Tempo et texture dans quelques interprétations enregistrées de Ionisation de Varèse
Actes du colloque Le Tempo dans l'acte de performance (30-31 mars 2017), Université de Bourgogne / Conservatoire de Paris
Ionisation d’Edgard Varèse, première pièce de musique savante occidentale pour percussion seule, a libéré la percussion des traditionnels rôles de soutien, d’effet sonore ou d’évocation auxquels elle était jusqu’alors cantonnée. Les toujours nombreuses exécutions en concert et le vaste corpus d’enregistrements récents démontrent que cette œuvre n’a rien perdu de son attrait et de sa force pour les musiciens comme pour les auditeurs. Les timbres de la percussion, peu standardisés relativement aux autres familles instrumentales, offrent une vaste marge de manœuvre pour les interprètes conduisant au renouvellement du rendu sonore de Ionisation, de performance en performance, d’enregistrement en enregistrement. Si l’écriture de cette pièce – une polyphonie complexe à base de plusieurs textures différenciées qui se succèdent, se superposent ou se mélangent – a fait l’objet de nombreuses analyses détaillées, la question de son interprétation n’a que rarement été abordée. Cette œuvre pour 13 percussionnistes et un chef pose plusieurs problèmes d’interprétation concernant les instruments [1] et leurs hauteurs relatives, les dynamiques, les accents, les modes de jeu, les tempi, la lisibilité de la polyphonie ou la fusion des timbres en masses sonores homogènes. Dans cet article nous nous focalisons uniquement sur la relation entre le tempo et la texture qui pose plusieurs questions. Dans quelle mesure les interprètes respectent-ils les indications métronomiques de la partition ? Peut-on constater des différences de tempo importantes entre les différentes exécutions ? Les types de textures employés dans Ionisation ont-ils un impact sur les tempi des performances ? Existe-t-il des modes opératoires typiques dans la façon d’aborder le tempo de cette œuvre ? Afin de répondre à ces questions, nous avons étudié le manuscrit et les copies des premières éditions, puis nous avons comparé les tempi de dix interprétations enregistrées en studio s’étendant sur une période de plus de cinquante ans [2].
Présentation de Ionisation
Avant d’aborder les questions d’interprétation, nous allons rapidement présenter les circonstances de la composition et de la création, ainsi que les premiers enregistrements. Composée à partir de 1929, Ionisation fut achevée à Paris le 13 novembre 1931 [3]. Peu d’informations sont connues sur le déroulement du processus de composition si ce n’est le témoignage d’André Jolivet, qui avait été l’élève d’Edgard Varèse à cette époque, lors d’un entretien radiophonique enregistré le 9 novembre 1965 :
« J’ai eu la chance de voir naître une œuvre aussi capitale dans l’évolution de la musique que Ionisation pour treize percussionnistes ; je l’ai vue, je peux dire naître mesure par mesure, chaque barre de mesure étant comprise sur une bande de papier que Varèse avait dessinée lui-même, sur une bande de papier à musique qui avait quelques deux mètres cinquante [4]. »
Un peu plus tard, Hilda Jolivet apporta quelques précisions :
« Varèse écrivait sa musique sur une table d’architecte. Pour cette partition, il avait imaginé de coller l’un après l’autre les feuillets de la partition, afin d’embrasser d’un regard de longs passages de l’œuvre sans avoir à tourner de page. Il prolongea même les lignes des portées d’une page à celles de la page suivante. La partition terminée (elle dure six minutes et demie) mesurait plusieurs mètres de long. Relisant les feuillets de cet immense dépliant, il battait la mesure sur sa table avec une badine de bambou [5]. »
Alejo Carpentier [6] rapporte qu’Heitor Villa-Lobos, alors en séjour à Paris, initia Varèse aux Batucadas et que celui-ci s’intéressa aux modes de jeu des instruments de percussion sud-américains [7]. Dans une lettre du 27 décembre 1931 adressée à son ami le harpiste Carlos Salzedo [8], Varèse indique qu’à l’origine Ionisation avait été conçue pour une chorégraphie du danseur de flamenco Vicente Escudero. Le projet n’ayant pas abouti en raison d’une mésentente avec le danseur, le compositeur envisagea une collaboration avec Martha Graham, mais qui ne put être menée à bien. À cette époque, le compositeur cherchait à créer un laboratoire où il pourrait développer de nouveaux instruments. Lors d’une table ronde qui regroupait les écrivains Ribemont-Dessaignes, Huidobro, Ungaretti, Carpentier, Desnos et le compositeur Lourié, Varèse évoqua les limitations et l’arbitraire du système tempéré [9]. Écrire pour un ensemble de percussions était le moyen le plus efficace de sortir du système tempéré à une époque où les instruments électroniques étaient encore balbutiants.
Dans la même lettre à Salzedo, Varèse donne l’origine de sa source d’inspiration principale en citant un extrait de Stars and Atoms d’Arthur Stanley Eddington [10] dont la traduction française venait juste d’être publiée :
« À la haute température qui règne à l’intérieur d’une étoile, le choc mutuel des particules et, plus spécialement, la collision des ondes d’éther — rayon X — avec les atomes, brisent ceux-ci et mettent des électrons en liberté. Ces électrons libres forment la troisième population à laquelle j’ai fait allusion. Pour chaque individu, la liberté n’est que provisoire, car il sera rapidement capturé par quelque autre atome mutilé ; mais, dans l’intervalle, un autre électron aura été libéré quelque part ailleurs et remplacera le premier dans la population libre. Cette libération d’électrons est appelée une ionisation. A. S. Eddigton (Étoiles et Atomes). Voici ce qui t’explique le titre – et le mécanisme qui a procédé à l’invention et à l’ordonnance de l'œuvre – durée 5 minutes. Comme caractère : une cadence impitoyable – qui ne change jamais (en tant qu’unité de mesure) – un très haut voltage – l’œuvre est très tendue – tragique [11]. »
Beaucoup a été dit sur la métaphore de l’ionisation et son rapport à l’écriture de la pièce. Cependant, afin de ne pas dévier de notre objectif nous ne nous attarderons pas sur ce sujet et renvoyons le lecteur aux articles de Philippe Lalitte (2003) [12], Anne Shreffler (2006)[13] et Michael Rosen (2015) [14].
Au-delà de la fascination de Varèse pour l’astronomie et la physique, Ionisation reflète la volonté du compositeur à cette époque de prolonger et d’approfondir l’écriture rythmique et texturale explorée dans ses œuvres précédentes : « Je suis devenu également de plus en plus intéressé par le rythme intérieur et les relations métriques, comme dans Ionisation. Le côté sonore des percussions en tant qu’éléments structuraux et architecturaux m’intéressait également [15]. »
Slonimsky dirigea la création au Carnegie Hall de New York le 6 mars 1933, alors que Varèse était toujours à Paris, lors d’un concert organisé par la Pan American Association of Composers. L’œuvre fut ensuite jouée le 30 avril 1933 à la Havane, le 16 juillet 1933 au Hollywood de Los Angeles (concert auquel assista John Cage), le 15 avril 1934 au Town Hall de New York et en mai 1934 à San Francisco, cette fois sous la direction d’Henry Cowell. Il fallut attendre le 4 juin 1951 pour que l’œuvre soit jouée en Europe, à Darmstadt, sous la direction d’Hermann Scherchen.
Ce fut aussi Slonimsky qui réalisa le premier enregistrement de Ionisation en 1934 à New York (également le premier enregistrement d’une œuvre de Varèse). Les percussionnistes étant peu nombreux à cette époque, certains ayant même refusé de jouer cette musique « bonne pour les primitifs » comme l’a rapporté Fernand Ouellette [16], l’ensemble fut complété par des musiciens non percussionnistes : Carlos Salzedo, Henry Cowell, Paul Creston, William Schumann, Albert Stoessel, Georges Barrère, Aldoph Weiss, Egon Kenton et Varèse aux sirènes. Le compositeur a obtenu pour l’enregistrement et la deuxième exécution new-yorkaise deux sirènes de type H à commande manuelle de la Sterling Siren Fire Alarm Company de Rochester.
Le disque 78 t/m fut publié en octobre 1934 chez Columbia [17]. Varèse n’était pas complètement satisfait du son de l’enregistrement ainsi qu’il le confia à André Jolivet dans une lettre du 11 juin 1934 : « J’ai reçu ce matin une épreuve du disque de Ionisation – très précis – clair – mais (de la percussion seulement) – ça a été un chiendent pour les ingénieurs. L’impression spatiale manque – Toutefois on suit assez les dessins – quoique les timbres et les essences sonores soient standardisés par le microphone – Enfin c’est mieux que rien et c’est un commencement [18]. » Puis, dans une lettre du 9 juillet : « Pour Ionisation comme vous dites “le mieux qu’on a pu faire a été d’éviter le pire”. Pour le piano, détrompez-vous : À plein bras – le couvercle tout ouvert sous le micro, il ne sort pas. Columbia toutefois est satisfaite et anticipe “une sensation” [19]. » Malgré une diffusion assez confidentielle, l’enregistrement dirigé par Slonimsky fut connu à Paris notamment par l’intermédiaire de Jean-Louis Barrault qui improvisait un spectacle de mime sur cette musique au Grenier des Grands-Augustins et d’Olivier Messiaen qui analysa la pièce dans son cours d’analyse au Conservatoire. Mais, ce fut l’enregistrement de 1950 par le Julliard Percussion Orchestra [20] sous la direction de Frederic Waldman qui fit véritablement connaître Ionisation. De plus, le son du disque microsillon était nettement meilleur car Varèse avait conseillé l’ingénieur du son Robert E. Blake.
La question du tempo
Ionisation a connu plusieurs éditions et révisions. Les premières éditions ont été publiées en 1934 par Cowell dans New Music Orchestra Series et chez Max Eschig. On trouve une reproduction de la partition à la fin du livre de Morris Goldenberg Modern School for Snare Drum (1955) [21]. Ensuite, Ionisation fut révisée et publiée chez Ricordi en 1958 [22], puis chez Colfranc en 1966. Les révisions concernent les accents, les dynamiques, les trémolos, et surtout le tempo [23]. Les deux premières éditions, conformément au manuscrit et à la première copie au propre [PSS 0574-0133] ne comportent qu’une seule indication de tempo, située au début (noire = 80). Les copies du fonds Varèse de la Fondation Sacher montrent que le compositeur a cherché plusieurs solutions pour trouver le bon tempo :
- L’édition originale de 1934 (New Music Orchestra Series n° 11, San Francisco) avec inscriptions manuelles de Varèse (et d’un inconnu) : Ch. 13 indication au crayon à papier noire = 66 et dessus noire = 72 [PSS 0574-0200] ; dernière page [PSS 0574-0202] indication au crayon à papier « 356 » (noires).
- copie de 1934 : noire = 80 barré, remplacé par noire = 74/76, puis au-dessus 69, p. 12 [PSS 0574-0278] ch. 12 lunga au-dessus du point d’orgue ; p. 21 [PSS 0574-0281] noire = 60 barré, remplacé par 52.
- autre copie de 1934 : tempo initial corrigé noire = 69 et au ch. 13 noire = 52.
- Partition de 1958 (Ricordi - New York) avec corrections manuelles de Chou Wen-Chung datées du 4 décembre 1966 : tempo initial noire = 80 barré, corrigé par noire = 69, p. 22 tempo illisible corrigé par noire = 52.
Les valeurs ajoutées au crayon à papier sur les différentes copies montrent d’une part que le tempo initial est passé par étapes de 80 à 69 BPM et qu’une nouvelle valeur de tempo a été ajoutée au chiffre 13, d’abord avec une hésitation en 66 et 72 BPM, puis avec le tempo définitif à 52 BPM. Par conséquent, les tempi ont été sensiblement abaissés par Varèse à la suite des premières exécutions de l’œuvre, possiblement en raison des difficultés d’exécution.
Textures
Ionisation a donné lieu à de nombreuses analyses plus ou moins détaillées parmi lesquelles celles de Nicolas Slonimsky (1967) [24], Chou Wen-Chung (1979) [25], Jonathan Bernard (1987) [26], Takashi Koto (1987) [27], Edmund Di Capua et James Guarnieri (1987-1988) [28], Manfred Kelkel (1988) [29], David Cox (1989) [30], Jean-Charles François (1991) [31], Thomas Siwe (1994) [32], Makis Solomos (1995) [33], Timothée Horodyski (1998) [34] et Steven Schick (2006) [35]. Selon les analystes, plusieurs points de vue sont adoptés tels que la thématique, le rythme, les proportions temporelles, le timbre, les gestes percussifs ou la texture. Dans le cadre de cet article, je me suis fondé sur celles qui ont analysé l’œuvre à partir de textures (ou sonorités) résultant de l’interaction de plusieurs dimensions (timbre, registre, articulation, rythme, dynamique, densité). La perspective texturale correspond bien à la pensée d’un compositeur passionné par le son et l’acoustique. De plus, ce point de vue analytique offre une vision globale sur l’écriture de la pièce qui nous permet d’établir des liens avec le tempo des performances. La description des trois textures de bases donnée ci-dessous est très synthétique, mais suffisante pour notre propos. Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur aux analyses de Wen-Chung, François, Solomos, Horodyski et Schick. La première texture (T1), présentée au début de la pièce (mes. 1-8), est constituée de frappes distribuées entre plusieurs instruments, de résonances (gongs, tam-tams) et de sons entretenus (roulements et sirènes), le tout dans une dynamique globale faible. La deuxième texture (T2, apparaissant ch. 1) est constituée de polyrythmies, d’interactions entre des lignes de timbres individualisés, plutôt dans une dynamique globale mezzo forte/forte. La troisième texture (T3, apparaissant ch. 7) est caractérisée par des triolets et quintolets joués en homorythmie par des groupes d’instruments produisant des timbres fusionnés (des masses verticales) couvrant l’ensemble des registres dans une dynamique fortissimo.
Ces textures se succèdent, et parfois se mélangent, dans une vingtaine de sections (Figure 1). La texture I intervient dans les sections a1 (mes. 1.1-8.3), a2 (mes. 12.4-16.3), la texture II dans les sections b1 (mes. 8.4-12.3), b2 (mes. 16.4-17.4), b3 (mes. 20.4-22.4), c1 [36] (mes. 18.1-20.3), c2 (mes. 72.1-72.4), d1 [37] (mes. 23.1-27.2), d2 (mes. 27.3-32.5), d3 (mes. 33.1-37.4) et la texture III dans les sections e1 (mes. 38.1-43.4), e2 (mes. 43.5-50.4), e3 (mes. 65.4-66.4), e4 (mes. 68.1-68.5), e5 (mes. 73.1-74.3). Certaines sections sont hybrides : f1 (mes. 51.1-55.3), f2 (55.4-59.3), f3 (mes. 59.4-65.3), f4 (mes. 67.1-67.4) et f5 (mes. 69.1-71.4) mêlent les textures I et II. Les sections g1 (mes. 75.1-82.4) et g2 (mes. 83.1-91.4) correspondent à la coda (ch. 13) et sont formées de fragments des trois textures de base ainsi que d’agrégats aux cloches, glockenspiel et piano. Les analyses formelles de Ionisation concordent rarement quant au nombre de parties. Nous avons opté pour une forme en cinq parties qui permet de dégager l’articulation entre les textures. La partie I (mes. 1-22) met en place les deux premières textures, la partie II (mes. 23- 37) est une densification à partir d’éléments dérivés de la deuxième texture, la partie III (mes. 38-50) procède à une verticalisation à base de rythmes appartenant à la troisième texture, la partie IV (mes. 51-74) forme une élaboration avec des segments dérivés de a, b et c. Elle est scindée en deux par un fermata (m. 65) qui se révèlera avoir une grande importance dans la conduite des différentes performances analysées. La partie V (mes. 75-91), la coda, est constituée de fragments tirés des trois textures. Elle est marquée par un changement de tempo et par l’apparition des instruments à hauteurs déterminées (piano, glockenspiel, cloches).
Figure 1. Répartition des textures dans la forme.
Corpus d’enregistrements
Nous avons répertorié plus de 25 enregistrements commercialisés de Ionisation. Pour cette étude, nous n’avons retenu que des enregistrements réalisés en studio (pas d’enregistrements en concert) afin de conserver une homogénéité des conditions d’exécution. Le premier enregistrement de Ionisation dirigé par Slonimski (1934) a été écarté en raison de sa qualité sonore trop dégradée qui rend la capture du tempo peu fiable. Le corpus comporte donc dix enregistrements qui couvrent un peu plus d’une cinquantaine d’années de 1950 à 2005 [38].
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R. Blake (IS) |
Robert Craft, The Columbia Symphony Orchestra (Craft-CSO) |
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1959 |
J. McClure et T. Frost (P) |
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G. Laporte (IS), M. Bernard (P) |
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J. Lock (IS), J. Mordler (P) |
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1977 |
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CD Apex (1992) |
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M. Lepage (IS), M. Stauer (P) |
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J. Eberhardt (IS), U. Vette (BE), H. Burk (P) |
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CD DECCA (1998) |
Mai 1997, Muskcentrum Vredenberg Utrecht |
J. Dunkerlez (IS), A. Cornall (P) |
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CD Naxos (2008) |
5 novembre 2005, Grzegorz Fitelberg Hall, Katowice |
W. Marzec (IS), B. Jankowska-Burzynska (P) |
Tableau 1. Corpus d’enregistrements.
Parmi ces enregistrements, seul celui de Waldman avec le Julliard Percussion Orchestra a été supervisé de façon certaine par Varèse. Les Percussions de Strasbourg [39] ont utilisé un arrangement pour six percussionnistes réalisé par Georges van Gucht (avec l’autorisation du compositeur). Boulez est le seul chef du corpus à avoir enregistré deux fois Ionisation, la première fois en 1977 avec les percussionnistes du New York Philharmonic, la seconde en 1995 avec ceux du Chicago Symphony Orchestra [40].
Durée des enregistrements
Une première approche du tempo, très générale, peut s’effectuer à partir du calcul de la durée totale de chaque performance (Tableau 2). Cela permet de comparer les performances entre elles et avec la durée théorique. La durée des performances a été calculée de la première attaque (caisse roulante et caisse claire) à la dernière attaque des claviers (piano, glockenspiel et cloches) [41]. La durée spécifiée dans les éditions Ricordi et Colfranc – 6’30 – ne correspond pas à la durée théorique telle que nous l’avons recalculée : 5’30 [42]. D’ailleurs, pratiquement aucune version enregistrée (y compris les versions non incluses dans ce corpus) n’atteint les 6’30. Parmi les dix enregistrements du corpus, six ont une durée totale plus courte que la durée théorique recalculée (5’30), notamment les versions de Craft-CSO (4’42) et de Mehta-LAPE (4’49). La version des Percussions de Strasbourg à la durée la plus longue (6’04). Une première explication provient de la durée du fermata (une mesure avant 12) qui est largement le plus long de toutes les versions (10 s). L’écart de 1’22 entre la version la plus courte et la plus longue semble important. Cependant, en retirant l’enregistrement des Percussions de Strasbourg qui a une durée bien supérieure aux autres versions, l’écart tombe à 58 s, un écart qui n’a rien d’exceptionnel sur une durée théorique de 5’30. Les performances qui ont les durées les plus proches de la durée théorique sont celles de Boulez-NYP (0 s), Chailly-AE (-5 s) et Boulez-CSO (+5 s). Il est d’ailleurs étonnant que les deux versions de Boulez enregistrées à 18 ans d’intervalle avec deux orchestres différents aient une durée aussi proche. Nous retrouverons cette particularité avec les profils de tempo. Y a-t-il un lien entre la durée et la date d’enregistrement ? Il semble que non. Les versions les plus récentes ne sont ni plus lentes, ni plus rapides que les plus anciennes. Aucune corrélation n’existe donc entre ces deux facteurs.
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Craft -CSO (1960) |
4’42 |
282 |
-48 |
6 |
2,13 |
Mehta-LAPE (1972) |
4’49 |
289 |
-41 |
5 |
1,73 |
Lyndon-Gee-PNRSO (2005) |
4’53 |
293 |
-37 |
3 |
1,02 |
Cerha-DRE (1969) |
5’13 |
313 |
-17 |
5 |
1,60 |
Waldman-JPO (1950) |
5’19 |
319 |
-11 |
6 |
1,88 |
Chailly-AE (1997 |
5’25 |
325 |
-5 |
4 |
1,23 |
Boulez-NYP (1977) |
5’30 |
330 |
0 |
4 |
1,21 |
Boulez-CSO (1995) |
5’35 |
335 |
+5 |
5 |
1,23 |
Nagano-ONF (1992) |
5’40 |
340 |
+10 |
4 |
1,18 |
Percussions de Strasbourg (1970) |
6’04 |
364 |
+36 |
10 |
2,75 |
Tableau 2. Durée des enregistrements, différentiel avec la durée théorique, durée et pourcentage de durée du fermata.
Profils de tempo
La figure 2 représente les profils de tempo des dix versions. La grande chute avant le segment e3 correspond au fermata (une mesure avant 12). On voit immédiatement que le tempo n’est jamais, et dans aucune version, mécanique. Il varie sans cesse au niveau local. À grande échelle de temps, les divergences les plus importantes entre les interprètes se situent à trois moments (par ordre d’importance) : 1) pendant la coda, 2) au début de la pièce et 3) au début de la Partie III. Nous reviendrons en détail sur ces trois moments. Il est difficile de tirer plus d’informations pertinentes d’un tel graphique. Nous allons donc regarder les moyennes et le profil moyen.
Figure 2. Pièce entière : profils de tempo des dix performances du corpus.
Moyennes
Les moyennes ont été calculées séparément en fonction des deux changements de tempo notés dans la partition : du début au chiffre 13 (tableau 3) et du chiffre 13 à la fin (tableau 4). Les valeurs de tempo qui correspondent au fermata (m. 65) ont été supprimées afin de ne pas biaiser les moyennes du tableau 3. Celui-ci indique que les tempi les plus lents sont ceux de Boulez-NYP, Boulez-CSO et Nagano-ONF. Les tempi les plus rapides proviennent des versions de Craft-CSO et de Mehta-LAPE. Mis à part les Percussions de Strasbourg, ces données correspondent aux durées totales. L’écart entre la moyenne la plus basse (Boulez-CSO) et la plus haute (Craft-CSO) est de 13,08 BPM, ce qui n’est pas anodin. Dans les quatre premières parties de la pièce, les interprètes suivent donc des tempi dont les écarts ne sont pas négligeables. On peut se poser maintenant la question du respect du tempo initial indiqué dans la partition (69 BPM). Cinq interprétations sur dix ont un tempo moyen supérieur à celui-ci : Craft-CSO (+ 9,4 BPM), Mehta-LAPE (+7,99), Lyndon-Gee-PNRSO (+ 7,28), Waldman-JPO (+ 4,53), Cerha-DRE (+ 4,27) et Percussions de Strasbourg (+ 1,26). Les deux interprétations les plus proches du tempo théorique (TT) sont Chailly-AE (- 0,26) et les Percussions de Strasbourg (+ 1,26). L’écart-type et le coefficient de variation indiquent que la performance de Cerha-DRE est globalement la moins stable, tandis que les plus stables sont celles des Percussions de Strasbourg, de Craft-CSO, de Chailly-AE et de Nagano-ONF.
Pour ce qui concerne la Partie V (Tableau 4), les écarts entre les interprétations sont encore plus importants. Ainsi l’écart entre la moyenne la plus basse et la plus haute est de 33,58 BPM ! Les Percussions de Strasbourg ont le tempo le plus lent, très en-dessous du TT (35,55 BPM au lieu de 52 BPM). Ceci est un autre facteur qui explique la durée totale beaucoup plus importante de leur enregistrement. Une explication possible serait que l’arrangement pour six percussionnistes apporte des contraintes de répartition des instruments qui pourraient impliquer un tempo plus lent. À ce moment de la pièce, le piano, les cloches et le glockenspiel occupent trois percussionnistes, les autres parties étant réparties entre les trois autres membres de l’ensemble. La difficulté à gérer par seulement trois percussionnistes les huit parties restantes avec un set d’instruments important a pu engendrer un tempo beaucoup plus lent. Comme dans le reste de la pièce, Mehta-LAPE et Craft-CSO ont les moyennes les plus élevées, bien au dessus du TT. Excepté Waldman-JPO et les Percussions de Strasbourg, les huit autres performances ont une moyenne au-dessus du TT. Ceci montre que les interprètes ont plutôt tendance à minimiser (et donc à non dramatiser) le changement de tempo lors de la coda. Alors que les performances de Craft-CSO, et dans une moindre mesure de Waldman-JPO, étaient plutôt stables avec le tempo initial, elles sont parmi les plus instables dans la coda. On voit, notamment avec la performance de Waldman-JPO, que le choix d’un tempo lent dans la coda n’implique pas nécessairement la stabilité.
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Moyenne |
Écart-type |
Minimum |
Maximum |
Coefficient de variation |
Craft-CSO |
78,40 |
3,39 |
67,39 |
86,17 |
4,32 |
Mehta-LAPE |
76,99 |
4,07 |
60,47 |
90,54 |
5,28 |
Lyndon-Gee-PNRSO |
76,28 |
5,11 |
57,79 |
92,97 |
6,70 |
Waldman-JPO |
73,53 |
4,37 |
47,37 |
88,05 |
5,94 |
Cerha-DRE |
73,27 |
7,22 |
54,12 |
95,12 |
9,86 |
Percussions de Strasbourg |
70,26 |
2,82 |
57,69 |
77,27 |
4,02 |
Chailly_AE |
68,74 |
3,06 |
58,65 |
79,89 |
4,45 |
Boulez-NYP |
65,68 |
4,24 |
54,45 |
82,92 |
6,46 |
Nagano-ONF |
65,55 |
3,08 |
58,68 |
82,22 |
4,70 |
Boulez-CSO |
65,32 |
4,49 |
53,57 |
80,74 |
6,87 |
Tableau 3. Chiffres 1 à 13 (sans le point d’orgue) : moyenne du tempo (BPM), écart-type, minimum, maximum, coefficient de variation (%) [43].
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Moyenne |
Écart-type |
Minimum |
Maximum |
Coefficient de variation |
Craft-CSO |
69,13 |
6,18 |
44,09 |
76,00 |
8,94 |
Mehta-LAPE |
65,44 |
4,64 |
51,21 |
74,20 |
7,10 |
Boulez-NYP |
63,41 |
3,14 |
55,58 |
69,37 |
4,95 |
Lyndon-Gee-PNRSO |
61,33 |
3,80 |
48,76 |
69,03 |
6,20 |
Boulez-CSO |
61,09 |
2,70 |
52,74 |
66,48 |
4,42 |
Chailly-AE |
56,06 |
3,09 |
48,36 |
61,51 |
5,52 |
Cerha-DRE |
54,74 |
3,52 |
46,77 |
63,28 |
6,44 |
Nagano-ONF |
54,64 |
2,64 |
46,77 |
59,24 |
4,83 |
Waldman-JPO |
49,03 |
4,94 |
36,12 |
56,32 |
10,08 |
Percussions de Strasbourg |
35,55 |
1,97 |
32,21 |
44,49 |
5,53 |
Tableau 4. CODA (du chiffre 13 à la fin) : moyenne du tempo (BPM), écart-type, minimum, maximum, coefficient de variation (%).
Profil de tempo moyen
Calculer un profil de tempo moyen à partir des dix performances (toujours sans le fermata) permet de dégager une tendance générale. La figure 4 représente le tempo moyenné, le profil tiré de la moyenne des coefficients de variation et la courbe de tendance. D’un point de vue global, on observe une tendance à accroître le tempo jusqu’au début de la Partie III, suivi d’une stabilisation au-dessus de 70 BPM jusqu’au chiffre 13, puis un brusque changement de tempo lors de la coda. On peut remarquer également que le tempo a une tendance à l’instabilité pendant la coda. Lors de ce passage, on observe un phénomène un peu similaire de phase d’accélération du tempo, puis de stabilisation ainsi qu’une brève chute à la toute fin. Le profil de coefficient de variation est plus élevé pendant la coda, ce qui signifie que les performances divergent beaucoup du point de vue du tempo et donc que les remarques précédentes ne s’appliquent pas strictement à toutes les performances. Le profil de coefficient de variation met également en évidence les divergences (moindres) au début de la pièce et au début de la section III. Ces grandes variations de tempo correspondent aux changements de texture les plus importants de Ionisation : le passage de T1 à T2, le passage de T2 à T3 et la coda qui mêle T1, T2 et T3 (plus les sons à hauteurs déterminées). Nous allons examiner un peu plus en détail ces trois passages.

Figure 3. Pièce entière : profil de tempo (moyenne des 10 interprétations), profil du coefficient de variation (en bas) et courbe de tendance.
Partie III
Nous allons nous intéresser maintenant aux profils de tempo lors du passage à la partie III (Figure 4). Afin de mieux représenter les variations de tempo, nous avons ajouté sur le graphique le segment qui précède (d3). Les variations de tempo les plus importantes s’expriment au début de la partie III (lors du segment e1), c’est-à-dire au moment où la texture passe brutalement d’une écriture linéaire à une verticalisation par homorythmie. De plus, la mutation rythmique, tout aussi brusque, où des rythmes en triolets et quintolets se substituent aux rythmes essentiellement binaires, apporte une sensation d’accélération (sans qu’il y ait pour autant d’indication de changement de tempo). Le graphique montre que certains interprètes semblent déstabilisés par ce changement de texture : Cerha-DRE prend un tempo beaucoup plus rapide pendant tout le segment e1, Mehta-LAPE change nettement de tempo, mais d’une façon beaucoup plus locale, revenant assez vite à son tempo de base, Craft-CSO accélère juste avant le segment e1, puis décélère. Curieusement, des performances comme celles de Chailly-AE, Nagano-ONF, Boulez-CSO et Boulez-NYP qui avaient un tempo assez stable lors du segment e1, montrent une certaine instabilité pendant le segment e2 (le passage en quintolets). Au contraire, les Percussions de Strasbourg ont dans la Partie III un tempo très sable et le plus proche du TT.
Figure 4. Fin de la Partie II et Partie III : profils de tempo.
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Cerha-DRE |
88,23 |
4,62 |
5,24 |
72,94 |
2,25 |
3,09 |
Mehta-LAPE |
82,51 |
3,81 |
4,62 |
78,17 |
2,34 |
2,99 |
Craft-CSO |
79,60 |
3,19 |
4,01 |
75,33 |
3,20 |
4,25 |
Lyndon-Gee PNRSO |
78,27 |
2,30 |
2,93 |
77,64 |
2,57 |
3,32 |
Waldman-JPO |
75,41 |
2,00 |
2,65 |
73,74 |
2,59 |
3,52 |
Chailly-AE |
71,28 |
2,29 |
3,21 |
71,04 |
3,65 |
5,13 |
Percussions |
70,31 |
2,71 |
3,85 |
69,94 |
2,19 |
3,13 |
Nagano-ONF |
67,56 |
2,13 |
3,15 |
68,86 |
3,92 |
5,69 |
Boulez-CSO |
67,13 |
2,08 |
3,09 |
64,92 |
3,10 |
4,78 |
Boulez-NYP |
66,65 |
2,19 |
3,28 |
65,71 |
2,79 |
4,25 |
Tableau 5. Partie III (segments e1 et e2) : moyenne du tempo (BPM), écart-type et coefficient de variation (%).
Partie I
Dans la première partie, les divergences les plus importantes se situent lors du segment a1, une texture sans pulsation exprimée, faite de résonances, de rythmes distribués entre plusieurs timbres. La tendance globale (excepté Craft-CSO et Waldman-JPO) est à l’accélération progressive du tempo jusqu’à la deuxième apparition du segment b, à partir duquel le tempo se stabilise. Boulez-NYP, Boulez-CSO et Cerha-DRE sont particulièrement représentatifs de cette tendance. Craft-CSO et Waldman-JPO commencent au contraire à un tempo très rapide et décélèrent jusqu’au segment b1. Dès le segment b1 (une polyrythmie menée par le tambour militaire) les divergences entre les interprètes tendent à s’émousser. Encore une fois, les Percussions de Strasbourg ont le tempo le plus stable et le plus proche du TT.
Figure 5. Introduction : profils de tempo.
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Craft-CSO |
79,39 |
3,62 |
4,56 |
80,34 |
2,20 |
2,74 |
Waldman-JPO |
78,07 |
2,13 |
2,73 |
77,51 |
2,27 |
2,93 |
Mehta-LAPE |
71,66 |
2,66 |
3,71 |
75,31 |
2,73 |
3,62 |
Percussions de Strasbourg |
70,60 |
1,69 |
2,39 |
72,30 |
1,51 |
2,09 |
Chailly-AE |
66,22 |
2,89 |
4,36 |
67,77 |
1,40 |
2,06 |
Lyndon-Gee PNRSO |
65,52 |
4,21 |
6,43 |
76,20 |
2,95 |
3,87 |
Nagano-ONF |
64,27 |
2,68 |
4,17 |
63,71 |
2,53 |
3,97 |
Cerha-DRE |
59,60 |
3,98 |
6,67 |
73,69 |
2,57 |
3,49 |
Boulez-NYP |
59,15 |
2,65 |
4,48 |
61,36 |
2,73 |
4,45 |
Boulez-CSO |
57,11 |
2,14 |
3,75 |
64,38 |
2,29 |
3,55 |
Tableau 6. Début de l’introduction (segments a1 et b1) : moyenne du tempo (BPM), écart-type et coefficient de variation (%).
Partie V (Coda)
La coda est composée d’une texture extrêmement complexe avec des clusters au piano, des agrégats de cloche tube, glockenspiel et piano, des glissandi de sirènes et des fragments tirés des trois textures. Comme nous l’avons constaté précédemment, c’est le passage où les divergences sont les plus importantes. Sur la figure 6, les profils de tempo commencent au segment qui précède la coda afin de bien montrer le changement de tempo [44]. Presque toutes les performances ont des coefficients de variation élevés (Tableau 4). C’est le signe d’une grande instabilité de tempo qui semble induite par cette texture et peut-être aussi par le tempo lui-même, très lent, qui semble plus difficile à respecter. Les performances les plus stables sont Boulez-CSO et Boulez-NYP au tempo assez rapide (plus rapide que la durée théorique). Comme nous l’avons déjà remarqué, la version la plus lente (35,55 BPM), celle des Percussions de Strasbourg, est nettement en dessous du TT (52 BPM). Cet écart s’explique par la difficulté à jouer toutes les parties à six percussionnistes (notamment avec le piano qui occupe un musicien à lui seul). Les moyennes les plus proches du TT sont celles de Cerha-DRE (54,74), Nagano-ONF (54,64), Chailly-AE (56,06) et Waldman-JPO (49,03). Les autres moyennes (excepté les Percussions de Strasbourg) sont nettement au-dessus du TT. Pour la plupart des versions, on peut constater un profil de type accélération/stabilisation/ralentissement, le ralentissement allant avec la réduction de la densité et de l’intensité des événements.
Figure 6. Fin de la Partie IV et Partie V (Coda) : profils de tempo.
Analyse en Composantes Principales (ACP)
L’Analyse en Composantes Principales permet de représenter les corrélations entre les interprétations et offre une synthèse de ce que l’on a pu observer précédemment (Figure 7). L’ACP a été calculée à partir de la moyenne du tempo de chaque partie pour chaque interprétation. L’axe horizontal (D1), correspondant aux données de tempo des quatre premières parties, explique 68% de la variance. Il oppose les tempi les plus rapides Craft-CSO, Mehta-LAPE, Lyndon-Gee-PNRSO et Cerha-DRE, aux plus lents Boulez-NYP, Boulez-CSO et Nagano-ONF. Les Percussions de Strasbourg sont situées au point d’équilibre entre toutes les versions. L’axe vertical (D2), correspondant aux données de tempo de la coda, explique 23,58 % de la variance. Il oppose les Percussions de Strasbourg, qui ont le tempo le plus lent aux performances les plus rapides dans cette partie : Craft-CSO, Mehta-LAPE, Lyndon-Gee-PNRSO, Boulez-NYP et Boulez-CSO. L’ACP représente donc les écarts entre les performances du point de vue du tempo.
Pour terminer, il est intéressant de comparer les deux versions de Boulez enregistrées à 18 ans d’intervalle avec deux orchestres différents (respectivement New York Philharmonic 1977, Chicago Symphony Orchestra 1995). Les durées totales sont très proches (respectivement 5’30 et 5’35) ainsi que les profils de tempo (Figure 8) avec un coefficient de corrélation à .70. Même s’il existe entre les deux performances de nombreux petits écarts à un niveau local, on ne peut que constater la similarité des courbes à un niveau global. Il semble que Boulez ait eu une vision clairement établie du tempo de cette œuvre et qu’il s’y est tenu.
Figure 7. Analyse en Composantes Principales.
Figure 8. Pièce entière : profils de tempo (Boulez-CSO et Boulez-NYP).
Conclusion
La marge de liberté concernant le tempo, et certainement pour d’autres aspects comme le choix des timbres ou des équilibres dynamiques, est loin d’être négligeable dans Ionisation. Globalement, certains interprètes comme Boulez choisissent des tempi légèrement en dessous du TT (sauf dans la coda) probablement afin de préserver une lisibilité maximum de la polyphonie. D’autres comme Craft, Mehta et Lyndon-Gee privilégient des tempi rapides certainement pour renforcer l’aspect dynamique présent dans l’écriture varésienne. Les Percussions de Strasbourg ont un tempo très stable, et le plus proche du TT, sauf dans la coda où le tempo est le plus lent de toutes les versions en raison de contraintes techniques imposées par l’arrangement pour six percussionnistes. Étonnamment, la version de Waldman, supervisée par le compositeur, n’est proche du TT que dans la coda. La version de Chailly est celle qui respecte le plus les indications de tempo de la partition dans les quatre premières parties comme dans la coda. Les deux performances dirigées par Boulez avec le New York Philharmonic et le Chicago Symphony Orchestra ont une moyenne et un profil de tempo incroyablement similaires malgré les dix-huit années qui séparent les enregistrements. Une telle constance dans la vision de l’œuvre et l’interprétation est exceptionnelle.
Si les tempi des performances reflètent clairement des choix performatifs et parfois des contraintes techniques, ils sont également impactés par l’écriture de la pièce. Il semble que les textures agissent comme des attracteurs qui peuvent induire des déviations de tempo chez les interprètes. Lors du passage brusque à la texture verticalisée (début de la Partie III), certains musiciens semblent déstabilisés, tandis que d’autres marquent le changement de rythme à l’intérieur de la même texture. Au début de la partition, la texture sans pulsation explicite produit des écarts importants entre les performances, certaines prenant d’emblée un tempo rapide, puis décélérant, d’autres accélérant progressivement jusqu’à l’arrivée du « thème rythmique » joué par le tambour. Mais, c’est pendant la coda que les divergences entre les interprètes sont les plus flagrantes. Certains choisissent de dramatiser le changement de tempo et de texture, d’autres préfèrent minimiser l’écart de tempo pour maintenir une certaine continuité. Nous avons donc pu établir, à l’aide des captations de tempo, un lien clair entre le tempo et la texture dans l’interprétation de Ionisation.
Pour citer cet article :
LALITTE, Philippe, « Tempo et texture dans quelques interprétations enregistrées de Ionisation de Varèse », Actes du colloque Le Tempo dans l'acte de performance (30-31 mars 2017), Université de Bourgogne / Conservatoire de Paris (CNSMDP), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/tempo-et-texture-dans-quelques-interpretations-enregistrees-de-ionisation-de-varese.
[1] A titre d’exemple, les différents types de sirènes, ou leur remplacement par un Theremin ou synthétiseur, sont en mesure de produire des résultats très différents en termes de timbre, d’étendue en fréquence et de dynamique.
[2] Je remercie Vincent Grepel, étudiant en Master 2, qui a réalisé les captures de tempo pour les dix interprétations analysées.
[3] Varèse était revenu s’installer à Paris pour un séjour qui dura finalement cinq ans d’octobre 1928 à août 1933.
[4] Cité par Odile Vivier, Varèse, Paris, Seuil, 1973, p. 88.
[5] Hilda Jolivet, Varèse, Paris, Hachette, 1973, p. 95-96.
[6] Alejo Carpentier, Varèse vivant (1967), Paris, Le nouveau commerce, rééd. 1980, p. 21-22.
[7] En réalité, seuls les bongos, les claves et les maracas n’ont pas encore été employés par Varèse dans ses partitions précédentes.
[8] Lettre manuscrite reproduite dans Felix Meyer et Heidy Zimmermann (éds.), Edgard Varèse : Composer, Sound Sculptor, Visionary, Woodbridge Suffolk, The Boydell Press, p. 296.
[9] Edgard Varèse, Écrits, Textes réunis et présentés par Louise Hirbour, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 59.
[10] Arthur Stanley Eddington, Stars and Atoms, New Haven, Yales University Press, 1927 ; trad. fr. Etoiles et atomes, Paris, Hermann, 1930, p. 11-12.
[11] Lettre manuscrite reproduite dans Felix Meyer et Heidy Zimmermann (éds.), op. cit.
[12] Philippe Lalitte, « La métaphore boréale chez Varèse », in Makis Solomos (éd.), Iannis Xenakis, Gérard Grisey, la métaphore lumineuse, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 43-59.
[13] Anne C. Shreffler, « Varèse and the Technological Sublime; or, How Ionisation Went Nuclear », in Felix Meyer et Heidy Zimmermann (éds.), op. cit., p. 290-297.
[14] Michael Rosen, « Terms Used in Percussion “Ionisation” », Percussive Notes, vol. 53, juillet 2015, p. 58-63.
[15] Edgard Varèse, Écrits, op. cit., p. 185.
[16] Fernand Ouellette, Edgard Varèse, Edition revue et augmentée, Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 127.
[17] 78 t/m Columbia Phonograph Co., 4095, 1934 ; microsillon Orion ORD 7150, 1971 ; CD Symposium Records, 1253, 2000.
[18] Edgard Varèse - André Jolivet : Correspondance 1931-1965, Edition établie, annotée et commentée par Christine Jolivet-Erlih, Genève, Contrechamps Editions, 2002, p. 90.
[19] Ibidem, p. 93.
[20] Complete Works of Edgard Varèse, vol. 1, EMS 401. Enregistré le 21 mai 1950 à la Greenwich House Music School et sorti chez EMS le 1er octobre 1950.
[21] Morris Goldenberg, Modern School for Snare Drum, New York, Chappell, 1955.
[22] L’édition utilisée pour cet article est : BMG Ricordi Music Publishing, 2000, n° 135319.
[23] Pour une comparaison des éditions de Ionisation, consulter : Erik Heine et David Steffens, « Ionisation : A Comparative Analysis of Published Editions and Recodings », Percussives Notes, n° 52, juin, 2009.
[24] Nicolas Slonimsky, Notes de la partition de Ionisation éditée chez Colfranc, 1967, p. 7.
[25] Chou Wen-Chung, « Ionisation : the function of timbre in its formal and temporeal organization », in Sherman Van Solkema (éd.), The New World of Edgard Varèse. A Symposium, New York, Institute for Studies in American Music, 1979, p. 27-74.
[26] Jonathan W. Bernard, The Music of Edgard Varese, New Haven, Yale University Press, 1987.
[27] Takashi Koto, « Basic Cells and Combinations in Varese’s Ionisation », SONUS, vol. 7, 1987, p. 35-45.
[28] Edmund Di Capua et James Guarnieri, « Structural Analysis of Varèse’s Ionisation », Part I, Percussionner International, vol. 2, n° 1, 1987, 98-102 ; Part II, Percussionner International, vol. 1, n° 1, 1988, p. 83-87.
[29] Manfred Kelkel, Musique des mondes, Paris, Librairie Jean Vrin, 1988.
[30] David H. Cox, « On the Threshold of Beauty: Form and Structure in Varese’s Ionisation », Percussive Notes, vol. 27, 1989, p. 57-59.
[31] Jean-Charles François, « Organization of Scattered Qualities : A Look at Edgar Varèse’s Ionisation », Perspectives of New Music, Vol. 29, n° 1,1991, p. 48-79 ; tr. fr. dans Jean-Charles François, Percussion et musique contemporaine, Paris, Klincksieck, 1991, p. 109-139.
[32] Thomas Siwe, « Edgard Varèse’s Ionisation: Analysis and Performance Problems », Percussives Notes, octobre 1994, p. 73-77.
[33] Makis Solomos, « Lectures d’Ionisation », Percussions, n° 40, mai-juin 1995, p. 11-27.
[34] Timothée Horodyski, Varèse : héritage et confluences (Les masses sonores – L’espace du son La spatialisation), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1988.
[35] Steven Schick, The Percussionist’s Art. Same Bed, Differenet Dreams, Rochester, University of Rochester Press, 2006.
[36] Les segments c sont une variante de b.
[37] Les segments d mélangent des éléments dérivés de b et c.
[38] Les informations sur la dates et lieux d’enregistrement, et encore plus pour la production, sont parfois impossibles à obtenir pour les enregistrements anciens.
[39] Composées à l’époque de J. Batigne, G. Bouchet, J.P. Finkbeiner, D. Kieffer, C. Ricou, G. van Gucht.
[40] Bien que Boulez ait plusieurs fois dirigé Ionisation en concert avec les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain, il ne l’a jamais gravé au disque avec eux. Il existe cependant une vidéo sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=jyDOVjzdipo. Il existe sur YouTube une version dirigée par Susanna Mälkki, avec des musiciens de l’EIC et des étudiants du CNSMD de Paris : https://www.youtube.com/watch?v=wClwaBuFOJA.
[41] L’attaque de tam-tam grave sur le troisième temps n’a pas été prise en compte car sa dynamique très faible (ppp) ne permettait pas d’être audible sur tous les enregistrements.
[42] La durée théorique a été recalculée en fonction du nombre de croches de la partition (jusqu’à la dernière attaque des claviers, sans prendre en compte le temps de résonance), des deux tempi et en ajoutant une durée de 5,2 secondes pour le fermata (durée obtenue en calculant la moyenne du fermata des dix interprétations de ce corpus). Mode de calcul de la durée théorique : 584 croches à un tempo de 69 BPM = 254,040 s + 123 croches à un tempo de 52 BPM = 70,971 s = 325, 011 s + 5,2 s = 330,211 s, c’est-à-dire 5’30.
[43] Le coefficient de variation correspond à l’écart-type rapporté à la moyenne (ET/M*100). Il permet de prendre en compte l’ordre de grandeur de la moyenne et s’exprime en pourcentage.
[44] Courbe tendance ordre 6 ; Coef. Détermination : 0.78.