Simha Arom, un parcours scientifique comme hymne à la vie
Actes de la journée d'hommage à Simha Arom : Ethnomusicologie, musicologie et création musicale (1er février 2018, CNSMDP)
En prenant l’initiative de consacrer une journée d’étude à Simha Arom, le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris aura permis à ce dernier de clore une longue boucle. Une boucle qui, commencée en tant qu’élève dans cet établissement, l’aura conduit à intégrer deux orchestres successivement, puis à séjourner et à travailler au cœur de l’Afrique noire ; à partir de là, c’est l’intégration au CNRS pour une longue et brillante carrière, avant ce retour « en fanfare » dans ce conservatoire où quelque chose avait commencé que l’on peut désormais qualifier d’essentiel.
Tel que le programme de cette journée le laissait entendre, l’hommage devait permettre de se concentrer sur les acquis. Par-là même, l’auditeur aura été invité à fréquenter ce qui va maintenant de soi si l’on considère les contributions de Simha Arom à l’ethnomusicologie, à la musicologie et à la création musicale. Pourtant, combien de questionnements n’y a-t-il pas eu en amont : au premier chef, le questionnement lancinant par excellence du « comment cela marche ? » appliqué à ce que d’aucuns considéraient comme des musiques de sauvages, là où Arom avait perçu d’entrée de jeu qu’il y avait nécessairement des rationalités internes. Combien de ruptures et de bouleversements n’y a-t-il pas eu, intellectuels, conceptuels, méthodologiques ; combien de découvertes, d'eureka successifs, précédés de mois ou d’années de tâtonnements et, tout le temps, combien de tentatives totalement empiriques, tout le temps et nécessairement : des tentatives pour finir par comprendre ce qui ne se laisse pas percer d’emblée.
Dans ce saut du Conservatoire à la brousse, sachons-le, la position adoptée était parfaitement inconfortable et complètement assumée. Il convenait de s’appuyer sur ce qui avait été appris – un langage musical situé dans le temps et dans l’espace, dans une culture donnée – pour tenter de rendre compte de ce quelque chose d’étrange qui appelait à bouger et à innover. Qu’est-ce qui est en jeu dans les musiques d’Afrique ? De quoi s’agit-il d’un point de vue musical et peut-être même culturel ? Comment s’y prendre pour répondre et qu’est-ce qui va émerger ?
Pour les élèves du Conservatoire et pour bien d’autres apprentis de la vie, il y a dans cet itinéraire un enseignement qui vaut la peine d’être médité. Le parcours si singulier de Simha Arom est l’exemple d’une existence qui évolue vers des parcelles d’elle-même qui ne sont pas visibles un temps, qui sont pourtant bien là et qui seront amenées à éclore. Cette vie conçue comme un dépassement de soi que l’on s’autorise un jour et par lequel cette vie fait du coup pleinement sens, c’est fondamentalement ce à quoi Simha invite ceux qui le côtoient.
Cette existence-là, disons-le sans plus tarder, est rivée à une philosophie de vie dont il faut entendre les linéaments. Pour ceux qui ont fréquenté Simha Arom au plus près de l’élucidation des musiques des autres et qui ont été accompagnés par lui dans cette aventure, une telle philosophie s’est traduite dans un alliage subtil de rigueur, de tolérance et de générosité. C’est ce dont témoignent spontanément les participants au séminaire de recherche qu’aura initié Arom à partir du moment où il fallut expliquer à un nombre grandissant d’étudiants comment s’y prendre pour pénétrer avec méthode les codes sur lesquels reposent les musiques d’Afrique noire.
Mais il y a plus, si l’on en croit Laure Schnapper et Michael Tenzer. Pour la première nommée, il y a chez Simha, la volonté « d’unir les êtres humains au-delà des différences ». Michael Tenzer complète et accentue le tableau en relevant chez Simha le désir « d’éviter scientifiquement l’ethnocentrisme ». De tels propos sont propres à nous convaincre que la philosophie de vie s’appuie certes sur un projet intellectuel mais qu’elle s’irrigue également à un projet de vie qui est un défi mis devant la mort possible. Simha n’a-t-il pas dédié son doctorat d’État à ses parents conduits à Auschwitz pour y mourir dans les chambres à gaz ? Un autre universitaire, le père de l’auteur de ces lignes, a eu le même comportement, dédiant son doctorat d’État à sa tante, amenée avec son époux à Auschwitz pour y mourir dans les mêmes circonstances. Quel lien trouver entre le drame à grande échelle et l’exercice de la pensée rationnelle qui s’attache à dégager des pertinences qui sont le plus souvent cachées ou qui sont même méprisées quand elles viennent à la lumière ? « Si la vie n’a pas été juste », dit en substance Ingmar Bergman dans son autobiographie intitulée Laterna magica (1987), « il faut que les mots pour le dire le soient ». Cela le sera chez Simha dans ce combat opiniâtre et indéfectible pour traverser le drame en rendant justice à des musiques longtemps délaissées, incomprises et pourtant si sophistiquées et si puissantes. Tout part alors de cette question clé « comment cela marche ? », mais également de la volonté de ne surtout pas garder par devers soi les clés de la découverte.
En se retrouvant aujourd’hui dans ce lieu initiatique qu’aura été le Conservatoire, Simha a donc bouclé une boucle. Une autre boucle aura été, pour rendre compte de la vie du chercheur, l’itinéraire qu’auront conçu les initiateurs de l’hommage pour un voyage en Aromie. Susanne Fürniss et Sylvie Le Bomin ont évoqué les fondements de la méthode, autant dire le cœur de l’édifice, Jean-Jacques Nattiez y revenant en fin de parcours comme pour réinscrire les étapes intermédiaires dans la profonde cohérence du projet intellectuel. Ces étapes ont d’abord été celle de la terminologie et des concepts – autour de la métrique et du rythme (Julien André) puis de la prototypicalité (Olivier Tourny) –, puis celle des modes de représentation des systématiques musicales et répertoires en investissant à nouveau frais les répertoires de la musique classique (Jean-Luc Lammer). La question des rationalités propres aux musiques de tradition orale a pris toute sa place à son tour (Jean Khalfa). Le séminaire de recherche a représenté quant à lui une longue séquence dans la journée d’hommage, un moment allègre, bon enfant et pourtant très pointu ; moment fait de souvenirs et de retours en arrière à plusieurs voix. Cela, avant que ne soit évaluée la part qui revient à Arom dans la musicologie générale et dans la création musicale contemporaine (Laure Schnapper), et avant que ne s’affiche en deux temps (Michael Tenzer puis Carine Chemla) la délicate question de la diversité culturelle.
En s’attachant aux fondamentaux de la méthode aromienne, S. Fürniss et S. Le Bomin sont parvenues à inscrire dans une synchronie relative le discours de la méthode qui signe dorénavant de façon si caractéristique la facture de Maître Arom en matière de description des musiques de tradition orale. Les deux élèves, puis désormais collègues de Simha, ont souligné qu’en deux générations l’école édifiée par leur mentor a pu non seulement s’attacher à la question initiale du « comment cela marche ? », mais également commencer à aborder la question suivante : « qu’est-ce que cela raconte ? » Les deux questions ont lentement pris corps au gré des présentations de la journée. Il convient dorénavant de nommer les enseignements que ces présentations ont pointés en la matière.
Les révolutions que représentent la distinction puis l’articulation de la métrique et du rythme, les patientes élaborations autour des notions de modèles et de modélisation, les démonstrations à propos de la prototypicalité, tout cela est à mettre au compte d’un travail intellectuel puissant. Il faut tout autant admettre que ce travail intellectuel aura conduit à révéler la théorie musicale – totalement implicite et manifestement très élaborée – sur laquelle reposent les patrimoines de tradition orale.
Au fond, la puissance et les efforts déployés par un chercheur donné nous renvoient, ni plus ni moins, à la puissance inouïe des constructions infinies, très contrôlées et jamais vaines qui sont au cœur des civilisations de tradition orale. La théorie musicale et les formes que celle-ci prend d’un lieu à un autre, d’une société à une autre, reposent sur des architectures, sur des matériaux, sur des procédés, sur des catégorisations et sur des agencements d’une monumentale complexité, que les sociétés elles-mêmes prennent en charge, élaborent et assument pleinement, au nom de nécessités anthropologiques fondamentales. Ainsi de la mesure du temps, de son organisation, selon des figures insoupçonnées et pourtant totalement plausibles et hautement opérationnelles. Ainsi de l’organisation des hauteurs sonores, à nouveau selon des modalités dont l’ingéniosité semble repousser constamment les limites du possible. Ainsi, à un autre niveau, des articulations millimétrées entre données du langage intrinsèquement musical, données musicales parallèles au langage musical et par lesquelles ce dernier est mis en œuvre – dont les instruments au premier chef – et données non musicales : des données complètement hétérogènes qui portent toutes sens pourtant à un plan ou un autre, mais aussi à tous les plans à la fois, selon des hiérarchies sémiologiques dont la théorisation locale finit par émerger, dans des dénominations vernaculaires ou des protocoles rituels, par exemple, qui semblent n’entretenir aucun rapport immédiat ou médiat avec le matériel musical mobilisé.
Dans ce contexte, deux traits essentiels doivent être rappelés. L’un deux avait été avancé par Jean Molino dans sa contribution au volume offert à Simha Arom en 1995. En convoquant le concept d’Eigengesetzlichkeit venu dans les écrits de Max Weber, Molino permet de comprendre un principe général auquel Simha Arom n’aura cessé de rendre justice pour ce qui est des répertoires musicaux de tradition orale, et qui tout autant se trouve à l’œuvre dans bien d’autres types de corpus et de domaines d’expression. En l’occurrence, les sociétés de tradition orale sont très au fait des lois propres à un vecteur sémiologique donné, qu’il s’agisse de langue naturelle, de musique, de gestuelle, d’objets matériels – outils, vêtements – ou de données environnementales proches ou lointaines. Elles savent à la fois identifier les constituants spécifiques de ces vecteurs hétérogènes et élaborer de façon très serrée et particulièrement opérationnelle des grammaires particulièrement denses, pour un usage finalisé et croisé de ces mêmes vecteurs, de leurs constituants et de leurs potentiels respectifs. Parallèlement, l’usage finalisé de ces vecteurs complexes autorise potentiellement toutes les formes de convergence et de divergence contrôlées, conduisant ainsi à la confondante variété des formes attestées sur le terrain.
Le deuxième trait, très lié au premier, nous amène du côté de la question de la signification. Tout d’abord indiquons que les unités musicales peuvent connaître et porter une fonction indicielle, à l’image des unités langagières. Mais elles le font sur leurs bases propres, intrinsèquement différentes et potentiellement complémentaires de ce qui se fait en matière de fonction indicielle dans les langues naturelles. Plus généralement, la signification n’est pas une dimension immédiate dans le cas de la musique, car on n’a pas ici de double articulation comme cela est le cas du langage. Les sociétés de tradition orale savent tout cela. Elles font un usage constant et très productif d’un tel savoir, ouvrant ainsi très largement le champ des formes et des dynamiques, des formules et des entrecroisements par lesquels signifier devient possible. L’entrecroisement constant et productif des vecteurs, signalé plus haut, est un des moyens parfaitement courants par lesquels ces sociétés assument la question de la signification.
Prendre acte de cet ensemble de principes est une manière puissante de s’éloigner des tentations ethnocentriques qui nous guettent sans relâche, et d’unir les humains sans naïveté ou condescendance, comme l’évoquaient M. Tenzer et L. Schnapper à propos des raisons d’être au travail de Simha. C’est se permettre encore de prendre en charge de façon productive la préoccupation qu’exprimait Carine Chemla à propos des manières variées qu’elle relève quand il s’agit d’inventorier les pratiques mathématiques et la construction des objets mathématiques de par le monde.
Pour cette collègue mathématicienne, les objets et pratiques mathématiques « qui diffèrent entre eux et qui circulent, ont vocation à être universels ». Tout dans le travail d’Arom signe le même motif philosophique. Il faudrait donc à ce stade tenir ensemble le singulier irréductible et des principes universels que le singulier irréductible prend en charge et décline à sa manière. Dans ce contexte, il est difficile de ne pas penser au tout premier verset du chapitre XI de la Genèse : « Sur toute la Terre était une seule langue, et les paroles étaient uniformes. » La langue une aura été celle à travers laquelle les problématiques du monde auront été posées, des problématiques auxquelles tous les humains sont confrontés : fonder une société, élaborer des formes juridiques, procréer et transmettre, communiquer et signifier, investir la dimension symbolique, savoir conjuguer les rapports entre l’infini des possibles, l’exercice constant des limites et l’irruption prévisible de la mort ou de la disparition. Les paroles uniformes pointent par contre, pour la tradition rabbinique, vers le désir des hommes de s’ériger en origine d’eux-mêmes, de rivaliser avec Dieu. En confondant alors les langues, en les faisant différentes pour contrecarrer le projet initial des hommes, Dieu réoriente les tentations des humains, qui s’avéraient idolâtres. Ce faisant, le Créateur matérialise les chemins possibles, et par principe légitimes, dans la fréquentation des problématiques universelles. Bien plus, ces paroles singulières sont une voie d’accès possible – peut-être la seule voie, de fait – vers une élucidation des problématiques universelles. En effet, de telles problématiques ne se donnent jamais à voir de façon immédiate et transparente. C’est bien à cela qu’aura touché Simha Arom, inventoriant des paroles singulières en sachant qu’elles disent à leur manière un universel qui s’éclaire à travers elles. Là a bien résidé la puissance du projet scientifique et intellectuel, là auront émergé les défis auxquels Simha Arom s’est attelé avec passion.
On a dit, pratiquement d’entrée de jeu, à quel point cette aventure de l’esprit scientifique a été liée au désir de vie, au sens le plus noble du terme. Reprenons ce motif pour clore une autre boucle, celle du projet de vie face à la mort. Pour ce faire, relisons le texte si singulier, si inattendu et si pertinent qu’a fait paraître le poète Yves Bonnefoy en 2003 sous le titre Le siècle où la parole a été victime. Que nous dit Yves Bonnefoy qui soit si imprévisible et qui puisse à ce point faire écho à ce qui a été formulé à propos de Simha Arom ? Dans quels paysages notre collègue et ami s’est-il lui-même inscrit en engageant son existence comme il l’a fait ? Quels défis majeurs a-t-il fréquentés, sans le savoir toujours ? De fait, Yves Bonnefoy va nous permettre de constater à quel point ce qui semblait réflexion adéquate dans le cas de Simha Arom prend l’allure d’un diagnostic aux ramifications bien plus amples.
Deux fois, en deux circonstances, la parole a été victime en plein XX° siècle, nous dit Bonnefoy : quant à l’existence-même de l’humain, à Auschwitz, dans les chambres à gaz ; et quant à la définition de l’humain, sous les coups du structuralisme. À Auschwitz, cela aura été une extermination physique, qui annihile toute possibilité d’avenir, de devenir, et Simha, qui en sait quelque chose, aura voulu faire réparation de cela à son niveau, dans ses mots à lui et par-delà la mort terriblement injuste de ses parents. Et voilà que la parole aurait été victime une seconde fois, du fait même d’une théorie scientifique dans laquelle Simha Arom aura été profondément installé et dont il a si justement illustré la puissance heuristique. Comment alors comprendre le diagnostic d’Yves Bonnefoy ?
En réalité et sur ce point, Yves Bonnefoy procède en deux temps. Il commence par rappeler la certitude éplorée qui s’était emparée de philosophes, de scientifiques et de créateurs à propos du structuralisme dans les années 1960 : il se disait dans ces cercles-là que cette théorie scientifique aurait tué, ou tuerait sous peu non seulement toute capacité individuelle, toute initiative créatrice ; qui plus est, elle signerait un arrêt de mort pour la pensée humaine elle-même, ravalant celle-ci à un corps de lois fermé sur lui-même, irrépressible dans sa manifestation et surplombant le monde des vivants. Or voilà qu’ayant rappelé cette croyance vivace et les convictions qui s’y attachaient, Bonnefoy en vient à confesser, quarante années après et pour réparer, qu’il y eut là une profonde erreur de jugement. Le structuralisme n’aurait pas fait de la parole une victime, reconnaît Bonnefoy. Il aurait bien plutôt magistralement ouvert une fenêtre, des savoirs insoupçonnés à propos du langage, mais aussi de tous les systèmes de signes dont Ferdinand de Saussure avait bien perçu l’unité foncière au-delà de leurs singularités respectives, de leurs Eigengeseztlichkeiten. Non seulement cela, mais avec cela les créateurs, les aventuriers généreux et courageux de la liberté créatrice n’auraient pas du tout vu tarir leurs projets d’écriture, tous domaines confondus. Bien au contraire. Sur ces points, les Ligeti, Reich et Berio – tous amis très proches de l’ethnomusicologue africaniste – auront offert une magistrale démonstration. Voulant sortir d’un sérialisme dominateur et considéré comme un aboutissement indépassable, si l’on en croit Laure Schnapper, ces compositeurs seront allés chercher du côté des produits de l’une des démonstrations scientifiques les plus abouties en matière de structuralisme, celle appliquée aux musiques d’Afrique centrale par Simha Arom : pour dire la puissance créatrice qui se manifeste dans une création musicale ou littéraire singulière autant que dans les constructions magistralement élaborées à-travers lesquelles les cultures du monde, avec une égale énergie et une égale pertinence, portent les problématiques humaines.
Références bibliographiques
BERGMAN Ingmar, Laterna magica, Paris, Gallimard, 1987.
BONNEFOY Yves, « Le siècle où la parole a été victime », in Yves Bonnefoy et l’Europe du XXe siècle, textes réunis par Michèle Finck, Daniel Lançon et Maryse Staiber, Strasbourg, Presses de l’Université de Strasbourg, 2003 : 481-495.
MOLINO Jean, « Un nouveau paradigme en ethnomusicologie », in V. Dehoux, S. Fürniss, S. Le Bomin, E. Olivier, H. Rivière, F. Voisin (éds), Ndroje balendro. Musiques, terrains et disciplines, Paris, Peeters / Selaf, 1995 : 197-209.
Pour citer cet article
ALVAREZ-PEREYRE Frank, « Simha Arom, un parcours scientifique comme hymne à la vie », Actes de la journée d'hommage à Simha Arom : Ethnomusicologie, musicologie et création musicale (Conservatoire de Paris, 1er février 2018), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/simha-arom-un-parcours-scientifique-comme-hymne-la-vie.