Les propriétés épistémologiques de la technique aromienne de play-back
Actes de la journée d'hommage à Simha Arom : Ethnomusicologie, musicologie et création musicale (1er février 2018, CNSMDP)
J’ai eu le privilège d’être initié à la méthode dite de playback ou de re-recording inventée par Simha Arom, alors que, de retour d’un terrain en Centrafrique, il s’arrêta près de Toulon dans la maison de mes parents où il me fit la démonstration des enregistrements qu’il avait réalisés avec des orchestres de trompes des Banda-Linda et qui permettaient de séparer les différentes parties de pièces polyphoniques instrumentales complexes. Il n’en était pas peu fier et il y avait de quoi.
Il a raconté plus tard, dans son petit livre La Fanfare de Bangui, qu’il avait été interpellé et stimulé par une phrase de Curt Sachs qui prétendait que « la polyrythmie défiait toute analyse » [1]. On a là un premier trait de l’esprit scientifique d’Arom : face à une énigme – comment fonctionnent les polyphonies et polyrythmies africaines ? –, on ne peut baisser les bras et on n’a pas le droit de considérer a priori qu’un phénomène musical complexe ne peut être analysé ; ce qu’il faut faire, c’est trouver et inventer la méthode adéquate pour y parvenir. Il allait élaborer sa méthode de re-recording en se fondant sur une observation somme toute de bon sens : « Si trois tambourinaires jouant ensemble savent ce qu’ils font, chacun d’eux doit pouvoir le faire tout seul [2]. » Et il en va de même pour les chanteurs des polyphonies vocales des pygmées Aka, pour les musiciens des orchestres de trompe des Banda-Linda et pour les xylophonistes des Manza. Deuxième trait du comportement scientifique d’Arom : il faut aborder la complexité des phénomènes à partir d’une observation simple mais fondamentale dont on peut déduire toutes les implications.
Pour démontrer et mettre en œuvre son observation première, Arom a inventé une technologie qui lui permet à la fois de savoir ce que fait chacun des musiciens, et en même temps de mettre leur production particulière en relation avec celles de tous les autres. Mais comment ? Bien des épistémologues l’ont dit, l’invention scientifique jaillit souvent de la rencontre inattendue d’expériences qui se révèle féconde alors que rien ne le laissait présager. Il a rapporté dans le même texte que, en 1954, lors de ses débuts comme corniste à l’Orchestre de Lausanne, il avait souffert de ne pas pouvoir jouer seul, chez lui, des duos de cor. Pour ce faire, il avait eu recours à la technique du play-back : il enregistrait sur un magnétophone une des deux parties, il rembobinait la bande, puis, mettant l’appareil en position d’écoute, il jouait la partie du second pendant que se déroulait celle du premier [3]. Et déjà à cette époque, Arom avait fait le lien entre ce qui allait devenir l’enregistrement de terrain en re-recording et l’analyse métrico-rythmique : « Tout au début de l’enregistrement de la première partie [de cor], je commençais par battre une mesure "pour rien" en frappant du pied sur le sol ; cette battue ainsi enregistrée me permettait de synchroniser l’entrée du second cor » [4], celle qu’il jouait en réécoutant la bande. Ultérieurement, Arom imagina un ingénieux dispositif composé de deux magnétophones stéréo reliés entre eux. Sur la piste du premier, il enregistrait une pièce exécutée par tous les musiciens, mais ensuite il demandait à celui qui en avait commencé l’exécution d’enregistrer sa partie sur le deuxième magnétophone, tout en écoutant l’ensemble de l’exécution sur un casque. Il pouvait ainsi obtenir l’enregistrement d’une partie isolée sur la première piste du deuxième magnétophone, mais un lien entre le premier et le second appareil lui permettait d’enregistrer sur une deuxième piste l’exécution de tous les musiciens en même temps que l’exécution d’un seul. Cette combinaison lui permettait de savoir très exactement comment la partie d’un seul musicien coïncidait synchroniquement avec l’ensemble. Et l’opération pouvait être répétée avec chacun [5]. On devine le résultat : en une demi-journée de travail, Arom disposait par couplage de chacune des parties de la pièce les parties un et deux, deux et trois, trois et quatre, etc. Il était dès lors possible de les transcrire. Le mur contre lequel Curt Sachs s’était heurté n’existait plus. Troisième trait de l’entreprise scientifique d’Arom : l’invention d’un dispositif technologique nouveau rendait possible l’analyse et même, allait en ouvrir de nouvelles voies.
Précisément parce que Arom avait été un musicien d’orchestre dont une des tâches consistait à compter ou à battre du pied lorsqu’il jouait sa partie au milieu d’un ensemble, il eut l’idée de demander à l’un des musiciens de réécouter les enregistrements en l’invitant à frapper des mains sur toutes les parties isolées, ce qui était enregistré à part évidemment. « Ce faisant, il matérialisait la pulsation inhérente au morceau [6]. » La technique de re-recording n’était plus seulement une modalité spécifique d’enregistrement mais une procédure qui permettait de capter et même de faire entendre ce que les musiciens avaient dans leur tête lorsqu’ils jouaient. Les données sous-jacentes ainsi obtenues étaient de trois ordres.
D’abord, la possibilité de comprendre et d’analyser l’infrastructure métrique du répertoire considéré et son lien avec la complexité des structures rythmiques. En deuxième lieu, la superposition paradigmatique de chacune des parties isolées permettait de découvrir ce qu’elles avaient en commun et de faire apparaître le modèle qui est à la base de chacune des pièces et même de les faire enregistrer par les musiciens, par élimination successive des variations introduites au cours de l’exécution réelle. Enfin, dans le cas des orchestres de trompes, il suffisait d’analyser ce que faisaient les cinq premières de l’ensemble pour, à la fois, mettre le modèle en évidence et en dégager l’organisation scalaire. Dans ces pièces, en effet, chaque joueur n’émettait qu’une seule note qui faisait l’objet de variations rythmiques, mais chacun appartenait à une famille de cinq joueurs de trompes, ce qui révélait l’emploi d’une structure scalaire pentatonique. Ce que jouaient toutes les autres trompes de l’ensemble n’étaient que la reprise, à des registres différents et avec des variations propres, du modèle présent dans la première famille. Recourant à un synthétiseur dans son investigation sur les échelles à l’œuvre dans les musiques pour xylophone des Manza de Centrafrique, Arom fut en mesure de faire apparaître des modalités de fonctionnement des échelles, très éloignées de celles que l’on attendait, et que personne avant lui n’avaient mises en évidence : « Le synthétiseur est ainsi apparu comme un révélateur de formes de savoirs qui, par leur nature, échappent à la verbalisation [7]. » Quatrième caractéristique de l’entreprise aromienne : non seulement la technique d’enregistrement ouvre la voie à une analyse pointue de chacune des pièces considérées, mais elle permet de répondre à un problème ethnomusicologique beaucoup plus vaste : puisque modèle il y a, non seulement les polyphonies africaines sont bien analysables, mais on ne saurait considérer qu’elles sont, dans leur totalité, improvisées.
Les découvertes ne se sont pas arrêtées là. Arom eut la bonne idée de se demander pourquoi les pièces pour trompes, bien que purement instrumentales, portaient un titre. À force d’investigations dont je ne rapporterai pas ici le cheminement, il découvrit que, lorsque les chanteurs de polyphonies Aka et les joueurs de trompes Banda-Linda exécutent leurs pièces, ils ont en tête un chant qui, lui, a le même titre et qui leur sert de repère. Autrement dit, ces pièces sont des passacailles dont la basse obstinée ou le cantus firmus qui donnent lieu à des variations n’est jamais actualisé [8]. Il faut avoir entendu Arom en faire la démonstration dans les conférences qu’il a consacrées à la technique de re-recording appliquée aux pièces de trompes, pour savourer et admirer la virtuosité à la fois technique et méthodologique par laquelle il donne à entendre à ses auditeurs médusés une réalité musicale qui n’est jamais jouée et qui est celle de ce que les musiciens ont intériorisé pour pouvoir exécuter leur pièce instrumentale. Autrement dit, qu’il s’agisse des modèles auxquels l’ethnomusicologue est capable de remonter ou de la mélodie qui sous-tend chaque exécution, la démarche d’Arom déborde les principes du structuralisme qui l’ont inspiré pour faire apparaître, plus largement, les caractéristiques du fonctionnement sémiologique des productions musicales étudiées [9]. En mettant en évidence les modèles à la base de chaque exécution, l’entreprise permet en effet de remonter aux fondements poïétiques de chaque pièce, mais elle permet aussi de démontrer la pertinence esthésique des modèles : Arom a eu l’idée de faire entendre dans un village B les modèles obtenus dans un village A ; les habitants furent alors capables d’identifier les pièces auxquelles les modèles des exécutions instrumentales se rapportent [10].
Je tirerai de la présentation trop succincte de ce parcours deux observations épistémologiques. Lors d’une présentation de cette méthode à un congrès de la Society for Ethnomusicology [11], j’ai été témoin de la réaction d’un ethnomusicologue de renom qu’Arom a la délicatesse de ne pas nommer et qui lui avait dit : « Comment peux-tu leur mettre des casques sur la tête ? Comment peux-tu en faire des sujets d’expérience ? » [12] Mais je vais dire qui s’exprima ainsi car on touche ici aux problèmes de la conception même de l’ethnomusicologie. Il s’agissait de John Blacking, et si je le rapporte, c’est pour souligner que, de son point de vue fondamentalement anthropologique, il était difficile à Blacking d’admettre que l’élucidation du fonctionnement des musiques étudiées ne passait pas d’abord par une investigation de leur lien avec la culture d’appartenance des musiciens. Or, ce qu’Arom démontrait, c’est que cette connaissance profonde et sophistiquée pouvait être obtenue par un procédé d’enregistrement et une démarche analytique tournée vers l’investigation des structures. Ce faisant, il avait tout à fait conscience de la place qu’il occupait dans l’ethnomusicologie : « On distingue chez les ethnomusicologues deux grandes tendances : les culturalistes se préoccupent d’élucider en premier lieu la structure d’une société pour comprendre celle de sa musique. Les autres font prévaloir la musique comme un système formel pourvu de ses règles propres – mais qui ne peut être étudiée hors contexte [13]. » Il distinguait, dans sa recherche « ce qui tenait au contexte culturel d’un patrimoine musical de ce qui relevait de la musique proprement dite. » Et, ô scandale, « [il] laissait à la périphérie les aspects ethnologiques qui n’étaient pas dans un rapport organique avec la musique elle-même [14] ». D’où la cinquième conséquence, capitale, de son entreprise : même si le problème des relations entre les structures musicales et les contextes d’exécution méritent de faire l’objet d’une investigation nuancée [15], Arom, contestant la légitimité de l’approche culturaliste qui a dominé depuis Merriam et Blacking, procédait à un renversement copernicien des fondements de l’ethnomusicologie.
Chez Arom, c’est la technique d’enregistrement en play-back qui est elle-même une méthode d’analyse et un instrument de connaissance. Pour l’illustrer, j’évoquerai ici mon approche de la musique des Aïnou. Je suis allé au Japon en 1994 pour y étudier les petits cousins des jeux de gorge des femmes inuit du Canada. Dans les katajjait, chacune des deux protagonistes exécute avec un déphasage la réitération d’un motif de base tout en restant synchronisée par rapport à l’exécution de sa partenaire. Avec un bon magnétophone stéréo, il est aisé d’isoler chacune des deux parties pour pouvoir les transcrire et les analyser. Mais l’affaire s’est révélée bien plus compliquée chez les Aïnou de l’île d’Hokkaido. Le rekukkara est fondé sur les mêmes principes mais leur exécution est faite non par deux femmes, mais par six, sept, huit partenaires qui en développent l’épaisseur polyphonique en intervenant les unes après les autres. Toute la question était pour moi de savoir sur quoi se fondait l’exécution de chacune des femmes. C’est ici que la technique de re-recording est entrée en jeu, non seulement pour isoler chacune des voix, mais pour savoir en même temps comment chaque personne fonctionnait. Je proposais donc à chacune des femmes d’enregistrer leur partie avec un casque sur la tête, comme Arom l’avait fait en Afrique, et ce qu’elles firent avec plaisir car cela les amusait. Je demandais à la troisième femme par rapport à qui elle voulait chanter. Par rapport à la première ou la seconde ? Par rapport à la première, me répondit-elle. Même question à la quatrième : par rapport à la première, dit-elle aussi. Et la cinquième ? Par apport à la première, etc. L’affaire était entendue : chacune des femmes exécutait des variations par rapport au modèle musical fourni par la première exécutante qui agissait comme leader. Il suffisait alors d’enregistrer isolément les femmes 2, 3, 4, 5, etc. tout en écoutant la première chanteuse sur le casque, pour obtenir un enregistrement analysable de chacune des parties du rekukkara.
À partir de là, on peut se lancer dans un exercice d’ethnomusicologie comparée des techniques polyphoniques. Chez les femmes Inuit, et comme il s’agit d’un jeu, chacune des femmes peut décider de changer de motif sans crier gare et l’autre partenaire doit rester en phase et s’adapter. Chez les femmes Aïnou, les chants de gorge sont exécutés polyphoniquement par rapport à une partie principale de référence exécutée par celle qui chante en premier. Dernière dimension de l’entreprise de Arom : la technique de re-recording n’est pas seulement applicable à la musique d’Afrique noire, mais aussi « dans d’autres régions du monde où existent des musiques polyphoniques » [16]. Il a ainsi acquis la conviction, non sans raison, que les règles qu’il a dégagées « devraient se vérifier dans d’autres aires géoculturelles, ce qui pourrait s’avérer fécond pour la constitution d’un atlas musico-cognitif [17]. » Que de perspectives nouvelles d’investigation pour l’ethnomusicologie, pour peu que l’on ait la conviction qu’elle doit renouer avec la perspective comparative qui fut la sienne en ses débuts !
Si le prix Nobel d’ethnomusicologie existait, Simha Arom mériterait de le recevoir.
Pour citer cet article
NATTIEZ Jean-Jacques, « Les propriétés épistémologiques de la technique aromienne de play-back », Actes de la journée d'hommage à Simha Arom : Ethnomusicologie, musicologie et création musicale (Conservatoire de Paris, 1er février 2018), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/les-proprietes-epistemologiques-de-la-technique-aromienne-de-play-back.
[1] Simha Arom, La Fanfare de Bangui, itinéraire en chanté d’un ethnomusicologue, Paris, Éditions La Découverte, 2009, p. 97.
[2] Ibid., p. 97.
[3] Ibid., p. 99.
[4] Ibid., p. 99.
[5] Ibid., p. 102-103.
[6] Ibid., p. 103.
[7] Arom, La Fanfare de Bangui, op. cit., p. 152. Souligné par l’auteur.
[8] Arom, « L’utilisation du re-recording dans l’étude des polyphonies orales », in Arom, La Boîte à outils d’un ethnomusicologue, textes réunis et présentés par Nathalie Fernando, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2007, p. 217-254, ici p. 226.
[9] Cf. Jean-Jacques Nattiez, « Arom, ou le sémiologue sans le savoir », Analyse musicale, n° 23, avril 1991, p. 77-82.
[10] Arom, «L’utilisation du re-recording… », art. cit., p. 228.
[11] Wesleyan University, Middletown, Conn., 19 octobre 1975.
[12] Ibid., p. 105.
[13] Arom, La Fanfare de Bangui, op.cit., p. 72.
[14] Arom, La Fanfare de Bangui, op.cit., p. 70.
[15] Cf. Jean-Jacques Nattiez, « Musiques, structures, cultures », EM, Annuario degli Archivi di Etnomusicologia dell’ Accademia Nationale di Santa Cecilia, vol. III, 1995, p. 37-54.
[16] Arom, « L’utilisation du re-recording… », art. cit., p. 230.
[17] Arom, La Fanfare de Bangui, op. cit., p. 197.