est aussi instructive qu’éprouvante, conduit Nattiez à préciser la gradation de l’antisémitisme wagnérien, et à récuser la présentation qui a été faite parfois, par exemple par Katz, d’un Wagner philosémite avant 1850, et antisémite après 1850. La gradation peut être résumée ainsi :
À un premier stade, son antisémitisme conduit Wagner à recommander la solution d’auto-déjudaïsation : si les Juifs s’émancipent de leur judaïsme en renonçant à leur religion, à leurs valeurs communautaires et à tout ce qui fait leur comportement particulier, ils seront assimilables dans l’espace germanique. À un deuxième stade, en 1869, la solution prônée par Wagner est de chasser et d’expulser les Juifs. À un troisième stade, qui intervient en 1879 et prévaut au-delà, les propos privés de Wagner mentionnent la solution de l’élimination physique. Cette violence antisémite de Wagner a trouvé de multiples occasions de profération publique parce que ses arguments multiples permettaient d’amalgamer les différentes temporalités et causalités : Wagner recommanda ainsi de brûler Paris, en 1870, lors de la guerre franco-prussienne, car Paris était, pour lui, le symbole de ses échecs de jeunesse et de l’influence juive.
Pour donner corps à l’analyse de la formation et de l’évolution des positions antisémites de Wagner, et du rôle qu’ont joué les interlocuteurs de Wagner, ses amis et compagnons de route, ou ses opposants, le sociologue aimerait disposer d’une information précise sur les réactions progressives à l’antisémitisme explicite de Wagner, dans les pays où il a répandu ses thèses, et d’abord en Allemagne. Nattiez consacre quelques passages de son livre aux réactions des milieux juifs de Berlin et de Vienne, avant tout pour documenter la gestion par Wagner des effets positifs et négatifs pour sa carrière, ou pour analyser la question essentielle de la perception, par le public ou par certaines fractions du public de l’époque, des références à la musique juive, comme dans cette analyse minutieuse de la Sérénade chantée par Beckmesser dans les Maîtres Chanteurs, qui réélabore des éléments de prière chantée juive, à des fins de caricature dépréciative. Nattiez mentionne aussi, rapidement, le désaveu de Liszt après 1869, mais comment, face à l’antisémitisme sans fard de Wagner, réagirent les musiciens, artistes et intellectuels juifs de l’époque ? Le cas particulier de Hermann Levi, le chef qui a dirigé la création de Parsifal, est mentionné, mais guère d’autres.
Nattiez peut à bon droit répondre que toutes les enquêtes n’étaient pas possibles dans le cadre qu’il fixait à son enquête. Et il est vrai qu’au terme de la lecture de ce livre dense, on se persuade qu’il constitue aussi la matrice de nombreuses recherches nouvelles à mener, par exemple sur le point que j’évoque, qui exigera un travail très important de dépouillement d’archives. Mais ce que je veux avancer ici, c’est qu’en bon weberien, Nattiez devrait accorder leur pleine mesure aux interactions sociales. Comment Wagner gère-t-il son combat sur ce terrain antisémite, lui qui produit beaucoup d’écrits, et qui écrit beaucoup au moment où il entreprend de nouvelles œuvres ? Quelle est la structure des relations d’alliance et d’hostilité, qui confortent ou qui contrarient ses choix esthétiques, idéologiques, professionnels ? Le seul cas précisément documenté, sur ce terrain du questionnement, concerne la situation à la fin des années 1870, que j’évoquais déjà plus haut pour caractériser l’opportunisme de Wagner. Celui-ci prend ses distances avec les mouvements violemment antisémites qui se sont directement nourris des conséquences sociales et économiques de la crise financière et boursière de 1873 en Allemagne. S’il refuse alors de pétitionner, et de se laisser affilier à des mouvements et à des publications qui propagent l’antisémitisme, et dont il a été soit l’initiateur – directeur éditorial des Bayreuther Blätter –, soit l’inspirateur, soit encore l’idole, est-ce en raison du cumul des signaux d’alerte qu’il reçoit sur les coûts professionnels négatifs de son escalade dans l’antisémitisme ? Documenter ce cumul ouvrirait la voie à une analyse dynamique du comportement du compositeur et du réseau d’alliances et d’oppositions dont il occupe le centre. L’un des sujets les plus fascinants est sans doute celui du degré possible de dissociation entre l’admiration pour sa musique et les réticences ou les détestations à l’égard de son idéologie antisémite et de ses positions nationalistes.
Cette dissociation est un des sujets auxquels notre conscience présente de la violence de l’antisémitisme wagnérien doit être affrontée, et elle a une histoire qui me paraît essentielle à explorer. L’un des enjeux de l’évaluation du cas Wagner passe par l’histoire des prises de position à son égard sur le terrain politique et idéologique : information lacunaire, ignorance pure et simple, oblitération, minimisation, ou alors compromis dominé par la priorité donnée à l’œuvre, conformément à un argument avancé par Nattiez concernant l’admiration persistante de Juifs influents pour Wagner après 1869, et selon lequel l’adhésion à la modernité de Wagner et le souci de ne pas manquer « l’œuvre de l’avenir » sont moteurs. Cette enquête possible, dont l’importance dépasse le cas du seul Wagner, paraît d’une importance trop considérable pour n’avoir pas été déjà entreprise, au moins dans d’autres cas ou sur un plan général. L’étude du cas Wagner et de sa réception, dans cette perspective, importe beaucoup.
Dans le réseau des soutiens de Wagner, il faut faire une place particulière à son centre, qui est aussi le point d’ancrage et de réassurance de l’hypertrophie du moi créateur de Wagner : c’est le cercle conjugal et familial. Cosima remplit une fonction d’appui et de tolérance inconditionnels à l’égard des excès, des violences et des manœuvres opportunistes et intéressées de Richard. Elle peut même agir en écho amplificateur des névroses et des violences « attributives » de Wagner. Car ce dispositif de soutien inconditionnel est évidemment couplé à celui des stratégies de réduction des dissonances cognitives que j’évoquais plus haut, puisque Cosima est celle qui dit sans cesse à Richard qu’il a d’excellentes raisons d’attribuer tel ou tel déboire à telle ou telle cause, et d’abord aux Juifs.
Le cas de Wagner appartient à la famille des cas dans lesquels la famille et sa descendance sont mis au service du génie, généralement masculin (à peu près jamais l’inverse). Le cas de Wagner est une hypertrophie du dispositif, et cette hypertrophie doit beaucoup à l’auto-institution du wagnérisme que symbolise et consacre la création du théâtre et du festival de Bayreuth par Wagner. C’est alors aussi un cas exceptionnel de dévoration de la descendance par le génie initiateur de la lignée : en écrivant ceci, je vois devant moi le terrible tableau de Goya Saturne dévorant l’un de ses fils. La lignée familiale est transformée par l’opération Bayreuth en une lignée entrepreneuriale : gérer la carrière de l’œuvre du mari et père, et instituer la réputation de Wagner.
L’extraordinaire, dans ce dispositif, est sa courbure : ascendante et offensive jusqu’à la destruction du régime nazi, idéologiquement défensive après la découverte de l’intolérable absolu de la Shoah. La famille fait bloc pendant la période ascendante, puis se divise dans la phase défensive, y compris via des revirements spectaculaires, tel celui de Wieland, très impliqué dans les relations de Bayreuth avec Hitler et avec le régime nazi, devient après la guerre l’organisateur de la dénazification de Wagner, par ses mises en scène dépouillées, abstraites, formalistes, symbolisatrices. La division familiale grandit après la fin de la gestion de Bayreuth et des affaires du grand-père par Wieland et Wolfgang, car la gestion de cet héritage charrie de plus en plus ouvertement la combinaison indémêlable des dimensions artistique, idéologique, raciale et explicitement antisémite de la fondation du culte wagnérien.
C’est cette courbure qui, je crois, pourrait apporter une réponse à la question évidemment lancinante : quelle est la contribution causale de Wagner à la montée du nazisme ? Nattiez discute longuement ce point, pour poser les garde-fous épistémologiques indispensables contre une réduction de la causalité historique complexe (Wagner, l’un des éléments de la trame causale des processus générateurs du nazisme) à une causalité transitive (Wagner, cause efficiente du nazisme), ou, formule plus radicale, à une causalité finale (Wagner a explicitement construit son œuvre en vue de faire émerger un nationalisme pangermanique antisémite). Cette question est évidemment essentielle pour comprendre comment le procès de Wagner peut être instruit à la lumière de la postérité de l’œuvre (Nattiez mentionne ici notamment les travaux de Paul Lawrence Rose), et pour savoir si, et jusqu’où, la position anti-réductionniste est tenable.
L’objection qui pourrait être élevée contre le principe même d’un tel questionnement est que la carte causale de l’émergence du nazisme est trop complexe pour que soit redistribuée de manière simpliste la somme des facteurs qui doivent être pris en compte pour analyser la montée du national-socialisme, ses diverses phases et son plan génocidaire de l’anéantissement des Juifs, jusqu’à sa mise en œuvre systématique. Cette objection doit être discutée. Mon argument est le suivant. La production de Wagner interdit, selon la démonstration de Nattiez, de séparer l’œuvre musicale et les écrits de Wagner. La force de propagation du complexe artistico-idéologico-antisémite que représente cet ensemble non dissociable devient considérable quand l’affaire est aux mains d’héritiers eux-mêmes complètement investis dans l’antisémitisme : la fille de Wagner, Eva, épouse Houston Stewart Chamberlain qui devient l’un des principaux inspirateurs de la théorie raciale et pangermaniste dont les nazis feront leur doctrine. Chamberlain sera indissociablement le chantre du wagnérisme et du pangermanisme. Siegfried, le fils de Wagner, épouse Winifred, qui dirigera le festival de Bayreuth, à la mort de son mari, de 1930 à 1945. Celle-ci rencontre Hitler dès 1923, qui sera un grand admirateur de Wagner, et elle restera invariablement proche de Hitler jusqu’à la fin. Tout ceci est, comme chacun le sait, lié à Bayreuth, qui est le mausolée de Wagner, le temple du wagnérisme, et l’instrument de consolidation du complexe artistico-idéologique. L’argument de la causalité propulsive qui établit un lien direct entre Wagner, le nazisme et l’hitlérisme, est directement alimenté par ces liens de continuité directe et de gestion directe de l’héritage wagnérien par la lignée familiale, selon des positions qui sont des amplifications des ambitions et des projets de Richard Wagner.
L’autre pente de la courbe d’influence du groupe familial est celle de la ligne défensive des Wagner, après la seconde guerre. Elle ajoute au profil de la causalité propulsive le scénario du reniement, et du degré de dévoilement, de critique et de reconnaissance de culpabilité qu’accepte ou non chacun des membres de la famille. Bref, à la dimension causale s’ajoute la dimension de l’éthique de responsabilité. Ce sont là les deux versants de la causalité qu’il s’agit de mettre en jeu, pour s’écarter de la causalité simplement transitive ou finale qui fait de l’œuvre de Wagner la matrice directe et explicite de la Shoah.
Ce questionnement épistémologique et éthique participe d’un registre essentiel du livre de Nattiez, la question de l’évaluation de l’œuvre de Wagner et des conflits de valeur dont celle-ci fait l’objet. Un premier plan d’interrogation est classique : la musique de Wagner parle-t-elle et signifie-t-elle comme ses écrits ? La position a-sémantique, tenue par exemple par Boulez, énonce que la musique par elle-même ne tient sa signification que du réseau des relations internes de ses composantes. Cette solution a-sémantique n’a pourtant pas empêché Boulez et Chéreau d’aller loin dans la relecture de Wagner sur le double terrain de la mise en évidence d’éléments explicitement antisémites et de la critique du capitalisme financier et du pouvoir de l’argent. Mais l’argument de base de cette première position est qu’il existe bien une barrière haute entre le pouvoir de signification de la musique, d’une part, et les imputations de significations dérivées du texte des livrets, des choix de mise en scène et des contextes de la représentation des œuvres, d’autre part.
Face à cet argument classique, Nattiez opère une série de distinctions.
D’abord, le genre opéra permet de manier directement des significations via le procédé de l’allégorie : un personnage peut réellement symboliser un thème, une cause, une idéologie, une religion, une race, etc. Le recours à la catégorie de l’allégorie permet à Nattiez d’aller au-delà de l’argument critique employé par Adorno, qui s’en tenait au caractère dénotatif de la caricature des Juifs via les personnages wagnériens de Beckmesser, Mime, Alberich ou Kundry. Et l’allégorie est aussi ce qui libère tout l’espace d’interprétation dont peut s’emparer le metteur en scène pour justifier des choix de relecture permettant d’expliciter les trames idéologiques de l’œuvre. Pour étayer son raisonnement, Nattiez met en avant un argument important, quand il fait valoir l’orientation donnée par Wagner à sa production opératique. Alors que l’opéra historique était le genre à la mode et avait fait le succès du « grand opéra » français (Meyerbeer, Halévy, Spontini, Rossini, Auber), Wagner renonce à des sujets d’opéra historique parce que l’opéra mythologique permet de recourir directement et aisément à l’allégorie et à son pouvoir universalisant, ce qu’interdit précisément l’opéra historique. C’est la victoire de l’a-contextualité contre l’assignation déictique du recours au matériau historique : l’a-contextualité peut accueillir directement une élaboration idéologique des mythes.
En deuxième lieu, la musique elle-même contient toutes sortes d’éléments dénotatifs qui renseignent explicitement sur les positions prises par Wagner, comme le montrent les analyses proposées par Nattiez de l’air de Mime dans le premier acte de Siegfried, de la Sérénade de Beckmesser dans les Maîtres Chanteurs et de l’acte deux de Parsifal.
L’interrogation doit, en troisième lieu, examiner avec précision quelles relations entretiennent au juste les écrits théoriques, politiques, esthétiques, et idéologiques-antisémites de Wagner et ses différentes œuvres. Pour s’écarter de la thèse confortable du dualisme et de la dissociation (défendue, par exemple, par Hans Vaget), Natttiez souligne que les textes théoriques prolifèrent au moment de la composition de nouvelles œuvres ou du début de nouveaux chantiers créateurs. Les textes qu’écrit Wagner ont donc un rôle fonctionnel : ils sont des moyens d’élaboration et d’explicitation de certains contenus directeurs des œuvres, ils soutiennent la mise en forme de principes esthétiques, philosophiques, moraux, religieux, et idéologiques qui sont tramés dans les œuvres, et ils sont des outils d’explicitation des œuvres pour qui veut comprendre la « poïétique » (au sens de Nattiez) wagnérienne. En bref, ces textes ont une fonction poïétique et, à ce titre, ils doivent figurer dans le dossier génétique des œuvres.
Examinons, en quatrième lieu, la distinction chère à Nattiez entre l’« esthésique » et le « poïétique ». Que percevons-nous du codage et de la trame poïétiques des œuvres à même la musique, et pas simplement via la contribution des mises en scène qui savent exploiter le pouvoir allégorisant des œuvres ? Très peu aujourd’hui, mais sans doute quelque chose à l’époque, indique Nattiez en rapportant (p. 382-383) le témoignage de Cosima pour établir que les auditeurs juifs des Maîtres chanteurs n’ont pas manqué d’identifier la source musicale juive utilisée dans la Sérénade de Beckmesser.
Pour autant, et c’est un cinquième plan de différenciation de l’enquête, il y a des œuvres qui échappent à une lecture cryptographique conduisant à un déchiffrement idéologique-esthétique : c’est, insiste Nattiez, le cas de Tristan et Isolde, où seule l’influence de Schopenhauer est présente, et n’a pas de lien direct avec l’antisémitisme.
Enfin, quelles conclusions tirer d’une différenciation des plans de questionnement concernant la sémantique wagnérienne, dans l’ère historique ouverte par la Shoah ? Faut-il désormais refuser a priori Wagner, comme l’a préconisé Habermas ? Faut-il mettre à l’écart son antisémitisme, par des mises en scène à la Wieland Wagner ? Faut-il souligner les liens de l’œuvre avec l’utilisation qu’en a fait le Troisième Reich, comme c’est le cas de nombreuses mises en scène, notamment allemandes, des opéras de Wagner depuis les années 1970 ? Nattiez se situe sur le terrain de la recherche historique et musicologique et nous enjoint de continuer à explorer toutes les perspectives d’établissement des preuves, par l’analyse conjointe de la musique, des livrets, des personnages et des écrits de Wagner, et par une contextualisation au grain de plus en plus fin, afin de ne rien ignorer de la trame antisémite de ses œuvres et de la carrière de celles-ci.
Une fois que le dossier de l’antisémitisme est constitué, comme il l’est magistralement dans le livre de Nattiez, le problème de la relation causale entre l’œuvre wagnérienne et le cours terrifiant de l’histoire allemande entre les deux guerres mondiales ne peut pas cesser de se poser. Les conclusions à tirer de ce questionnement sont individuelles, mais aussi collectives. Comment peut-on, comme l’a fait Patrice Chéreau, mettre en scène Wagner pour combattre précisément le racisme et l’antisémitisme, et rendre simultanément justice à la « poïétique » complexe de l’œuvre, alors même que le parti de mettre une interprétation délibérément critique de Wagner au service d’une cause politique, idéologique ou éthique légitime peut avoir pour effet de réduire directement l’estimation de l’apport créateur de Wagner ? Rien n’est simple ici : augmenter le degré de conscience, de connaissance et de réflexivité est plus que salutaire, mais abolir radicalement l’autonomie de l’art, en instrumentalisant Wagner pour le mettre directement au service de la cause de l’antisémitisme, est une position déséquilibrante. Établir ainsi les termes du dilemme, c’est sans doute demeurer inscrit dans le projet terrifiant de Wagner. Celui-ci a mis tous ses efforts à tendre à l’extrême la contradiction par laquelle il s’employait à faire de l’œuvre d’art un système clos et totalisant (un Gesamtkunstwerk), tout en déployant un fleuve d’arguments antisémites et nationalistes : sans doute, nous apprend la lecture de Nattiez, Wagner l’a-t-il fait pour se persuader qu’il tenait là un bon système, cohérent avec ses intérêts, son ambition et son idéologie.
Références bibliographiques
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ADORNO, Theodor W., Jargon der Eigentlichkeit. Zur deutschen Ideologie, Frankfurt, Suhrkamp, 1964.
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WEINER, Bernard, An attributional theory of motivation and emotion, New York, Springer Verlag, 1986.
Pour citer cet article
MENGER Pierre-Michel, « Une lecture de Wagner antisémite, de Jean-Jacques Nattiez », Actes de la journée d'études Autour des écrits de Jean-Jacques Nattiez (CNSMDP, 12 novembre 2015), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/une-lecture-de-wagner-antisemite-de-jean-jacques-nattiez.