Musicologue-éditeur : le cas emblématique de Jean-Jacques Nattiez
Actes de la journée d'hommage à Jean-Jacques Nattiez à l'occasion de ses 70 ans (12 novembre 2015, CNSMDP)
Comme bon nombre de métiers dans le domaine des sciences humaines, celui de musicologue se caractérise par la variété des activités qui lui sont associées. Mais on peut considérer que dans le cas de la musicologie, la constitution même de la discipline semble commander une très grande diversité des objets, des méthodes et des pratiques. Cette diversité ne se reflète pas forcément chez tous les musicologues et le degré de spécialisation atteint dans la discipline est parfois considérable. Cependant, au cours de leur carrière, un certain nombre d’entre eux abordent différentes sphères de la recherche, parfois fort éloignées les unes des autres. À ce titre, le cas de Jean-Jacques Nattiez est emblématique. Explorateur du monde musical et iconographique inuit, spécialiste de l’œuvre de Wagner, architecte d’une sémiologie musicale, théoricien et praticien de l’analyse musicale, exégète de la mise en scène d’opéra, analyste des rapports entre la musique et les autres arts (littérature, peinture), voilà un musicologue qui ne se cantonne pas dans un seul univers scientifique. Ces écrits, tous comme les ouvrages qu’il a dirigés - citons les cinq volumes de Musiques, Une encyclopédie pour le XXIe siècle dont il sera question plus bas, témoignent de cette pluralité d’intérêts. Cette ouverture à l’étude de la musique sous de nombreuses facettes se traduit aussi, je dirais presque inévitablement, par un engagement marqué en matière d’édition scientifique susceptible de contribuer à un éclairage multidimensionnel de la musique. Au fil des années d’enseignement, de rencontres et de projets collectifs, Nattiez a favorisé l’émergence des réalisations scientifiques des nouvelles générations de musicologues par l’édition de leurs travaux au sein de revues, d’encyclopédies et de collections musicologiques. Cet article me permettra d’articuler quelques idées à propos de cet aspect du métier de musicologue, celui d’éditeur et de responsable de collection, en parlant du « cas » Nattiez.
Les « collections » : une tradition
Si l’on se fie aux travaux d’historiographie à propos de la musicologie francophone [1] qui sont, d’ailleurs, de plus en plus nombreux [2], on est frappé par le fait que la discipline se constitue presque autant par son (ses) objet(s) que par ses outils. Si la musique est bien au cœur du projet d’une musicologie que nous qualifierons de « générale » pour simplifier notre réflexion et pour adopter un point de vue approprié puisque Nattiez en est un fervent défenseur [3], il faut reconnaître que l’un des principaux défis de la musicologie sera de se distinguer de ses consœurs, les sciences humaines, non seulement en ce qui concerne les théories et les méthodes, mais aussi les outils de diffusion qui n’accorderont à la musique qu’une très modeste place, du moins jusqu’au milieu du XXe siècle.
Dès 1900, pour les musicologues français, l’enjeu est ainsi très clair. La discipline doit pouvoir compter sur des publications en grand nombre dont au moins une revue spécialisée. On voit alors des collections « musicales » naître, sous l’égide de responsables éditoriaux qui ont été des pionniers de la discipline en France. L’une d’elle, la collection « Les musiciens célèbres » fondée par Élie Poirée, publiée par l’éditeur Henri Laurens, est dirigée dans les années 1920 et 1930 par le musicologue André Pirro. Organiste, Pirro soutient une thèse de doctorat à la Sorbonne en 1907 sur « L’esthétique de Bach » puis une thèse dite complémentaire sur « Descartes et la musique ». Il enseigne à la Sorbonne à partir de 1912 où il succède à Romain Rolland. Armand Machabey, Marc Pincherle et Jacques Chailley seront ses élèves. Sous sa gouverne, la collection publiée chez Laurens jouera un double rôle : assurer la publication de travaux fondamentaux sur la musique et diffuser la recherche musicologique auprès du grand public. Elle couvre un large spectre de l’histoire de la musique occidentale [4], des Primitifs de la Musique française [5] aux musiciens contemporains parmi lesquels Debussy [6] en passant par Les luthistes [7] et Rossini [8]. On y retrouve aussi des traductions comme le livre de Johann Baptist Beck sur les troubadours [9]. Le catalogue des « Musiciens célèbres » dessine déjà le profil des collections musicologiques les plus sérieuses en langue française à venir : variété des sujets, auteurs confirmés et le souhait de rendre accessible en français des ouvrages importants pour l’essor de la discipline.
En parallèle, une revue destinée à soutenir la musicologie française, La Revue d’histoire et de critique musicales est fondée en 1901 par Jules Combarieu, Romain Rolland, Pierre Aubry, Maurice Emmanuel et Vincent d’Indy. Suivront d’autres revues qui allieront informations et contenu musicologique parmi lesquelles la Revue SIM dirigée par le musicologue Jules Écorcheville [10]. Plusieurs projets éditoriaux d’importance vont naître au cours des premières décennies du siècle, comme celui de l’Encyclopédie de la musique et dictionnaire du Conservatoire d’Albert Lavignac et Lionel de la Laurencie ou encore Cinquante ans de musique française de 1874 à 1925. C’est pendant la guerre de 1914-1918, dans un climat nationaliste, qu’est créé le bulletin de la Société française de musicologie qui deviendra la Revue de musicologie, mais dont l’essor tardera à se manifester, d’autant qu’en 1920, Henry Prunières fonde La Revue musicale dont la première série est éditée jusqu’en 1940 puis la seconde, jusqu’au milieu des années 1980. Reprenant le format de la Revue SIM, la revue de Prunières servira la musicologie à plus d’un titre. Outre les articles de fond, elle publiera des correspondances anciennes et modernes. Cette activité éditoriale aura des retombées importantes au cours de la deuxième moitié du XXe siècle où paraîtront en français de nombreux écrits de compositeurs et musiciens. Nous reviendrons plus loin sur certains aspects soulevés par ces différents projets.
La tradition instaurée dans le milieu musicologique français perdure tout au long du XXe siècle. D’autres organes de diffusion et collections musicologiques vont voir le jour. Le développement de la musicologie dans les universités françaises à partir des années 1970 [11] va contribuer à cet essor. Il n’est donc pas étonnant de voir apparaître au début des années 1980 plusieurs initiatives éditoriales, parmi lesquelles on compte celles de Nattiez. C’est ainsi que l’on peut énumérer de manière non exhaustive, la collection « Harmoniques » chez Flammarion dirigée par Jean-Michel Nectoux, la collection « Musique - Musicologie » à la Librairie Honoré Champion dirigée par Danièle Pistone qui lance simultanément la Revue internationale de musique française [12] et la collection « Musique - Musicologie » chez Mardaga (éditeur belge) dirigée par Malou Haine. Jean-Michel Nectoux aura dirigé une collection prestigieuse où paraîtront des volumes essentiels pour la musicologie francophone : des ouvrages d’histoire sur Stravinsky et Fauré, les écrits de Fauré, de Ravel et de Roussel, une série de volumes sur l’histoire de la musique en France par période et des ouvrages clés pour les nouveaux champs de recherche en musique qu’est par exemple la sociologie avec le livre de Pierre-Michel Menger Le paradoxe du musicien. La collection de Malou Haine fait aussi la part belle aux écrits de musiciens, tout comme à l’histoire de la musique des XIXe et XXe siècles. On y trouve aussi des ouvrages collectifs qui rendront compte de l’effervescence du milieu musicologique francophone. Danièle Pistone pilotera une collection qui aura le mérite de donner aux étudiants et étudiantes en musicologie une série d’ouvrages de référence dont la structure interne met en valeur la recherche en tant que telle (bibliographie très développée, approche clairement exposée, nombreuses données) et qui, dans certains cas, documentent le milieu musicologique français des années 1980 de manière précise [13].
C’est dans cette dynamique générale où les collections font leur apparition à un rythme rapide pendant les années 1980 que s’inscrit une première contribution d’importance [14] de Nattiez au monde de l’édition savante en musicologie en tant que codirecteur (avec Pierre Boulez) de la collection « Musique/passé/présent » chez Christian Bourgois éditeur, entre 1981 et 1995 [15]. Le premier ouvrage qui réunit les écrits de Boulez (Points de repère, 1981, 2e édition 1985) est emblématique. Il donnera la couleur à la collection très clairement orientée vers une modernité affirmée, car on peut très facilement rattacher la publication de la traduction de Du beau dans la musique d’Édouard Hanslick (Christian Bourgois, 1986) aux préoccupations formalistes de l’avant-garde musicale du XXe siècle. Se distinguant des autres collections par le choix des objets de recherche concentrés sur la création contemporaine, la collection dirigée par Nattiez va contribuer à l’outillage de la musicologie francophone en publiant des écrits de compositeurs (Berg, Boulez, Kagel, Nono, Varèse), des travaux sur la pratique musicale (des entretiens de Boulez sur la direction d’orchestre), de la correspondance de compositeurs et d’artistes (Boulez-Cage, Gould), voire leur biographie (Callas, Varèse), sans pour autant négliger la pensée esthétique (Roman Ingarden, Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ?, 1989, édité par Dujka Smoje), le développement des nouvelles avenues scientifiques pour la musique comme les neurosciences (Jean-Paul Despins, Le cerveau et la musique, 1986) et l’étude d’un moment décisif de la formation des compositeurs français après la guerre (Jean Boivin, La classe de Messiaen, 1992).
La collection chez Bourgois poursuit et renforce ce qui caractérise les autres collections passées et contemporaines, soit la nécessité de constituer un patrimoine documentaire selon des règles éditoriales scientifiques et rigoureuses et d’enrichir la pensée sur la musique par les témoignages de ses principaux acteurs et par les travaux de recherche des musicologues les plus à même de faire avancer la discipline.
Un faisceau d’actions
L’histoire nous renseigne sur le fait que les musicologues qui ont été à la tête d’entreprises éditoriales comme les collections que je viens d’évoquer, ont souvent été à l’origine d’autres initiatives. Si par exemple, Danièle Pistone a piloté une collection de livres et une revue musicale spécialisée chez Honoré Champion, Nattiez a suivi un parcours similaire en créant en 1990, en association avec Lorraine Vaillancourt qui était à l’époque directrice artistique du Nouvel Ensemble Moderne, la revue Circuit « Revue nord-américaine de musique du XXe siècle ». Pendant huit ans, en tant que rédacteur en chef, Nattiez mène les destinées de cette revue qui est certainement aujourd’hui l’une des plus anciennes revues de musique contemporaine toujours active dans le monde francophone [16]. Avec Circuit, Nattiez met en branle un réseau professionnel au service de la musique contemporaine en train de se faire. C’est aussi pour le musicologue une occasion unique de faire du Québec une plateforme de la création musicale à l’échelle internationale, tout en créant un outil de diffusion de la recherche sur la musique contemporaine qui est devenu au fil des années, une source inestimable d’informations et de documents inédits sur la création musicale [17].
L’activité éditoriale dans le domaine de la presse musicale de Nattiez ne se limite évidemment pas à la direction de la revue Circuit puisqu’il aura été rédacteur en chef des six premiers numéros de la Revue de musique des universités canadiennes qu’il a contribué à créer [18] et dirigé une douzaine de numéros de revues diverses consacrés à la sémiologie [19].
Inscription du travail éditorial de Nattiez dans l’histoire disciplinaire
Lorsqu’Albert Lavignac et Lionel de la Laurencie lancent leur vaste entreprise d’Encyclopédie de la musique et dictionnaire du Conservatoire en 1913, se doutaient-ils de la vastitude du travail qu’ils entamaient ? Le travail d’édition se poursuivra jusqu’en 1933 ! Quoiqu’il en soit, ils prennent le sentier tracé par François-Joseph Fétis avec sa Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique (1ère édition 1834-35) et de l’anglais George Grove qui publie la première édition du célèbre dictionnaire entre 1877 et 1889, en constituant une somme de savoirs considérable. Les Allemands débutent un travail encyclopédique en 1949 avec la publication des premiers volumes de Die Musik in Geschichte und Gegenwart ; d’autres projets de moindre envergure verront le jour tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle et les Italiens boucleront la marche avec le Dizionario enciclopedico universale della musica e dei musicisti à partir de 1983. Ces projets ne sont pas tous de même nature : le projet d’encyclopédie que la maison d’édition italienne Einaudi confie à Nattiez au milieu des années 1990, suite à la traduction en Italie de ses premiers ouvrages et de ses nombreuses conférences dans ce pays, est plus proche du travail de Lavignac et de la Laurencie que des encyclopédistes anglais, allemands et italiens[20] des XIXe et XXe siècles. L’Enciclopedia della Musica Einaudi (2001-2005) en cinq volumes sera traduite en français et publiée chez Acte Sud sous le titre Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle entre 2003 et 2007. Le projet est tourné vers la diversité des « disciplines et [des] points de vue pour rendre compte de la musique [21] » et me semble parfaitement correspondre aux orientations adoptées par Nattiez dans l’ensemble de ses projets éditoriaux, donnant la parole à des points de vue « distincts, parfois opposés ou même contradictoires [22] ». La musique sera donc abordée au travers d’essais, selon de très nombreux angles, mais sans adopter une structure chronologique, ni totalement géographique. Certes, tout projet encyclopédique de cette nature a ses limites : pas seulement d’un point de vue disciplinaire – bien que l’on puisse considérer cette encyclopédie comme particulièrement riche, abordant avec autant d’attention les musiques non-occidentales que les approches pragmatiques entourant la musique comme son commerce ! – mais aussi d’un point de vue temporel. Si certains textes resteront de solides références académiques au fil du temps, d’autres seront ou sont déjà datés. Mais ce n’est là qu’un détail si l’on pense à l’immense réseau qu’un tel projet a permis de mettre en place, positionnant à l’avant plan de la discipline des musicologues de nombreux pays (19 pour le premier volume !) et de plusieurs générations : de nombreux jeunes musicologues québécois ont pu se faire connaître en Europe et les chercheurs italiens, généralement peu connus en dehors de leur pays, ont rejoint le public de la francophonie. Dans le travail éditorial du musicologue – et à ce titre Nattiez s’inscrit dans la filiation des Pirro, Lavignac, Dent, Grove, etc. – il faut souligner la force du désir de promouvoir d’abord la musique et ensuite la discipline qui lui donne une colonne vertébrale scientifique. De tels projets ont des retombées personnelles positives, on en convient, mais accepter de les mener à terme constitue néanmoins un engagement exceptionnel envers la communauté qui n’est pas donné à tout le monde. Soulignons qu’une telle volonté doit pouvoir s’appuyer sur des conditions matérielles adéquates. L’Université de Montréal a joué un rôle appréciable tant dans la création de la revue Circuit qui sera soutenue très longtemps par les Presses de cette université, tout comme sa Faculté de musique qui a permis à Nattiez d’y consacrer le temps et l’énergie nécessaires [23]. Il en va de même avec les éditeurs qui accordent au musicologue leur confiance. Ils sont eux aussi essentiels à la chaîne de coopération qui doit naître autour de la plupart des projets éditoriaux. Ce qui a été le cas pour Nattiez est vrai pour tous les directeurs de collections et de revues. Mais c’est la force du discours sur la musique et la musicologie tenu par Nattiez en toute circonstance et que l’on retrouve dans ses travaux qui s’est fait le garant de ses projets éditoriaux nombreux et variés et qui lui a aussi permis de tisser un réseau de filiation non négligeable. C’est ainsi que les travaux de plusieurs étudiants et étudiantes – parfois devenus des collègues – ont été valorisés par leur publication [24] dont il a souvent rédigé la préface. Cette filiation n’est pas propre au « cas » Nattiez, mais on constate qu’elle a joué un rôle appréciable dans la diffusion d’une musicologie québécoise qui autrement aurait pu rester enclavée, dissimilée dans un environnement musicologique anglo-saxon éminemment puissant et dominant. Nattiez a non seulement œuvré pour faire connaître les auteurs de son milieu, mais il a entrepris de rendre accessible en français des ouvrages musicologiques de grande importance. C’est ainsi, par exemple, que dans la foulée de la parution de son encyclopédie, la direction d’Actes Sud lui a proposé de diriger la publication d’ouvrages musicologiques qu’il considérait important de faire passer dans la francophonie : de Carl Dahlhaus, pilier de la musicologie allemande, Fondements de l’histoire de la musique – dont il a confié la traduction à notre collègue Marie-Hélène Benoit-Otis (2013) –, de Leonard B. Meyer, Émotion et signification en musique (2011) – dont sa préface constitue à ce jour la plus ample introduction à la pensée de ce grand musicologue américain. Ajoutons à cela le soin qu’il a mis à réunir et préfacer les écrits sur la musique de son mentor ès sémiologie, Jean Molino (Le singe musicien, 2009).
La part du métier de musicologue qu’a été celle d’éditeur constitue une part importante de la carrière de Nattiez. Il s’agit d’un apport à la discipline que l’on retrouve chez d’autres musicologues, mais on peut considérer que dans le cas de Nattiez, cet apport est particulièrement marquant, car il a contribué à impulser une énergie vitale considérable à la musicologie francophone. Occuper les fonctions de directeur de revue, de collection de livres ou d’éditeur d’encyclopédie n’est pas forcément une place facile à assumer. Les détracteurs sont nombreux. Les critiques ne manquent pas. Il est vrai qu’il s’agit parfois d’une position délicate qui, vue de l’extérieur peut être perçue comme « dominante », voir « contrôlante », notamment lorsque la direction éditoriale adopte une orientation scientifique précise, quelle qu’elle soit d’ailleurs. Mais la diversité des voies possibles en matière d’édition savante depuis les deux ou trois dernières décennies, devrait pouvoir nous prémunir de jugements hâtifs et assurer la pluralité des objets et des approches. Reste cependant à prendre en considération la nécessité d’excellence que doit relever en permanence les projets éditoriaux en musicologie, comme d’ailleurs dans toutes les sciences, pour pouvoir justifier les moyens mis en œuvre. Publier au rythme d’un « tweet » ou d’un « post » sur Facebook [25], sans l’ombre d’un exercice d’évaluation de la pertinence et de la justesse des propos, n’est pas une solution acceptable. Nattiez, comme d’autres avant lui et espérons-le comme d’autres dans l’avenir, a pris la responsabilité de guider de vastes projets éditoriaux destinés à consolider et enrichir le savoir musical de manière la plus diversifié, la plus ouverte et la plus permanente possible. Nattiez fera référence aux travaux des encyclopédistes du XVIIIe siècle, en rappelant que la personnalité de l’éditeur est fondamentale pour la cohésion et la pertinence scientifique d’un projet éditorial [26]. Inspiré par ces travaux fondateurs, il a construit une partie de sa carrière sur cet engagement personnel : mettre au service de la discipline savoirs et aptitudes pour l’avancement de la communauté. Comme je l’ai déjà souligné, cet engagement n’est pas sans avoir positivement rejailli sur la réputation du scientifique. Mais c’est probablement aussi cette réussite qui aura permis à ce musicologue d’origine française installé au Québec et grand amateur d’art et de musique inuit, si l’on m’accorde ce clin d’œil, de faire boule de neige.
Pour citer cet article
DUCHESNEAU Michel, « Musicologue-éditeur : le cas emblématique de Jean-Jacques Nattiez », Actes du colloque Autour des écrits de Jean-Jacques Nattiez (CNSMDP, 12 novembre 2015), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/musicologue-editeur-le-cas-emblematique-de-jean-jacques-nattiez.
[1] Dans le cadre de cet article, notre analyse se limite au monde francophone de l’édition musicologique.
[2] Citons la sortie des deux volumes de la Revue de musicologie consacrés à la discipline : Un siècle de musicologie en France. Histoire intellectuelle de la Revue de musicologie, sous la direction d’Yves Balmer et Hervé Lacombe, Société française de musicologie, no 2 (2017) et nos 1-2 (2018).
[3] Je considère que cet article n’étant pas destiné à discuter la nature même de la discipline, il ne m’est pas nécessaire de développer les fondements épistémologiques d’une musicologie générale. On trouvera à ce sujet amplement à lire dans les écrits de Nattiez, en particulier dans Musicologie générale et sémiologie (Paris, Christian Bourgois, 1987) qui introduit cette expression dès le titre, et dans le dernier article du volume V de Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, Arles-Paris, Actes Sud / Cité de la musique, 2007, p. 1197-1209. C’est la même expression que Nattiez utilise dans son vaste Traité de musicologie générale en voie d’achèvement.
[4] À l’exception d’un livre de Louis Laloy : La musique chinoise, collection « Les musiciens célèbres », Paris, Henri Laurens, éditeurs, 1910.
[5] GASTOUÉ, Amédée, Les primitifs de la musique française, collection « Les musiciens célèbres », Paris, Henri Laurens, éditeurs, 1922. Il s’agit d’une étude de la musique médiévale (du XIe au XVe siècle).
[6] KOECHLIN, Charles, Claude Debussy, collection « Les musiciens célèbres », Paris, Henri Laurens, éditeurs, 1927.
[7] LAURENCIE, Lionel de la, Les luthistes, collection « Les musiciens célèbres », Paris, Henri Laurens, éditeurs, 1928. Le livre établit une histoire des luthistes « occidentaux » du Moyen âge au XVIIIe siècle. Abondamment illustré, comme tous les ouvrages de la collection, le livre fait appel à des documents d’archives tirés des collections de la Bibliothèque nationale.
[8] DAURIAC, Lionel, Rossini, collection « Les musiciens célèbres », Paris, Henri Laurens, éditeurs, 1927.
[9] L’original est en allemand. Il s’agit d’une partie de la thèse de doctorat soutenue par Beck à Strasbourg en 1908 : Die Melodien der Troubadours und Trouvères (1908). L’auteur est mieux connu sous le nom de Jean Beck (La musique des troubadours, collection « Les musiciens célèbres », Paris, Henri Laurens, éditeurs, 1910).
[10] Voir, entre autres, DUCHESNEAU, Michel, « French music criticism and musicology at the turn of the twentieth century: New journals, new networks», Nineteenth-Century Music Review, vol. 14, no 1, avril 2017, p. 9-32 ; du même auteur, « French Musicology and the Musical Press (1900-1914): The Case of La Revue Musicale, Le Mercure musical and La Revue musicale S.I.M. », Journal of the Royal Musical Association, vol. 140, no 2 (2015), p. 243-272 et SECOND-GENOVESI, Cédric, « Du Mercure musical à La Revue musicale (1905-1927) : enjeux et étapes d’une filiation », dans CHIMÈNES, Myriam, GÉTREAU Florence et MASSIP, Catherine, Henry Prunières (1886-1942). Un musicologue engagé dans la vie musicale de l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Société française de musicologie, 2015, p. 357-382.
[11] L’Institut de musicologie rattaché à la Sorbonne est créé dès 1951, mais c’est à partir de 1969 que l’enseignement de la musicologie prend pied au sein de l’université française. Voir GRIBENSKI, Jean et LESURE, François, « La recherche musicologique en France depuis 1958 », Acta Musicologica, Vol. 63, no 2 (1991), pp. 211-237 (ici, 213-214).
[12] La Revue internationale de musique française publiera plus d’une trentaine de numéros thématiques entre 1980 et 1995.
[13] C’est le cas, par exemple, du volume Le commentaire musicologique du grégorien à 1700 publié par Serge Gut et Danièle Pistone en 1980 ou de Musique et musicologie dans les universités françaises, publié par Michel Delahaye et Danièle Pistone en 1982 chez Honoré Champion.
[14] Entre 1973 et 1980, Nattiez pilote différents projets collectifs de publication qu’il qualifiera lui-même « d’un peu artisanale » au sein du Groupe de recherches en sémiologie musicale qu’il dirige à l’Université de Montréal. Cette initiative se poursuit avec la publication de certains travaux de son équipe et de collègues aux Presses de l’Université de Montréal dans le cadre de la collection « Sémiologie et analyse musicale ». Elle comprendra quatre ouvrages qui témoignent de la diversité des intérêts de Nattiez : Mario Baroni et Carlo Jacoboni sur les chorals de Bach (1978), Elisabeth Morin sur des virginalistes anglais (1979), Ramón Pelinski sur les Inuit du Caribou (1981), Marcelle Guertin sur les préludes de Debussy (1990).
[15] Deux ouvrages viendront compléter la collection en 2005. Il s’agit de deux volumes qui font suite au premier volume des écrits de Boulez, Points de repère : Regards sur autrui (Points de repère, II) et à la première édition de ses cours du Collège de France (Jalons (pour une décennie) – 1978-1988) : Leçons de musique (Points de repère, III), portant cette fois sur vingt ans d’enseignement. La collection « Musique/passé/présent » connaît un prolongement entre 1997 et 2002 sous le titre « Musiques » avec des ouvrages préparés par des collègues montréalais et consacrés à Maria Callas et à Glenn Gould.
[16] La revue est diffusée sur la plateforme web Érudit à l’adresse : https://www.erudit.org/fr/revues/circuit/ et possède un site web : https://revuecircuit.ca/.
[17] Dans un éditorial de la revue Circuit (« Il y a 100 ans. Naissance d’une presse musicale francophone spécialisée », Circuit, musiques contemporaines, vol. 20, nos 1-2 (2010), p. 33-37), j’évoquais l’importance des revues spécialisées pour la diffusion de l’information mais aussi pour la constitution d’un patrimoine documentaire essentiel à l’exercice de la mémoire. La presse musicale est encore aujourd’hui un outil de référence fondamental dans l’écriture de l’histoire de la musique au même titre que tous les ouvrages qui réunissent les écrits des artistes par exemple.
[18] Publiée par la Société de musique des universités canadiennes.
[19] Il a notamment consacré quatre numéros entiers de Musique en jeu à des réunions de textes, y compris de nombreuses traductions, qui ont contribué à poser la sémiologie musicale comme une discipline musicologique nouvelle au début des années 1970 : « Sémiologie de la musique » (no 5, 1971) ; « Analyse, méthodologie, sémiologie » (no 10, 1973) ; « Autour de Lévi-Strauss » (no 12, 1973) ; « De la sémiologie à la sémantique musicales » (no 17, 1975). Nattiez ne manque pas de raconter que le numéro de Musique en jeu de 1971 fit l’objet dans Le Monde d’un article d’une demi-page de Lucien Malson, intitulé « Sous le soleil de la sémiologie ». Cela laisse rêveur, car nous sommes désormais assez loin d’une telle situation où ce qui se passe dans le monde musicologique puisse avoir des répercussions dans la grande presse, à moins de pouvoir y associer une anecdote savoureuse ou un scandale croustillant.
[20] Ce que Nattiez précise dans son introduction au volume 1 (« Présentation générale », Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, vol. 1, « Musiques du XXe siècle », sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, Arles-Paris, Actes Sud / Cité de la musique, 2003, p. 24). Notons que les projets encyclopédiques en musique ne s’arrêtent pas là. Rappelons que Richard Taruskin dirige une History of Western Music chez Oxford University Press dont le premier volume paraît en 2010.
[21] Ibid, p. 26.
[22] Ibid, p. 27.
[23] Ibid., p. 35-36.
[24] Citons de Jean Boivin, La classe de Messiaen (Paris, Christian Bourgois, 1995), de Sylveline Bourion, Le style de Claude Debussy : duplication, répétition et dualité dans les stratégies de composition (Paris, Vrin, 2011), de Monique Desroches, Tambour des Dieux (Montréal-Paris, L’Harmattan, 1996), de Mihaela Corduban, Le premier livre du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach, Rhétorique et sémiologie (Sampzon, Éditions Delatour France, 2011), de Jonathan Goldman, The Musical Language of Pierre Boulez. Writings and Compositions (Cambridge, Cambridge University Press, 2011), de Frédéric Léotard, La steppe musicienne. Analyses et modélisation du patrimoine musical turcique (Paris, Vrin, 2014), et de Luis de Paulo de Oliveira Sampaio, Les Variations pour piano op. 27 d’Anton Webern : essai d’analyse sémiologique (Paris, Vrin, 2014).
[25] Nous caricaturons, mais malheureusement, il faut se rendre à l’évidence que certains éditeurs publient de cette manière des ouvrages sans une véritable évaluation scientifique. Se côtoient alors le meilleur et le pire.
[26] Musique, une encyclopédie pour le XXIe siècle, vol. 1, « Musiques du XXe siècle », op. cit., p. 25.