Lecture critique de mes lecteurs critiques
Actes de la journée d'hommage à Jean-Jacques Nattiez à l'occasion de ses 70 ans (12 novembre 2015, CNSMDP)
Éloge de la discussion et des controverses
Il y a une vingtaine d’années, Claude Lévi-Strauss déclarait à la télévision de Radio-Canada : « Je ne lis jamais mes critiques, car s’ils ne sont pas d’accord avec moi, ça me met en colère, et s’ils sont d’accord avec moi, c’est nécessairement un malentendu ! » En admettant que je sois tenté de verser à mon tour dans cet humour coquet, expression paradoxale de la cassure entre le poïétique et l’esthésique, j’ai au moins une bonne raison d’avoir lu attentivement les textes qu’on vient de lire et de les commenter par le menu : ce me semble être la meilleure manière de répondre à l’honneur que m’ont fait le Conservatoire de Paris et Corinne Schneider en organisant la journée du 12 novembre 2015, entièrement consacrée à la discussion de mes écrits, et de donner suite au travail minutieux et attentif d’Anne Roubet et Louis Vigneron, qui en ont soigneusement assuré l’édition. Et, en réagissant aux propos des collègues réunis ici avec, je l’espère, la plus grande honnêteté, c’est une façon de témoigner de ma reconnaissance envers tous ceux et celles qui ont pris le temps d’étudier de près certains aspects de mes propositions et de rédiger leurs conclusions.
Certes, à côté d’une collection d’éloges qui m’ont parfois profondément ému, il est certains jugements, rares heureusement, que j’aurais préféré ne pas lire, mais, aujourd’hui comme par le passé, je suis animé par deux principes. J’ai adopté depuis longtemps comme base de mon éthique académique la formule du linguiste Emmon Bach : « Là où souffle la controverse vit la science, et quand nous serons tous d’accord, ce sera le signe que notre science est morte [1]. » J’ai toujours préféré mettre en évidence la complémentarité des approches plutôt que d’entretenir leur rivalité, sauf évidemment lorsque certaines d’entre elles méritent une discussion, aussi courtoise que possible. De plus, ayant fondé une grande partie de mes travaux musicologiques sur la discrépance entre le poïétique et l’esthésique, j’aurais mauvaise grâce à reprocher à mes critiques de ne pas toujours m’avoir compris.
Les sources de désaccords sont nombreuses : de mon côté, manque de clarté dans certaines formulations, contradictions du propos, erreurs manifestes ; du côté de mes collègues : lecture trop rapide ou lacunaire, emphase sur certains points plutôt que sur d’autres, ou désaccords sur le fond. Mais surtout, les horizons à partir desquels j’ai élaboré mes travaux musicologiques – théories sémiologiques variées, modèles linguistiques [2], conceptions épistémologiques, références philosophiques, approches de l’anthropologie et de la psychologie cognitive –, les disciplines particulières de la musicologie dans lesquelles j’ai plongé – modèles d’analyse musicale et confrontation de ces modèles, musicologie historique, études d’esquisses, approche expérimentale de la perception, interprétation culturelle, comparaison de la musique, du langage, du mythe et de la littérature, écrivains, essayistes et gens de théâtre, problèmes de la mise en scène lyrique –, et variété des styles musicaux et musiques de tradition orale. Tous ces champs d’intérêt sont si divers que je ne saurais reprocher à quiconque de ne pas avoir tenu compte de la totalité de mes œuvres complètes et de ne pas avoir maîtrisé tout leur contenu !
Mais je suis heureux de constater que, nonobstant la disparité de mes recherches et de mes publications, certaines remarques d’ensemble sont fondamentalement justes et me touchent profondément, parce qu’elles me donnent le sentiment de ne pas avoir travaillé pour rien. Cécile Delétré constate que, dans mes écrits et mes entreprises, « les savoirs […] s’additionnent plutôt que de rivaliser ». Pour Maxime Joos, ma démarche sémiologique « est porteuse d’une forte nouveauté méthodologique [en ce] qu’elle a proposé d’envisager une synthèse des disciplines musicologiques, de l’analyse à l’esthétique, de la sociologie à l’histoire de la musique, de l’ethnologie de la musique à la musicologie générale, entre processus génétiques et perceptifs ». Et cette politique est également à la base de « mon » Encyclopédie [3], comme l’a souligné Claire Cabaret-Bataille, en ce qu’elle favorise une explosion du savoir musical, commande un ordre original des rubriques traitées et illustre la dimension plurielle attachée au mot « musiques », tout en invitant à « la tolérance, la modestie et la curiosité ». Tout cela est essentiel chez moi. Toutefois, ce qui me frappe à travers la lecture de mes lecteurs, c’est que si la plus grande partie, sinon la totalité, des thèmes de mes réflexions et de mes domaines de recherche sont évoqués ponctuellement, ce sont le plus souvent les liens que je crois avoir établis entre différents éléments de ma conception de la musicologie qui ne sont pas toujours saisis, pour la bonne raison que chacune des études qu’on vient de lire porte sur des aspects particuliers de mon travail. Le présent examen de ces auteurs me permet au contraire de tenter de mettre en lumière ce qui fait l’unité et, je l’espère, la cohérence de ma démarche. En d’autres termes – qui n’étonneront pas, je veux reconstituer le contenu de mes propositions en confrontant mon témoignage poïétique (!) à l’observation et l’interprétation esthésiques des traces que j’en ai laissées dans mes livres et mes articles. Un autre exercice de sémiologie, en quelque sorte.
Sémiologie de la musique et méthodes de la musicologie
Cécile Delétré, se penchant sur mon travail ethnomusicologique, a bien résumé les fondements sémiologiques de toute ma démarche (je la cite dans un ordre qui n’est pas le sien) : distinction entre « la musique elle-même » et ce qui lui est « extérieur » ; inventaire et caractérisation des signes musicaux ; accès aux réseaux de significations reliées à la musique ; organisation du travail musical ; recours à la théorie sémiologique de la tripartition proposée par Jean Molino [4].
Je sais gré à Delétré d’avoir souligné que ma considération de l’« extérieur » de la musique ne se « limite » pas au champ socio-culturel, comme c’est souvent le cas chez les ethnomusicologues, mais descend jusqu’à « des sphères plus restreintes telles que le groupe et l’individu », selon un schéma pyramidal et hiérarchisé qui m’est familier [5]. Et elle a bien vu que les mises en rapport de la musique avec ces éléments extérieurs varient avec chacun de ces niveaux. Dans mon ouvrage sur l’antisémitisme de Wagner, j’ai adopté la conception webérienne dite de l’« individualisme méthodologique » [6], comme l’a si justement remarqué Pierre-Michel Menger, qui consiste à examiner les œuvres qui se succèdent chronologiquement dans l’histoire et qui émergent dans une culture particulière, comme étant en première instance le résultat de processus complexes qui interviennent au niveau de chaque compositeur pris individuellement. C’est cette conception webérienne qui me permet de montrer « ce que Wagner apporte d’original par rapport au contexte ou au tableau de fond de l’antisémitisme de la culture européenne et germanique ». Je l’ai également mise à la base de mon travail sur le solo de cor anglais de Tristan en citant les propos explicites de Weber [7].
Mon insistance à distinguer entre la matière sonore de la musique et ses contextes (de l’individu à l’ensemble d’une culture ou d’une époque) vient chez moi, en partie, d’une réaction à la position d’un des fondateurs de l’anthropologie de la musique, Alan P. Merriam, qui écrivait :
La musique est un produit de l’homme et elle a une structure, mais sa structure ne peut avoir une existence en soi séparée du comportement qui la comprend. Afin de comprendre pourquoi une musique existe comme elle le fait, nous devons aussi comprendre comment et pourquoi le comportement qui la produit est ce qu’il est, et comment et pourquoi les concepts qui sous-tendent ce produit est ce qu’il est, et comment et pourquoi les concepts qui sous-tendent ce comportement sont organisés de telle manière qu’ils produisent la forme particulière souhaitée de son organisé. [8]
Cette conception déterministe de l’ontologie de la musique – la musique est le produit de l’extérieur et le culturel précède le musical – a donné naissance à une démarche méthodologique exprimée par John Blacking avec la plus grande clarté : « Si l’analyse formelle ne commence pas par une analyse de la situation sociale qui a engendré la musique, elle n’a pas de sens [9]. » Il en est trop souvent résulté que la description du contexte culturel des musiques de tradition orale s’est substituée à l’analyse de ces musiques, comme on le voit ad nauseam dans la Garland Encyclopedia of World Music [10]. Mais ce que Delétré retient ici à propos de mon travail ethnomusicologique, vaut aussi pour l’étude des musiques occidentales dites savantes. Elle commence son exposé en indiquant qu’il n’y a pas pour moi de frontière entre musicologie et ethnomusicologie et que, par rapport à cette position de principe, la sémiologie musicale a une fonction unificatrice. Pour François Picard, ma posture de musicologue qui s’intéresse tout autant aux musiques contemporaines et à la musique classique est capitale pour l’ethnomusicologie. Et de fait, depuis mon livre de 1987 dont le titre annonce bien la couleur [11], mon projet est la construction d’une musicologie générale. Et c’est aussi la raison pour laquelle, comme Picard, là encore, l’a bien vu, ma démarche est identique lorsque j’aborde le solo de cor anglais de Tristan et Isolde : commencer par le niveau immanent (le niveau neutre) [12], avant l’étude de son interprétation et de sa perception [13], avant la mise en rapport de la matière sonore avec ce que nous savons de sa genèse [14], et avant son interprétation dans le contexte de l’ensemble de Tristan et de la philosophie de Schopenhauer [15]. Il a résumé mon point de vue en une phrase lapidaire ô combien efficace que j’aurai plaisir à citer dans des travaux futurs : « Si on ne sait pas de quoi est fait le morceau lui-même, on parle dans le vide. »
Tripartition, significations et interprétants
Certes, on peut se focaliser sur l’analyse du niveau neutre et mettre entre parenthèses tout le reste, comme je l’ai fait au tout début de ma carrière sous l’influence du structuralisme triomphant des années 1970 [16]. Et de la même façon, on peut ne s’intéresser qu’aux seules stratégies créatrices du compositeur ou aux seules stratégies perceptives : l’histoire de la musicologie des dernières décennies le prouve. Mais la thèse fondamentale qui est à la base de toute l’entreprise, c’est que la connaissance aussi complète que possible d’une œuvre musicale n’est possible que si l’on relie aux structures du niveau neutre les processus poïétiques et les processus esthésiques, sur la base de la distinction entre significations musicales intrinsèques et extrinsèques, opportunément soulignées par Joos qui rappelle que « syntaxe, sens et contexte culturel sont intimement liés ». On peut bien sûr, comme François Picard le dit encore, privilégier des aspects jugés positifs de mon travail (avec raison !), notamment le fait que « mon » Encyclopédie casse les moules de la pseudo-chronologie de nombreuses histoires de la musique, dans lesquelles les musiques de tradition orale précèdent les musiques occidentales, tout en qualifiant d’ « obsession » la place que je donne à la théorie de la tripartition. On peut encore me reprocher de lui avoir donné une position de « surplomb » [17]. Mais qu’y puis-je ? Comme me le disait Laure Schnapper, professeure de musicologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, si on rencontre constamment la dimension tripartite dans l’étude des œuvres musicales et que, de ce fait, il est opportun d’y recourir comme cadre général des recherches musicologiques, c’est parce qu’ « elle est dans la nature des choses ». Il suffit d’y réfléchir deux minutes : qu’y a-t-il d’autre, en effet, dans une œuvre ou une production musicale comme fait global, que les processus qui lui donnent naissance, la trace qu’elle met à la disposition de l’interprète [18] et du chercheur, et les processus perceptifs déclenchés chez les auditeurs lorsqu’ils sont confrontés à son actualisation sonore ? Si tel est bien le cas, comment, alors, pourrait-on passer à côté ?
Or, cette nécessité de l’approche tripartite est aussi commandée par la nature des signes musicaux véhiculés par la musique. Il est nécessaire de bien distinguer entre les différentes catégories de signes dont Delétré rappelle la typologie, et Pierre-Michel Menger a efficacement relevé que je considère certains personnages de Wagner non comme des incarnations du Juif, mais comme des allégories de leur judaïté. J’ai naguère plaidé pour l’impertinence de la distinction saussurienne entre signifiant / signifié à propos de notre domaine [19]. De la même façon, j’ai évité, tout comme Maxime Joos, de distinguer entre signifié et référent parce que la frontière me paraît très difficile à établir entre ces deux entités. Par contre, j’ai adopté le concept d’interprétant proposé par Charles S. Peirce parce qu’il considère que la matière du signe est le déclencheur d’une série infinie de constituants [20] du champ de la signification, ou plus exactement des significations. Delétré l’introduit dans son approche de la notion de signe. Et c’est parce qu’il y a pluralité de significations que les interprétants se répartissent entre le poïétique et l’esthésique. Parfois ces interprétants sont les mêmes dans chacun de ces champs, en particulier dans la situation de ce que Molino a appelé « le circuit court de la communication » ; parfois ils sont différents dans l’un et dans l’autre, notamment dans le cadre du « circuit long de la communication » [21]. (Qu’il suffise de comparer les processus communicationnels à l’œuvre dans Au clair de la lune et dans Le Marteau sans maître.) L’existence de l’infinité des interprétants est donc à la base de la conception tripartite que j’ai adoptée pour rendre compte de la musique et pour participer à la construction de la musicologie.
Comprendre la tripartition
Mais je voudrais ici thématiser un autre concept qui me semble permettre d’englober toutes les notions que je viens d’évoquer (décloisonnement des disciplines, interprétants, tripartition) : celui de forme symbolique. Personne ne la cite, même si je l’ai mise au cœur de mon « Introduction à l’œuvre musicologique de Jean Molino » qui n’est pas davantage mentionnée par quiconque [22]. Cette expression désigne de manière générale toute espèce de forme dans laquelle on reconnaît la prolifération infinie des interprétants à partir d’une matière et leur répartition entre les pôles extrêmes de la tripartition. C’est la raison pour laquelle la musique n’est qu’une forme symbolique particulière, mais aussi qu’elle a des propriétés spécifiques qui la distinguent de toutes les autres formes symboliques (langage, littérature, cinéma, mythe, etc.) et que la musicologie générale a précisément pour tâche d’exhiber. La relation entre les diverses formes symboliques utilisées par un même créateur n’en est que plus délicate à aborder, et c’est ce que Pierre-Michel Menger a signalé avec perspicacité à propos de la mise en rapport que j’établis entre les écrits et les œuvres opératiques de Wagner. Et la question surgit aussi à propos de la mise en scène lyrique, qui est une forme symbolique distincte de la partition et du livret : un problème qui m’a considérablement occupé depuis longtemps [23], même s’il n’a été évoqué que par Menger, encore une fois, à propos de la mise en scène de la dimension antisémite des œuvres de Wagner, et qui a cette formulation admirablement synthétique :
L’œuvre d’art est un bien potentiellement superdurable s’il entre dans le répertoire, mais elle ne s’y maintient que si elle est sans cesse réinterrogée (argument de Kubler dans The Shape of Time ), questionnée, éventuellement remaniée, et l’opéra, œuvre à mettre en scène, se prête directement à cette opération – ce que j’ai appelé l’identification de l’œuvre non plus seulement à un bien final à présenter, mais à un bien intermédiaire à transformer pour produire des représentations sans cesse renouvelables.
Pourquoi alors la tripartition et ses implications a-t-elle tant de difficultés à s’imposer ? Force est de constater – et la lecture des textes qui nous occupent aujourd’hui le prouve encore une fois – que, à la différence du modèle de l’analyse paradigmatique, elle n’a pas une postérité digne de ce nom. Le phénomène n’est pas nouveau en musicologie. L’ouvrage fondamental de Fred Lerdahl et Ray Jackendoff, A Generative Theory of Tonal Music, comprend deux dimensions : un modèle en quatre volets du fonctionnement des œuvres tonales et les règles visant à décrire leur perception [24]. Le premier ne me semble pas avoir été suivi par les « music theorists ». Par contre, les psychologues de la cognition musicale se sont penchés avec constance sur l’approche perceptive de Lerdahl et de son collaborateur. Dans le cas de la tripartition, Molino faisait observer, en marge du Congrès d’analyse musicale de Colmar (1989), que ce n’est pas le concept de niveau neutre (notamment dans l’incarnation qu’en propose le modèle paradigmatique) qui fait problème, mais celui de tripartition. La lecture des textes discutés ici, où elle est ignorée ou mise de côté, semble le prouver, avec la notable exception de Menger, dont la finesse de lecture n’échappera à personne, et qui a bien compris que, dans mon Wagner antisémite, c’est la cassure entre le poïétique et l’esthésique impliquée par la tripartition qui expliquait que l’antisémitisme de Wagner (ou certaines de ses manifestations) ne soit pas perçu aujourd’hui, ou ne soit pas traité de manière littérale dans les mises en scène contemporaines.
Je reconnais volontiers que, si la distinction entre poïétique, niveau immanent et esthésique peut être globalement saisie, son application aux diverses instances du fait musical ne l’est pas, non par manque de clarté, mais parce que la compréhension du fonctionnement des formes symboliques est une chose difficile. Plusieurs remarques me confirment dans cette impression. « Le schéma de la tripartition n’est pas adéquat pour traiter toutes les questions en ethnomusicologie », avance Delétré, et cela, si je comprends bien son point de vue et celui de Picard, parce que j’aurais négligé de donner une place adéquate à l’interprète dans mes schématisations, et ce, encore davantage, dans le cas des musiques de tradition orale où il n’y a pas d’interprète d’une partition. « La différence entre le point de vue du compositeur et le niveau neutre est parfois moins bien comprise, comme s’il était difficile d’accepter qu’une fois que la musique a été écrite, elle a sa propre vie », écrit-elle encore. Et, comble de malheur, où est « la place du musicologue » dans tout cela ? Joos a proposé un modèle à cinq arêtes réunissant « le compositeur, la partition, l’interprète, le musicologue et l’auditeur ». « Ce serait, dit-il, le moyen d’envisager que les interactions entre niveau poïétique, niveau immanent et niveau esthésique s’inscrivent dans une dynamique plus complexe ». Joos renvoie au chapitre de Musicologie générale et sémiologie consacré au concept d’« œuvre musicale [25] », mais, ajoute-t-il, il aurait souhaité « la voir prolongée à l’aide d’une visualisation à la fois plus systématique et plus souple. » Je ne veux pas être arrogant, mais il me semble bien que c’est ce que j’avais fait [26]. Qu’on me permette de renvoyer, pour introduire un peu plus de « souplesse » encore, aux différents schémas que j’ai proposés de la place des compositeurs et librettistes, des interprètes, des spectateurs, des critiques et des musicologues, ainsi qu’à leurs poïétiques respectives, dans le cas des spectacles d’opéra [27].
[schéma tripartition ?]
Le détour par Charles Morris
Il est une autre raison possible de laisser de côté la tripartition. C’est de lui préférer un autre modèle, comme le fait Joos en proposant de réinterpréter mon travail à la lumière du modèle sémiologique proposé par Charles Morris, qui distingue entre syntaxe, sémantique et pragmatique. Je ne suis pas suspect d’avoir ignoré ce modèle puisque, au début de ma carrière, à une époque où le plus fort de l’activité sémiologique consistait à étudier les modèles généraux qu’elle proposait pour voir comment les appliquer à des domaines particuliers, j’ai sans doute été le premier à faire paraître en français un texte fondamental de Morris [28], et j’ai consacré une longue étude aux traits essentiels de sa conception de la sémiotique et à la signification qu’il donne au mot « interprétant » [29]. Les observations de Joos s’inscrivent dans un contexte qui témoigne de la profondeur de sa culture philosophique et épistémologique, et je ne peux qu’être flatté de voir mes propositions jugées dignes d’être confrontées à celles de quelques grands penseurs. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié. Mais en ce qui concerne Morris, pourquoi, en définitive, n’ai-je pas eu recours à ses concepts ?
Dans l’opuscule cité, la distinction entre syntaxe, sémantique et pragmatique semble claire. Pourtant, à lire l’usage qu’en propose Joos à propos de la musique, j’ai le sentiment qu’elle ne l’est pas tant que ça. Examinons d’abord quel est le propos fondamental de Morris et ce qu’il dit de sa trichotomie.
Joos, comme bien d’autres auteurs, a cru trouver dans les Foundations une typologie générale qui pourrait s’appliquer à tous les domaines où l’on trouve des signes – la parole humaine, l’écriture, l’art, les mécanismes de contrôle, le diagnostic médical et les systèmes de signalisation (pour citer les rubriques de Morris [30]), domaines qui sont pris en charge par de nombreux chercheurs – linguistes, logiciens, philosophes, psychologues, biologistes, anthropologues, psychopathologistes, esthéticiens, sociologues [31]. Mais l’objectif de Morris dans cet essai n’est pas de proposer l’utilisation de sa tripartition pour l’analyse sémiologique de domaines empiriques. Parce que la publication de son essai, en tête de l’International Encyclopedia of Unified Science, est de fournir un corpus terminologique et méthodologique qui contribuerait à l’unification des sciences biologiques, physiques et formelles d’une part et des sciences humaines de l’autre.
La sémiotique est l’instrument de toutes les sciences, écrit-il, puisque chaque science se sert des signes et exprime ses résultats en termes de signes. À cause de cela, la métascience (la science de la science) doit utiliser la sémiotique comme son organon [32].
Même si Morris entend par sémiosis « [tout] processus par lequel quelque chose fonctionne comme signe [33] », son objectif n’est pas de caractériser les signes-objets étudiés par chaque discipline particulière, mais les signes du métalangage de la science : son étude, affirme-t-il clairement,
doit limiter la présentation de la sémiotique comme science et comme partie de l’unification de la science au projet pratique d’une analyse effectuée et dans des limites et dans une direction telles qu’elle fournisse un outil utile au propos de l’Encyclopédie, c’est-à-dire la construction d’un langage avec lequel on puisse discuter du langage de la science et, ainsi, l’améliorer [34].
« L’analyse du signe appliquée aux sciences particulières » est renvoyée à « d’autres études » [35]. « La sémiotique ne s’intéresse pas à l’étude d’un type d’objet particulier [36]. »
C’est là une première raison pour laquelle je n’ai pas eu recours au modèle de Morris, tout simplement parce qu’il n’avait pas été conçu pour décrire les phénomènes sémiologiques spécifiques, mais pour fournir des outils sémiologiques que le métalangage unifié de la science pourrait utiliser (et pour ce faire, Morris s’inspire des signes de la logique).
Je serais tout à fait d’accord pour utiliser le modèle de Morris pour caractériser les types de métalangages qu’utilise le musicologue pour rendre compte de l’objet musique. Si on projette sa trichotomie sur la tripartition que j’ai publiée dans MGS p. 193, on voit très bien que le métalangage renvoie à la sémiosis de l’objet musical : sa poïétique, son niveau immanent et l’esthésique. Le schéma de la p. 170, lui, montre aussi que le métalangage de l’interprète fonctionne pragmatiquement comme interprétant le langage qu’il a élaboré, puisqu’il possède une dimension poïétique et une dimension esthésique, c’est-à-dire qu’il est doté d’une sémiosis propre.
Mais je ne crois pas qu’elle le soit pour la caractérisation sémiologique du fait musical. Si la dimension syntaxique, prise en charge par l’analyse immanente, a toute sa validité, peut-on en effet lui appliquer la distinction entre sémantique et pragmatique ? Ce que je crois avoir démontré, notamment dans Analyses et interprétations de la musique, c’est, d’une part, que les significations déclenchées par les signes de l’objet se répartissent entre le compositeur, l’interprète musical et l’auditeur, et qu’il n’y a pas toujours (peut-être rarement) coïncidence entre les significations côté poïétique et les significations côté esthésique, ce que j’ai appelé, ne craignant pas un délicieux anglicisme, la « discrépance » poïétique / esthésique. Reprenons la définition de la pragmatique morrisienne citée par Joos d’après Eco : « Par pragmatique », Morris entend que « le signe est perçu en fonction de ses origines et des effets qu’il a sur les destinataires, les usages que ceux-ci en font » [37]. Cette « pragmatique » évacue la nécessaire distinction entre les interprétants poïétiques et les interprétants esthésiques, car chez lui, et selon la conception fondamentalement behaviouriste qui est la sienne, l’interprétant est stable parce qu’il est fondé sur une habitude. Il n’y a signe, pour Morris, que si l’habitude est assez forte pour que l’interprétant soit identique chez l’émetteur comme chez le récepteur : « La signification de chaque signe est potentiellement intersubjective [38]. » On comprend la position de Morris puisqu’il s’agit pour lui de préciser quelle doit être la nature des signes du métalangage scientifique. Leurs significations doivent être partagées par tout le monde. Passant à l’application de ce concept à la musique, « le pragmatique », dit Joos à propos du genre « marche funèbre », « aurait à voir avec la manière dont le signe s’inscrit dans un contexte culturel donné. L’objet serait alors remis dans son contexte social. » Certes, et c’est bien une des choses que l’on fait lorsqu’on tente de déterminer quelles interprétations, poïétiques et/ou esthésiques, sont associées à la matière des signes musicaux. En fait, je ne vois pas en quoi l’introduction de la pragmatique ainsi définie – qui en fait se recoupe avec ce qu’il est nécessaire de faire pour analyser sémiologiquement le fait musical concerné, contournerait une prétendue « essentialisation des processus génétiques et des faits perceptifs », comme dit Joos, sous le prétexte – je vais y revenir dans un instant – que « le compositeur est le premier auditeur de sa musique ». En réalité, si la dissociation entre niveau immanent, poïétique et esthésique est nécessaire, c’est parce que, dans la musique occidentale, la partition et les réseaux d’interprétants sont des faits et des formes symboliques de natures différentes. On ne saurait appliquer la trichotomie de Morris, dans laquelle l’interprétant pragmatique est partagé par tout le monde, à la complexité des processus sémiotiques de la musique (ou de tout autre forme symbolique, d’ailleurs).
Il y a de nombreux points avec lesquels je suis d’accord dans la contribution de Joos, et certaines de ses formulations me vont droit au cœur ; je salue son excellente connaissance de l’histoire de l’analyse musicale, qu’on souhaiterait aussi répandue chez d’autres musicologues ; et je suis particulièrement intéressé par ses stimulantes propositions originales sur l’analyse musicale. Mais dans le contexte d’une lecture critique de son travail sur mes écrits, je ne peux accepter l’idée d’une essentialisation des processus génétiques et des faits perceptifs lorsque je crois démontrer qu’il y a discrépance entre poïétique et esthésique. Ma réaction à ses propos me donne l’occasion de préciser comment opère la tripartition pour chacune des formes symboliques impliquées dans le fait musical total.
Sémiologie des analyses de compositeurs : les erreurs de Lacôte
En effet, c’est l’une des erreurs de compréhension de la tripartition – et Joos n’est pas le seul à la commettre – que de situer du côté de l’esthésique ce que Varèse appelait « l’oreille intérieure » du compositeur, parce qu’il serait « le premier auditeur de son œuvre » [39]. Bien au contraire, sa perception de son œuvre propre est une des composantes de sa démarche poïétique. En même temps, les « analyses de compositeurs » témoignent de la manière dont les compositeurs perçoivent les œuvres appartenant à leur passé [40] et « elles sont, pour le musicologue, un témoignage sur la perception intéressée des œuvres par les créateurs d’aujourd’hui, donc un document pour l’étude de la perception musicale » [41]. De ce fait, le musicologue est nécessairement tourné vers le passé alors que le compositeur est préoccupé de l’avenir [42].
Ces affirmations ont eu le don de déclencher l’ire de Thomas Lacôte, en particulier parce que j’ai parlé à propos du travail du compositeur contemporain confronté aux styles et aux pratiques de ses prédécesseurs, d’ « alchimie aberrante et merveilleuse » [43]. Il y a plusieurs choses que Lacôte n’a pas saisies, faute d’avoir replacé mes propos dans leurs contextes.
Mes observations sur les analyses de compositeurs figurent dans un chapitre de Musicologie générale et sémiologie consacré à la caractérisation des différents types de « discours du musicien », aux côtés du « discours du producteur de musique » auquel l’ethnomusicologie s’est intéressée. Son objectif est de préciser leur statut par rapport aux instances de la tripartition telles qu’elles sont synthétisées dans les schémas auxquels j’ai renvoyé ci-dessus. Dans cette perspective, la perception du compositeur dont témoignent les analyses de compositeurs fait partie du processus poïétique, car l’acte de composition comprend, dans la musique occidentale bien sûr, des allers-retours entre l’inscription de ses idées musicales dans la partition et la confrontation de ce qu’il note avec ce qu’il entend intérieurement. De plus, et c’est capital, tout compositeur élabore son propre style et ses propres techniques d’écriture à partir de la perception et de la compréhension qu’il se fait des œuvres de ses prédécesseurs, et cela, je le dis très clairement à deux reprises : avec ses analyses de l’œuvre des autres, « le compositeur nous renseigne sur les sources d’une certaine inspiration » [44]. N’ai-je pas écrit aussi, en prenant comme exemple un propos de Webern sur la Renaissance et L’Art de la fugue, que, ce faisant, « [il] nous fournit un témoignage factuel sur sa perception de la musique du passé et à ce titre, nous fournit une information capitale sur la poïétique de Webern » [45] ? Aussi, lorsque Lacôte m’oppose que, contrairement à ce que j’ai affirmé, « l’analyse de compositeur n’est pas qu’un “document pour l’étude de la perception musicale”. Elle est avant tout un outil essentiel de la création, et partant pour la connaissance que l’on peut en avoir », j’en reste pantois.
C’est de cette « dialectique entre perception et création » que rend le schéma de MGS (p. 184) qui adopte la nécessaire perspective diachronique [46]. Sans toutefois commenter ce schéma, Lacôte, dans sa note 53, prend acte de ma position, mais c’est pour affirmer que ce passage oblige à considérer le chapitre sur l’analyse de compositeurs [47] comme incomplet, ce qui n’est pas une manière adéquate de le discuter. Je dirais plutôt que Lacôte n’a pas su le lire en fonction du passage et du schéma des pages 183-184 que je viens de citer et dont, pourtant, il a eu connaissance. Difficile, avec un peu de bonne foi, de qualifier d’« impensé » la catégorie des analyses de compositeurs… Mais ce n’est pas chez lui la seule faiblesse de lecture. En effet, il m’a reproché de dénoncer la subjectivité des « analyses de compositeurs ». Or, commentant le célèbre passage de Schönberg sur ce que Mozart lui a appris, il écrit que son analyse – qui a dit que son propos n’en était pas une ? –
propose […] ce qui peut être conservé pour une autre œuvre, un autre compositeur, un autre style. Un compositeur se distingue bien par des modèles qu’il se choisit […]¸ par ce qu’il en prend mais aussi ce qu’il en laisse. […] Le compositeur analyste, plus ou moins explicitement, montre ce qu’on peut retenir d’un modèle. (L’art du modèle est donc nécessairement un filtrage.)
Je suis pleinement d’accord. N’est-ce pas ce que j’ai dit et ce qu’illustre le schéma cité ci-dessus ?
Les classes d’analyse du Conservatoire de Paris
Il convient de replacer les réactions de Lacôte dans le contexte plus large, à la fois institutionnel, anthropologique et épistémologique, de la différence entre la culture des Conservatoires et celle des Universités. J’assume totalement le fait que, en tentant de caractériser le fonctionnement sémiologique des analyses de compositeurs, j’ai voulu les distinguer du style des compositeurs-analystes et mettre en relief l’attention aux méthodes, voire la revendication de scientificité, qui est, depuis la fin de l’après-guerre, l’apanage de la « music theory » anglosaxonne, et ultérieurement, celle de tous ceux qui ont voulu promouvoir l’analyse musicale comme discipline autonome, ce qui s’est traduit, en France, par la création de la revue Analyse musicale en 1985 et le premier congrès européen d’analyse musicale, à Colmar, en 1989. Comme l’a dit Boulez dans un autre contexte en une synthèse efficace, « les musicologues cherchent à trouver une certaine théorie du langage et un compositeur cherche un outil de travail pour sa composition » [48].
Je suis conforté dans la caractérisation sémiologique présentée plus haut par les propos de Betsy Jolas, qui a enseigné la composition et l’analyse au Conservatoire de Paris à partir de 1971, et qui a le grand mérite d’avoir à plusieurs reprises précisé sa position quant aux rapports entre les deux disciplines. Elle se démarque clairement
des analystes musicaux dits “professionnels”, en particulier aux États-Unis […] Je ne prétends pas, moi, enseigner une théorie, mais transmettre mon oreille […]. L’idéal pour un jeune compositeur serait ainsi de recevoir l’oreille de plusieurs compositeurs et, à travers elles, de former la sienne [49].
Le compositeur qui enseigne l’analyse […] ne peut qu’enseigner selon SON oreille [50].
Les analyses de compositeurs ne seraient pas un témoignage de leur perception des œuvres qu’ils analysent ? Ou encore :
Je dois admettre que ma vision de l’œuvre à analyser est bien souvent liée à mes préoccupations du moment : j’ai toujours ainsi un feed-back de mon enseignement et cela est très égoïste [51].
Écouter une œuvre que je n’aime pas peut me permettre de voir comment et jusqu’où elle va dans l’erreur en ce qui me concerne [52].
Aurais-je vraiment eu tort d’écrire que la perception du compositeur-analyste est intéressée ?
L’analyse peut aider à la composition en permettant d’imaginer les différents parcours venus à l’esprit du compositeur et abandonnés par lui [53].
Les analyses de compositeur semblent bien fournir des indices quant à la poïétique des compositeurs étudiés. Ou encore : « [Il ne peut] y avoir analyse sans création [54]. » Aurais-je eu tort de considérer que, par ses analyses, le compositeur veut se situer dans une certaine filiation de l’histoire de la musique [55] ? Jolas, encore :
Avec le recul, je vois maintenant tout au long de [ces œuvres] que j’ai choisi d’analyser au cours des dernières vingt années, se dessiner le double chemin de mon histoire et de celle de la musique. […] C’est au long de ce chemin bien personnel que j’ai transmis à des générations d’étudiants, non pas “la” mais “une” culture d’où, j’espère, sortira la leur [56].
Jolas distingue donc clairement deux types d’analystes : ceux qui, compositeurs, chefs d’orchestre ou instrumentistes, pratiquent la musique, et ceux qui désirent appliquer à la musique les méthodes d’analyse propres à leurs différentes disciplines. (Elle cite la linguistique, les mathématiques, la psychoacoustique, la philosophie et la sociologie [57].) Mais elle a de la difficulté à admettre que le produit de ces fécondations par des méthodes autres, « doive s’adresser à des musiciens » et « leur soit nécessaire » [58]. J’ai suffisamment prêché pour la légitimité d’une approche autonome de l’analyse des œuvres pour ne pas endosser, en fait, cette hésitation : ce n’est pas pour rien si j’ai parlé de « la relation oblique entre le musicologue et le compositeur ». Il me paraît suffisant que les analyses des premiers soient mises à la disposition des seconds, et Jolas a bien compris l’intérêt de cette fréquentation :
Je chercherai à confronter plusieurs écoles d’analyse : Riemann, d’Indy, Messiaen dont on ne dira jamais assez l’importance en matière d’analyse, Schoenberg, Schenker. Etc. [On remarque qu’elle cite des « music-theorists ».] Il y a déjà bon nombre d’années que je pratique ainsi la technique de l’analyse multiple d’une même œuvre, telle que l’illustre aujourd’hui de façon très intéressante le dernier numéro de la revue Analyse musicale [59].
Le témoignage de Jolas que Jean Boivin a recueilli dans le contexte de son étude de « la classe de Messiaen » confirme tout cela, en des termes plus radicaux que dans les citations précédentes :
[L’enseignement de Messiaen] m’a fait réfléchir aux problèmes de l’analyse, d’autant plus que j’avais pu pratiquer l’analyse outre-mer. Aux États-Unis, l’analyse est considérée comme une science exacte. Chaque fois que je vais là-bas, je leur explique que nous avons en France une autre façon de travailler, que nous considérons que l’analyse doit être le fruit d’une expérience et que les personnes les mieux désignées pour enseigner l’analyse, et les seules, sont donc les compositeurs, à la rigueur les chefs d’orchestre, c’est-à-dire, ceux qui se sont posé des questions sur les œuvres. Ceux-là nous offrent une analyse subjective, et non une vérité. Mais à partir de cette vision subjective, on peut construire la nôtre. J’ai compris ça chez Messiaen [60].
La classe de Messiaen
Lacôte s’est montré particulièrement agacé de ce que j’aie parlé d’une « alchimie aberrante et merveilleuse » à propos du rôle que joue le processus de perception dans l’acte poïétique, mais en ne retenant que la première moitié de mon propos. « Nattiez enferme “l’analyse de compositeur” dans sa propre subjectivité : celle d’une “aberration” excusable produite par un artiste dont l’œil est irrémédiablement déformé par ses propres obsessions ». Or, Lacôte, dans un autre texte, ne risque pas à l’inverse de traquer cette subjectivité, puisqu’avec ses collègues, il se refuse fermement « à interpréter des emprunts de Messiaen comme des “erreurs de lecture” de Debussy » [60bis]. Mais surtout, un travail, monumental et admirable consacré par les mêmes auteurs aux emprunts de Messiaen [60ter] démontre ad nauseam que les innombrables œuvres et compositeurs qui faisaient l’objet des analyses de sa classe du Conservatoire avaient pour but de faire allusion au cheminement de ses processus de composition : « Fruit d’un choix puis d’opérations précompositionnelles, l’enchaînement emprunté devient après dérivation une brique de matériau prêt-à-composer, ou une “formule” que le compositeur peut inclure dans une œuvre, à la faveur d’un éventuel travail final d’ajustement. » (p. 82). « Le prélèvement de l’emprunt répond au choix du créateur. Messiaen puise dans un répertoire que l’on peut cartographier, très majoritairement dans le corpus des œuvres qu’il aime et admire, celui dont il a parlé, qu’il a analysé [c’est moi qui souligne] pendant sa carrière au Conservatoire. » (ibid.) « La collecte est intrinsèquement liée à la pratique analytique, elle est le fruit d’un travail avec la partition, d’un prélèvement textuel précis. » (p. 122) « L’emprunt est en effet, le plus souvent, l’une des manifestations d’une relation plus large à l’œuvre qui s’incarne chez Messiaen dans d’autres contextes que la composition. Le premier d’entre eux est bien sûr la pédagogie sous toutes ses formes, que ce soit l’enseignement de l’harmonie au Conservatoire de Paris (1941-1947) et les classes suivantes dont le contenu fut plus homogène autour d’une pratique analytique (1947-1978). » (p. 123). Il s’agissait pour lui de « glaner des merveilles à faire siennes » (p. 124). « À l’instar de ce que l’on observe dans ses écrits publiés, l’analyse n’a pas pour but l’exhaustivité. Messiaen propose une lecture pointilliste et fragmentaire, une pléiade d’observations qui gravitent autour de moments-clefs. […] La lecture analytique de Messiaen […] permet un regard d’une précision inédite sur ce que Messiaen trouve “pour lui” dans Pelléas. » (p. 131) On ne peut être plus clair.
En décrivant la spécificité du fonctionnement sémiologique du travail poïétique comme je l’ai fait, je n’ai pas fait autre chose que de devancer, en termes théoriques, les témoignages directs des élèves de Messiaen, et non des moindres, à propos de son enseignement. On les trouve dans l’ouvrage fondamental de Jean Boivin, La Classe de Messiaen, paru en 1995 après la parution d’Analyse musicale et sémiologie en 1987. Il les a recueillis auprès de vingt-quatre de ses anciens élèves [61]. Je vais en donner quelques échantillons qui viennent contredire le procès que me fait Lacôte.
À propos des couleurs
François-Bernard Mâche : « Messiaen, en sa qualité de compositeur avait tendance à projeter ses propres obsessions sur les œuvres qu’il analysait [62]. » C’est ainsi qu’il décrivait les accords « davantage pour leur couleur que pour leur fonction tonale » [63]. Et l’on sait que l’attention à la couleur sonore était une de ses préoccupations essentielles, en raison de sa capacité neurobiologique, la synesthésie, « qui lui faisait voir des couleurs dès qu’il entendait des sons », suite aux privations subies durant sa captivité en Allemagne [64]. Alain Louvier : « Des couleurs ! Il en parlait tout le temps [65]. » Ce n’est pas pour rien que le mot figure dans le titre de son Traité [66], mais aussi, comme le relève Boivin dans l’exergue de ses Trois petites Liturgies de la Présence Divine [67]. Et c’est par rapport aux couleurs qu’il classait les différents types de musiques : le gris pour la musique des trois Viennois, les combinaisons de couleurs chez Mozart (il a souvent relevé l’orchestration spécifique qui accompagne l’arrivée du Commandeur à la fin de Don Giovanni). Sont également colorées les musiques de Moussorgski, Stravinsky, Monteverdi, Chopin, Wagner [68]. Il interpellait souvent ses élèves, espérant qu’ils entendaient comme lui, mais ils se montraient souvent sceptiques. L’un d’entre eux lui répondit avec humour qu’il était daltonien [69].
À propos du rythme
Françoise Gervais : « Messiaen disait “Le rythme d’abord”. [...] C’était le thème central [de la classe]. Nous faisions beaucoup d’analyse rythmique, mais d’une façon [qui lui était] très personnelle. Il tirait de tout ce qu’il apprenait de quoi alimenter sa vision à lui [70]. » Pour le rythme, constate encore André Prévost, « il avait sa manière à lui d’appliquer ses notions » [71]. Les sources des connaissances de Messiaen sur les rythmiques grecques et hindoues sont clairement identifiées [72]. De ces lectures, « Messiaen a en fait tiré la plupart des principes qui régiront son propre langage rythmique, notamment l’ajout du point, la valeur ajoutée, l’accroissement d’une valeur sur deux, l’augmentation inexacte, la préférence pour les nombres premiers, et surtout les rythmes non-rétrogradables » [73]. Or, certains de ses élèves ont eu de fortes réserves quant à sa compréhension de la rythmique grecque. Daniel Charles, qui avait fait des recherches en vue d’un doctorat d’État sur les rythmes grecs, avait constaté que ce que Messiaen en disait « n’avait aucun rapport avec la tragédie grecque et le grec » tel qu’il les connaissait [74], et François-Bernard Mâche, lui-même helléniste, avait constaté que ses idées sur la rythmique grecque reposaient sur des théories des années 1910-1930 complétement dépassées [75].
À propos des modes
Messiaen s’intéressait aux modes du plain-chant, aux ragas hindous et aux modes « étranges », considérés comme « défectifs », des Boliviens, des Arabes, des Tziganes dont il avait tiré ses propres modes « colorés » [76]. Mais ici, son attitude pédagogique est la même que pour les rythmes : à la classe d’analyse, constate Boivin suite à divers témoignages convergents, « les séances dévolues aux modes (incluant ceux dont il a lui-même théorisé la structure), jointes aux cours sur le rythme, seront généralement le préambule indispensable à l’analyse de l’une de ses propres œuvres » [77]. Il lui est arrivé de le reconnaître. Il considérait la musique japonaise comme statique, et il se définissait lui-même comme un musicien statique. « Ainsi s’explique sans doute mon attirance pour le Japon [78]. »
Dernière preuve de la subjectivité de Messiaen : l’inventaire des compositeurs dont il ne parlait pas. Il manifestait de sérieuses réserves vis-à-vis de Bach, Beethoven, Ravel, Bartók, Varèse…[79] On a pu parler, à propos de Schubert, Mendelssohn, Liszt et Brahms d’« oublis volontaires » [80] de sa part. Pour qu’il juge une musique valable et réussie, il fallait qu’elle soit rythmique ou colorée [81].
Ai-je eu tort de considérer que l’analyse de compositeurs était tournée vers l’avenir ? Alain Perrier : Messiaen « faisait ressortir ce qui peut être intéressant aujourd’hui dans cette musique. Il prélevait ce qui, pour un compositeur d’aujourd’hui, peut se révéler un enseignement [82] », « ce qui pouvait servir à un contemporain » [83], et il le faisait dans son style à lui, volontiers poétique, faisant un large usage de métaphores et d’analogies, ce qui fera même dire à Michel Fano : « Je considère qu’on n’a jamais fait un véritable travail d’analyse avec Messiaen [84]. » Serge Gut : « Sa vision n’était pas objective, mais personnelle, avec ses propres problèmes de compositeur [85]. » Michael Levinas : « Aucun système ne régissait le cours. […] J’ai tout reçu sous forme de bribes. Sa démarche n’était pas du tout celle d’un scientifique ni d’un universitaire, mais plutôt celle d’un intuitif extrêmement érudit, ayant une technicité très secrète qu’il ne révélait pas [86]. »
Mais n’y avait-il rien de positif dans tout cela ? « Il était possible de déduire des propos de Messiaen des outils précieux pour un travail personnel de création [87] », ajoute Lévinas. Si Lacôte avait examiné mes propos avec davantage d’attention et de bienveillance, il aurait compris que c’est bien du point de vue des processus poïétiques que la perception intéressée du compositeur est considérée, et surtout, que j’y vois quelque chose de foncièrement positif. Le choix du mot « alchimie » était laudatif. Il désigne ici l’inventivité et l’originalité du compositeur qui, à partir d’un certain état des styles musicaux et des œuvres de ses prédécesseurs, et en fonction de sa lecture personnelle de théoriciens qui le précèdent, engendre de la nouveauté. Sinon, pourquoi aurais-je qualifié cette alchimie, trois mots plus loin, de « merveilleuse » ?
Ce que Boivin dénomme opportunément le « style analytique » de Messiaen [88] était celui d’un accoucheur d’esprits créateurs. « Un certain consensus émerge sur quelques points : analyse par flashs successifs, subjectivité affirmée, projections dans le temps, incitations à la réflexion [89. » À travers tous les témoignages convergents, on devine l’admiration, voire la dévotion, que sa virtuosité pédagogique provoquait chez ses élèves. Ses propos naviguaient au travers d’une immense culture, colorée d’élans philosophiques, mystiques, religieux. Il lui arrivait d’analyser sans partition les œuvres de Debussy qu’il connaissait par cœur : Pelléas et Mélisande, les Trois nocturnes et Ibéria. Il disposait d’une mémoire musicale phénoménale qui, à partir d’un exemple particulier, lui permettait d’improviser au clavier des séries de rapprochements, servi par une aisance pianistique qui faisait l’admiration de tous et qui explique que ses auditeurs aient conservé le souvenir sonore de ses analyses [90]. Marius Constant : « Il déviait constamment hors du sujet. Nous parlions de Pelléas et Mélisande de Debussy, et soudain la discussion bifurquait aussi bien vers Moussorgsky – ce qui est normal – que vers Monteverdi… Il faisait sans cesse des projections vers toutes les époques. » [91] Il pouvait passer de Rameau à Fauré et Mozart [92] et retrouver dans un passage de Mozart un procédé de Jolivet, comme le rapporte Michel Decoust [93], ou des objets sonores « schaefferiens » chez Beethoven [94] ou chez Berg dans la musique accompagnant le meurtre de Marie [95]. « Il établissait souvent des rapports très forts avec des musiques non européennes » rapporte encore Guy Reibel. « Pour nous montrer que l’on peut trouver, au-delà d’apparentes différences, des points communs, notamment au niveau de la durée, un des thèmes qui l’ont toujours passionné [96]. »
Messiaen mettait en évidence ce que l’ethnomusicologue appellerait aujourd’hui des universaux de la musique [97]. Je n’ai jamais assisté à une classe de Messiaen, mais j’ai vu, comme beaucoup, le précieux document filmé [98] présenté par Jean-Michel Bardez lors du Congrès européen d’analyse musicale en 1989 à Colmar. Il suffit pour comprendre le charisme qui émanait de sa personne. Jean Boivin en a publié la transcription du passage le plus significatif portant sur le Prélude de Pelléas [99]. Aux compositeurs cités par Constant, on peut ajouter : Ravel, Stravinski, Mozart, Wagner. C’est sans doute dans la pratique constante de la comparaison qu’il était le plus original.
Des nombreux témoignages sur l’analyse d’œuvres particulières que Boivin reproduit longuement dans son livre [100], les traits du style analytique de Messiaen émergent : analyse non de la première à la dernière mesure, mais de passages très particuliers jugés significatifs, d’un point de vue pro domo ou parce qu’il en déduisait « l’essence » de l’œuvre au complet :
[Le Prélude de Pelléas] est extraordinaire, dit Messiaen. Cette première page résume, on peut dire, toute la pièce, et elle résume, on peut dire aussi, tout l’art de Debussy [101].
Dans ce passage, vous avez tout d’abord Maeterlinck, vous avez aussi tout Debussy et vous avez aussi tout Pelléas [102].
La considération d’un seul accord de Wozzeck lui donnait l’occasion d’un survol historique de l’évolution de toute l’harmonie tonale [103]. À propos de Wagner, selon Karel Goeyvaerts, il avait tendance à ne considérer que certains détails – « trois mesures et puis c’était tout » [104]. Comme en témoigne Jean-Michel Bardez, ancien élève de Messiaen, à propos du témoignage apporté par Boivin, « Le compositeur entend chez les autres les prémices de ce qui le motive. […] La lecture du compositeur est sans doute a priori avivée par une attention plus soutenue, mais aussi orientée par ses propres pôles d’intérêt ou fixations » [104bis]. Oui, Messiaen pratiquait abondamment le « pigisme » [105], et ce n’était pas sans efficacité ni valeur pédagogique. Du reste, Messiaen se situait, peut-être sans le savoir, dans une tradition d’exégèse bien implantée dans la culture française, celle de l’« explication de textes », pratiquée dans toutes les classes de français et de littérature [106]. Et il n’était pas le seul. « Mon approche, écrit sa disciple Betsy Jolas, consiste, dans tous les cas, à rattacher l’œuvre étudiée à un corpus de même nature que j’inscris dans un contexte historique et esthétique [107]. » Et de fournir des exemples empruntés à la période classique, à Brahms et à Debussy [108] : ils apportent la preuve que son exégèse des œuvres repose non sur une mise en série systématique et explicite des œuvres comme le prône la sémiologie musicale, mais sur la considération de vastes corpus qui éclairent la signification des œuvres dans leur époque, comme le fait la meilleure critique littéraire.
Analyses musicales et épistémologie
Si j’ai qualifié la pratique des compositeurs-analystes non seulement d’« alchimie merveilleuse », mais aussi d’« alchimie aberrante », c’est parce que je crois qu’il est possible de confronter ce que le compositeur relève dans les œuvres de ses prédécesseurs à un discours dont la validité peut être établie, et c’est précisément ce que Lacôte récuse en tentant de démontrer que mon approche n’a rien de « scientifique ». À ce titre, on peut considérer, effectivement, que les méthodes d’analyse dont je me suis fait le défenseur visent à une forme d’« autonomisation à l’égard de la création et de ses aléas pour s’orienter vers un savoir méthodologiquement et scientifiquement fondé ». Aussi bien dans Musicologie générale et sémiologie que dans Analyses et interprétations musicales, j’ai systématiquement présenté les méthodes qui permettent de mettre en rapport le texte de l’œuvre avec les stratégies poïétiques qui lui ont donné naissance sur la base de méthodes explicitement définies. Avec les outils de ce que j’appelle la poïétique externe, l’étude des esquisses, les propos du compositeur et la confrontation avec les œuvres et les styles de ses prédécesseurs selon le principe de l’individualisme méthodologique. Avec les outils de ce que j’appelle la poïétique inductive : le jeu des récurrences et des transformations qui permettent de remonter du niveau immanent aux stratégies compositionnelles. Dans tous les cas est à l’œuvre le principe de « mise en série » qui est certainement autre chose qu’une « injonction de Molino », mais bien un principe fondateur de l’interprétation dans les sciences humaines [109], et que l’on rencontre dans des disciplines aussi diverses que la philologie, l’histoire sérielle, l’archéologie [110] et l’exégèse littéraire. La rigueur des méthodes est garante de la validité des discours élaborés en se fondant sur la mise en évidence de ce que j’aime appeler les « vérités locales ». Et c’est bien parce qu’il y a la possibilité de les établir que Boulez, rapporté par Lacôte mais sans davantage d’élaboration, a pu dire à propos d’un compositeur en position d’analyste : « Je voudrais qu’en tant que compositeur, il voie quelque chose dans cette musique, même si c’est faux par rapport à l’original » [111]. Si on peut considérer qu’une analyse de compositeur est fausse, cela implique a contrario qu’il y a la possibilité de tenir un discours vrai sur la poïétique des compositeurs du passé. De plus, aucun des exemples que j’ai empruntés à Berg, Pousseur, Messiaen, Debussy, Boulez et Stockhausen, et dont Lacôte donne la liste, ne sont mis en question. Leur citation est seulement qualifiée de « rapide ». Leur commentaire par Lacôte l’est tout autant…
Un des mérites de tout ce débat, c’est qu’il conduit Lacôte à préciser ce qu’il entend par « analyses de compositeurs » : « Il pose un discours sur l’œuvre et, ainsi, pose un discours sur la composition. Il cherche à comprendre ce qu’est la composition face à une œuvre existante. Le compositeur est donc nécessairement face à des modèles. » Il convient d’être précis avec la terminologie. Lacôte s’est étonné que j’écrive que le travail du musicologue « ne fournira pas de modèles pour la composition, mais servira d’exemples au compositeur, ce qui est très différent. » Il aurait souhaité que je précise le sens que je donne à ces deux termes. Il me donne l’occasion de le faire maintenant.
Dans le contexte de l’article où il a emprunté cette citation, « modèle » n’a pas le sens que lui donne Lacôte dans le sien, où il est synonyme de ce que je désigne avec le mot « exemple ». Par « modèle », en effet, j’entends, comme le dit le petit Robert, « la représentation simplifiée d’un processus ou d’un système », ce que ne sont pas les exemples. Autrement dit, j’emploie le mot dans son sens épistémologique. Pourquoi ai-je fait cette distinction ? Précisément parce que je ne crois pas que la construction de modèles paradigmatiques ou de grammaires génératives doive être entreprise pour fournir un modèle au processus poïétique lui-même et en cela, effectivement, je me distingue de l’attitude des compositeurs-analystes. J’ai souhaité et je souhaite toujours que l’analyse ne tombe pas sous le coup de la critique de Rémy Campos présentée dans la journée d’études et à laquelle je souscris : à l’époque où une nouvelle forme d’analyse musicale « désintéressée » s’est développée avec comme objectif explicite de gagner une certaine autonomie, il fallait éviter qu’elle soit le lieu de « l’idiosyncrasie du créateur » et qu’elle serve à la « transmission d’atelier du maître à l’apprenti ». Mais, par contre, les travaux des musicologues, tout comme les œuvres des prédécesseurs du compositeur concerné, peuvent apporter des exemples qu’il pourra utiliser dans son écriture musicale. Le cas le plus remarquable en est sans doute l’inspiration que les admirables mises en paradigme des polyphonies de Centre-Afrique par Simha Arom ont apportée à Berio, Ligeti et Reich. Cela est différent des modèles – génératifs ou paradigmatiques, par exemple – que peut construire le musicologue en se fondant sur des stratégies explicites, et dont l’objectif est non de donner des idées aux compositeurs, mais de montrer, comme l’écrit Bent dans son célèbre article « Analysis » du New Grove, « how does it work » (Comment est-ce que ça fonctionne) [112] .
[Messiaen Grove?]
Lacôte a cru miner la rigueur méthodologique que je revendique pour les analyses fondées sur l’explicitation des démarches et la mise en série, en invoquant les précisions épistémologiques que je donne à propos de l’analyse musicale en général et des analyses et interprétations, aussi bien dans Musicologie générale et sémiologie que dans Analyses et interprétations de la musique. J’y ai souligné que, derrière toute analyse, le musicologue se fonde sur des « principes transcendants » ou « sous-jacents ». J’ai effectivement proposé cette formulation pour contrer l’idée erronée que « les analyses de niveau neutre » impliquaient « la neutralité de l’analyste ». Mais je l’ai fait aussi pour insister sur le fait que le discours du musicologue, y compris quand il procède à une analyse immanente, résulte d’une poïétique qui lui est propre. Et cette poïétique peut inclure aussi bien certaines conceptions esthétiques, l’idée que le musicologue se fait du fonctionnement de la composition ou de la perception des œuvres, la confiance qu’il met dans un certain modèle pour rendre compte d’un certain type d’œuvres et de styles. On peut ne pas être d’accord, comme Lacôte ne s’en prive pas, avec l’analyse des principes qui sous-tendent l’analyse du prélude de Pelléas par Leibowitz, mais cela ne signifie pas l’inexistence de principes sous-jacents. Lorsque Lacôte affirme qu’il convient de s’interroger « sur les conceptions de la composition que véhiculent implicitement les modèles et outils analytiques », n’est-ce pas ce que je fais lorsque je souligne que le modèle paradigmatique de Ruwet repose sur la présence universelle de la dialectique de la répétition et de la transformation dans les musique du monde et de toutes les époques, ou que le modèle linéaire de Meyer prend en charge les processus implicatifs que l’on observe dans les musiques tonales ? Lacôte est gêné par le qualificatif de « transcendants » donné aux principes sous-jacents. Il me fait un faux procès, faute de m’avoir lu attentivement. Lorsque j’introduis cette expression dans Musicologie générale et sémiologie, je la glose en précisant : « Il s’agit de prendre conscience non seulement des types d’interprétants qui interviennent dans l’analyse du fait musical mais des raisons plus ou moins conscientes qui orientent cette opération [113]. » D’où la nécessité, affirmée par Nicolas Donin, reprise à son compte par Lacôte et avec laquelle je suis pleinement d’accord, d’« analyser l’analyse ». En entreprenant une « sémiologie de l’analyse musicale » dans le chapitre VII de Musicologie générale, et, en particulier, en me penchant sur la « poïétique de l’analyse », n’est-ce pas ce que j’ai cherché à faire [114]?
Dans cette démarche, le concept d’intrigue emprunté à l’historien Paul Veyne est fondamental :
Face à une analyse déjà existante ou dans une analyse à faire, ai-je écrit, il nous paraît essentiel de thématiser les critères analytiques utilisés, tant au niveau des principes généraux que des méthodes de détail. En soulignant les contradictions entre auteurs analysant une même œuvre, notre propos n’est pas de plaider pour la construction d’une analyse qui serait la seule vraie, mais au contraire de disposer d’éléments permettant d’expliquer le pourquoi des divergences [115].
D’où la position que j’ai adoptée à la fin de mon étude à propos des diverses approches possibles du solo de cor anglais de Tristan. Le fait que je souligne le caractère fragmentaire de toute analyse ou de toute interprétation et que l’on ne parvienne à établir que des « éclats de vérité » ne signifie absolument pas, comme il le paraphrase en employant mes termes ou ceux de Boulez, que je propose, moi aussi, des « intrigues plus ou moins aberrantes, des analyses plus ou moins fausses par rapport à l’original ». La stratégie de Lacôte consiste à tenter de me retourner les termes que j’ai moi-même appliqués aux analyses de compositeurs. C’est sans doute de bonne guerre, mais notre collègue démontre ainsi qu’il connaît mal les principes de base de l’épistémologie moderne. L’objectif du travail scientifique n’est pas de mettre le doigt sur LA vérité, mais selon l’exigence de Karl Popper, aujourd’hui reconnue, de formuler le discours scientifique dans des termes tels que l’on puisse le soumettre à réfutation, que l’on puisse le falsifier [116].
Dans Analyses et interprétations de la musique, je commence par analyser les structures immanentes du solo de Wagner afin que l’on sache de manière claire par rapport à quels aspects de « la musique elle-même », comme le dit judicieusement F. Picard, je propose ensuite d’en donner une interprétation poïétique fondée sur les esquisses et de les relier à la lecture de Schopenhauer par Wagner au moment où il a écrit le solo de cor anglais. En procédant ainsi, je donne la possibilité à d’autres chercheurs de montrer où je peux m’être trompé dans mon raisonnement ou avoir laissé de côté des données qu’ils jugeraient fondamentales. Personne, jusqu’à présent, n’a entrepris de démontrer que l’intrigue à la base de mon raisonnement est aberrante et que cette analyse est fausse. Du reste, à aucun moment, Lacôte ne procède à la critique de tel ou tel passage particulier de mon livre. Cela dit, même en ayant démultiplié les points d’attaque pour rendre compte du fonctionnement du solo et l’interpréter de diverses manières, je n’ai pas prétendu dire « la » vérité de cette pièce, mais, selon une expression que j’ai introduite très tôt dans mon travail [117], tenté d’établir des vérités locales grâce aux principes méthodologiques que j’ai rappelés ci-dessus.
Dans cette perspective, peut-on considérer que les analyses de Messiaen nous donnent accès à des éléments d’analyse dont on pourrait entreprendre la réfutation ? Si j’ai tenté d’« isoler, voire marginaliser une pratique dont on a prétendu se détacher et créer une frontière dont [il a] prouvé [?] qu’elle était inconsistante », encore faudrait-il que les analyses de compositeurs obéissent aux exigences épistémologiques les mieux établies. Or, à propos de Messiaen, Lacôte me fournit des arguments. Il se montre lui-même remarquablement et positivement prudent quant à la possibilité même de comprendre le discours sur l’œuvre et la composition à travers les seules traces qui restent de l’enseignement analytique de Messiaen compositeur. « L’analyse du Conservatoire » reste « enfermée dans l’oralité des quatre murs d’une salle de classe ». Une remarque capitale et fondamentalement juste qui ne peut que stimuler la réflexion d’un anthropologue ou d’un ethnomusicologue habitué à réfléchir, dans une société donnée, sur la place respective de l’oral et de l’écrit. La reconnaissance du caractère oral de ce type d’enseignement s’accompagne d’une observation de Lacôte sur la transmission de ce contenu oral : « Une des difficultés principales pour l’approche [de Messiaen] tient donc à sa volatilité : même les analyses contenues dans les volumineux tomes du Traité de Messiaen ne peuvent à cet égard être considérée que comme des traces à manier avec la plus grande prudence. » On a ici les prémisses d’une ethnographie et d’une philologie critique de l’analyse de compositeurs, et j’ajouterai, de tout producteur de discours sur la musique. « De Messiaen à Levinas, les implications créatrices du discours analytique sont pourtant restées majoritairement implicites, au point de rendre souvent leur discours énigmatique ou mal compris. » On ne peut mieux dire que le discours des compositeurs-analystes n’est pas falsifiable. Si tel est le cas, la critique que je faisais de l’absence de méthodologie rigoureuse dans les analyses de compositeurs était-elle aussi « aberrante » que Lacôte le disait ? Elle tient en grande partie au caractère oral de ce discours. Lacôte ajoute en note qu’il faudrait, pour bien étudier le Traité, se reporter aux notes des professeurs et des élèves, et les « enregistrements que ces derniers n’ont pas manqué d’effectuer plus ou moins en cachette depuis déjà plusieurs décennies ». En compilant et comparant les notes des étudiants, Boivin avait reconstitué l’analyse du Sacre du printemps mais sa veuve, Yvonne Loriod, n’en a pas autorisé la publication : à l’époque où cela lui a été demandé (avant 1992), elle avait entrepris l’établissement du texte du Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, paru en 2001, à partir des notes de Messiaen et de ce qu’il avait inscrit sur ses partitions ; ces traces de la pensée du Maître avait pour elle valeur absolue. Mais, à l’exemple de l’édition critique du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure [118], ce sont les notes des étudiants qu’il faudrait aujourd’hui confronter avec l’édition critique du Traité, d’autant plus que d’une année à l’autre, comme le relève Adrienne Clostre à propos du Sacre, « il ajoutait toujours des choses, il ne présentait pas [cette œuvre] de la même façon » (p. 283).
Vertus de l’analyse paradigmatique
Si j’ai pris le temps de répondre aux commentaires de Lacôte, c’est parce que je crois important de retenir qu’il ne faut pas confondre, sémiologiquement, les processus compositionnels avec la trace matérielle qui en résulte, trace qui est également très différente des processus esthésiques par lesquels l’interprète et l’auditeur prennent en charge l’œuvre terminée. Cette dernière observation conduit évidemment à se demander comment relier l’analyse immanente de l’œuvre avec les conduites poïétiques et esthésiques.
Pour ce qui est de l’analyse immanente proprement dite, la présente livraison a le grand mérite de donner de bons exemples de sa version paradigmatique. D’abord, avec le résumé qu’Abromont donne de ses principes méthodologiques. Ensuite, avec la contribution rigoureuse d’Annabelle Carré, où ils sont appliqués à la texture polyphonique d’un quatuor à cordes de Stravinsky. Il m’est nécessaire de souligner ici que, bien sûr, l’analyse paradigmatique n’est pas le seul modèle utilisable pour mener à bien une analyse immanente. Mais il n’est pas pertinent, comme le fait Lacôte, de me reprocher de ne pas avoir inclus dans Analyses et interprétations musicales une présentation des modèles de Réti et de la Set-Theory de Forte. D’abord, parce que l’objectif de ce livre est de rendre compte des différents modèles applicables au seul solo de cor anglais de Tristan [119]. Je ne vois pas comment il serait possible d’appliquer au solo les principes de la Set-Theory, conçue pour l’analyse des musiques atonales [120]. Certes, j’aurais pu proposer une « analyse à la Réti » du solo en m’inspirant de The Thematic Process in Music [121]. Si je ne l’ai pas fait, c’est parce que j’ai démontré ailleurs que nous étions en présence de ce qu’Abromont appelle, je vais y revenir dans un instant, une « proto-paradigmatique » : son approche exhibe ce qu’il appelle significativement des « cellules génératrices » (the generative cells) à la base des stratégies poïétiques des thèmes analysés par Réti, comme le montre la présentation paradigmatique de son analyse du thème de la Quarantième symphonie de Mozart [122]. Or cette « remontée » de l’analyse paradigmatique immanente au poïétique, je l’ai abordée dans la section « Poïétique » de mon analyse du solo [123]. Je concèderai seulement que, pour être plus complet, j’aurais dû indiquer à ce moment qu’une analyse à la Réti serait parvenue aux mêmes résultats que ceux fournis par la paradigmatisation des petits motifs de l’exemple 43, mais sans mettre en évidence toutes les relations déclenchées par les « cellules génératrices ». De façon générale, j’ai clairement indiqué au début de mon livre que « je n’ai aucune prétention d’épuiser tout ce que l’on peut découvrir dans les quarante-deux mesures du solo » [124]. Pour la même raison, je n’ai pas fait non plus une « analyse à la Schenker », mais seulement évoqué ce que Schenker a dit du solo avant qu’il ne développe sa fameuse méthode, ce qui a laissé la voie libre à un spécialiste de Schenker comme Nicolas Meeùs d’élaborer sa propre analyse schenkérienne du solo [125]. Bien évidemment, l’examen des modèles de Réti, Schenker et Forte figure dans mon Traité de musicologie générale à venir, ce qui n’était pas possible dans le cadre de mon étude systématique du seul solo de Wagner.
Les textes d’Abromont et de Carré sur le modèle paradigmatique démontrent que la méthodologie explicite qu’il met en œuvre peut être « cohérente en matière de segmentation » et tout sauf arbitraire, contrairement à ce qu’affirme Joos [126], sans d’ailleurs en donner beaucoup de preuves. C’est sans doute la raison pour laquelle, comme l’écrit Abromont, le modèle paradigmatique « fait partie de l’arsenal de base de tout analyste musical ». À preuve, la place qui lui est faite dans les ouvrages de synthèse sur l’analyse musicale parus dans les années 1980 [127]. Mais au-delà de l’excellence de ses observations, je retiens comme une nouveauté ce qu’apporte, dans son article, la mise en évidence d’une « proto-paradigmatique » dans l’histoire du discours sur la musique, qu’il s’agisse du Canon de Valentini, du Würfelspiel de Mozart, des observations de Reicha et de d’Indy, ou d’exemples tirés de la tradition orale.
Plusieurs conclusions s’imposent. Tout d’abord, si Abromont peut écrire que le texte de Ruwet de 1966 est « l’article authentiquement fondateur » de la méthode paradigmatique, c’est parce qu’on y trouve, tout comme dans les miennes, « la volonté d’expliciter l’ensemble des étapes constitutives d’une démarche analytique ». La réécriture en colonne est sans doute un critère du paradigmatique, mais il faut absolument lui ajouter celui de l’explicitation, qui permet de distinguer entre le proto-paradigmatique et le paradigmatique proprement dit, et lui ajouter l’exigence de « mise en série », une notion qui m’est effectivement chère, et que je dois à Molino [128] : elle va, selon le point de vue, de tel ou tel paramètre, de la première à la dernière note dans le cas de l’analyse d’une œuvre isolée, ou en la comparant à d’autres œuvres, d’autres styles et d’autres données [129].
Mais pourquoi les exemples d’approches proto-paradigmatiques sont-ils riches d’enseignement ? Parce qu’ils mettent en évidence un aspect qu’il me semble nécessaire de souligner. Si, d’instinct, on fait appel à une méthode d’esprit paradigmatique, c’est parce que le paradigme repose sur une dimension universelle de la musique : la dialectique du répété et du non-répété. C’est pourquoi, surtout lorsqu’elle est utilisée dans une perspective d’explicitation, « elle a contribué à éclairer des aspects essentiels et fondamentaux d’un corpus important de musique, qu’elles soient monodiques ou harmoniques, européennes ou extra-européennes, anciennes ou contemporaines [130]. » Et l’analyse de Carré démontre qu’il lui est possible de prendre en charge, sinon la totalité, du moins des aspects importants de la dimension polyphonique d’une œuvre.
Cette universalité-là ne signifie pas qu’une analyse paradigmatique dise tout à propos d’une œuvre musicale. En fait, comme j’y ai insisté à l’occasion de l’analyse du thème de la Quarantième symphonie de Mozart, l’approche d’une œuvre tend vers l’exhaustivité seulement si elle se fonde sur la paradigmatisation d’une pluralité d’aspects particuliers de la musique et se présente sous la forme de lignes superposées d’analyse [131]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est toujours possible, comme Joos le fait légitimement à propos de mon analyse du début du Sacre du printemps, d’attirer l’attention sur des propriétés de l’œuvre que j’ai laissées de côté, ou de proposer de compléter mon analyse de Syrinx par l’introduction d’un point de vue nouveau (une organicité fondée sur des métaboles scalaires dans ce cas). L’analyse paradigmatique peut d’ailleurs être combinée avec l’utilisation d’autres modèles, comme je l’ai fait en lui adjoignant le modèle linéaire de Leonard Meyer pour aborder le solo de cor anglais de Tristan [132]. Lorsque Carré décrit l’attirance créée par un si vers le sol qui le suit, elle décrit « une logique implicative mise en lumière par la présentation paradigmatique » qui pourrait donner lieu à l’introduction de schémas à la Meyer.
L’analyse musicale, comme celle de Freud, est interminable, et il n’y a pas d’analyse – même sémiologique ! – qui mette fin à la collection de toutes les analyses possibles ! J’ai insisté sur ce point dès l’introduction de mon étude du solo de Wagner [133]. Et cela est vrai aussi du choix de telle ou telle intrigue d’interprétation historique. J’aurais dû provoquer un article sur la persistance de la tonalité au XXe (et au XXIe) siècle. De ce qui est écrit dans le présent dossier, je retiens tout particulièrement, parmi d’autres, une perspective dont, à bon droit, Menger regrette l’absence dans mon Wagner antisémite : l’étude diachronique des réactions en Allemagne et en Europe aux prises de positions antisémites de Wagner. « Le sociologue voudrait connaître l’évolution du réseau des alliances et des oppositions dont Wagner est le centre, et ce, à son époque même. » De plus, Menger a su tirer de mes analyses des caractérisations psychologiques du comportement de Wagner que je n’avais pas définies aussi précisément : son hypertrophie du moi, sa persévérance, sa résilience, sa réflexivité, sa propension à la domination sur autrui, sa pratique des sincérités successives, sa capacité à rationaliser ses échecs. Sans parler des points avec lesquels Menger n’est pas d’accord. À côté de ma critique de la causalité transitive que je conteste et qui, selon certains, aurait fait de l’œuvre de Wagner la matrice directe et explicite de la Shoah, il croit nécessaire de plaider pour une « éthique de la responsabilité » : « L’argument de la causalité propulsive qui établit un lien direct entre Wagner, le nazisme et l’hitlérisme est directement alimenté par un lien de continuité directe et de gestion directe de l’héritage wagnérien par la lignée, selon des positions qui sont des amplifications des ambitions et des projets de Richard Wagner. » Je me réjouis de toutes ces observations et de toutes ces critiques, car ce sont elles qui permettent de progresser, non seulement dans mon propre cheminement, mais dans la connaissance des domaines et des problèmes que j’ai abordés.
Analyse immanente, poïétique et modèle élargi de la tripartition
Revenons aux problèmes de l’analyse paradigmatique. L’étude des approches proto-paradigmatiques fait la démonstration que l’esprit paradigmatique permet de rendre compte de conduites poïétiques. J’entends déjà certains de mes lecteurs ricaner et s’écrier : « Pour ce qui est d’une méthode d’analyse du niveau neutre, vous repasserez ! ». Pareille réaction serait illégitime. Elle oublierait que l’analyse immanente est un exercice propédeutique qui balaie le déroulement d’une œuvre de son début à sa fin de manière à ne rien laisser de côté d’un point de vue donné, mais ce décorticage structurel est un premier pas vers l’établissement de la pertinence poïétique et/ou esthésique des structures mises en évidence [134].
Qu’est-ce qui explique que l’approche paradigmatique puisse donner accès à certains aspects des conduites poïétiques ? Tout simplement le fait qu’elle repose sur la dialectique de la répétition et de la variation, et qu’il s’agit là de traits universels de l’invention et de la production musicales. Je pourrais ajouter d’autres preuves aux riches exemples « archéologiques » apportés par Abromont. Dans ses Models for Beginners in Composition, Schönberg fait se succéder, pour chacun des modèles mis en avant, divers exemples qui sont en relation de transformation [135]. Que la pensée paradigmatique soit consubstantielle à la pensée compositionnelle, on en a une preuve magnifique dans l’esquisse que Chopin a laissée de sa Berceuse : chacune des phrases répétées sur fond d’ostinato sont superposées verticalement et paradigmatiquement [136], ce qui a conduit l’auteur de son étude à y voir « l’indication claire, de la part de Chopin, de l’approche structuraliste du matériau de la pièce » [137]. À propos de l’analyse paradigmatique que j’ai publiée de la Pièce brève de la compositrice québécoise Isabelle Panneton [138], son auteure m’a dit son étonnement de retrouver, dans le détail des structures mises en évidence, la démarche poïétique qui avait été la sienne. Dans l’analyse que Carré nous propose ici d’une pièce pour quatuor à cordes de Stravinski, elle souligne le fait que l’analyse paradigmatique « met en évidence des procédés de composition ». Et dans un examen aussi élogieux que critique de la formidable contribution de Simha Arom à l’ethnomusicologie, j’ai aisément démontré que, même si Arom se croit seulement structuraliste, les modèles que son application rigoureuse de la méthode paradigmatique lui permet d’exhiber [139] nous conduisent de plain-pied du côté de la poïétique [140].
Si le passage de l’analyse paradigmatique à des considérations d’ordre poïétique est possible – mais ce « glissement » le serait également par rapport à l’esthésique – c’est parce que le modèle tripartite ne se résume pas à un seul schéma, mais parce que, comme Abromont l’a opportunément souligné, la paradigmatique peut être intégrée dans la tripartition, et parce que les liens entre l’analyse immanente, les processus poïétiques et les processus esthésiques peuvent être abordés dans le contexte des six situations analytiques que j’ai identifiées dans MGS (p. 176-179) :
- l’analyse immanente proprement dite ;
- l’analyse poïétique inductive – qui va du niveau immanent aux conduites créatrices ;
- l’analyse poïétique externe qui interprète le niveau immanent en projetant sur lui des informations ou des documents (comme les esquisses) qui nous renseignent sur le processus créateur ;
- l’analyse esthésique inductive – qui fait des hypothèses sur la perception de l’œuvre à partir de son approche immanente ;
- l’analyse esthésique externe qui met en rapport les réactions d’auditeurs avec la description immanente de l’œuvre ;
- l’analyse communicationnelle qui montre, paramètre par paramètre, comment poïétique et esthésique peuvent coïncider.
Et par rapport au modèle de ces six situations analytiques, il convient de spécifier qu’il permet d’englober non seulement les liens entre le niveau immanent et les deux autres pôles de la tripartition, mais, du point de vue des associations sémiologiques côté poïétique et côté esthésique, tout ce qui relève de la signification. Joos a pertinemment soulevé le problème du rapport entre les analyses structurales, et en particulier celles de Forte, avec l’herméneutique Dans la critique que j’ai faite du modèle de la Set-Theory, citée plus haut, ma préoccupation était seulement de questionner l’absence de critères explicites de segmentation des unités décrites par le métalangage de cette théorie. Cela ne signifie pas que les problèmes du lien entre système analytique et herméneutique me soient étrangers, bien au contraire. Je les ai abordés dans Analyses et interprétations de la musique : la dernière partie de ce livre est entièrement consacrée aux approches herméneutiques du solo de cor anglais, et j’en ai établi le lien avec les pôles poïétiques et esthésiques, élargissant le champ des phénomènes que la tripartition peut prendre en charge. Un tableau final résume le lien entre chacun des traits musicaux pris en charge par l’analyse immanente et les champs d’interprétation exégétique [141].
REMARQUES À VENIR SUR TIMOTHÉE PICARD (SERGE MARTIN, ET AR.)
Les six situations analytiques énumérées plus haut peuvent aussi bien servir de cadre à des entreprises analytiques empiriques, ou permettre de classer des analyses musicales déjà existantes par rapport aux trois dimensions du modèle sémiologique tripartite. J’ai proposé ce modèle en six points très tôt, mais apparemment personne, et pas seulement les collègues invités à commenter mes écrits au Conservatoire, n’a relevé cet aspect pourtant essentiel de mes propositions, y compris dans les ouvrages bien connus de mes lecteurs [142].
Il faut tirer de l’existence de ces six situations analytiques une conclusion importante si on ne veut pas laisser entendre, ce qui n’est assurément pas ma « posture », que chacun des modèles utilisés pour en traiter, pourrait en dire le dernier mot. Qu’il s’agisse, de manière générale, du choix de l’une de ces situations, des modèles particuliers utilisés pour en rendre compte, ou des paramètres retenus comme pertinents pour les illustrer, le travail du musicologue relève de ce que j’ai appelé plus haut l’« intrigue » à partir de laquelle il construit son analyse. « Devant la multiplicité des interprétants, [le musicologue] opère [leur] sélection en fonction de l’intrigue par laquelle il choisit de rendre compte de l’œuvre [143]. » J’ai tiré le concept d’intrigue à l’œuvre dans toute analyse musicale, de la conception épistémologique de l’histoire développée par Paul Veyne [144]. Mais je suis ensuite retourné à l’histoire elle-même lorsque je me suis préoccupé de définir ma propre conception de l’histoire de la musique. C’est elle qui est à l’œuvre dans Wagner antisémite [145], qui n’est pas un ouvrage d’analyse, mais une contribution à l’histoire de la musique à propos d’un problème particulièrement délicat, mais aussi dans ma conception à la base de « mon » Encyclopédie, comme l’a bien vu, entre autres choses, Claire Cabaret Bataille. Admettre la nécessité de construire différentes intrigues, ou reconnaître l’existence d’une pluralité d’intrigues dans les discours musicologiques, c’est se donner les moyens d’échapper à la « tentation du réductionnisme ». Du reste, je suis le premier à reconnaître que cette Encyclopédie est loin de traiter de tout ce qui relève du fait musical, et il me faudra bien un jour faire la liste de ce que je regrette de ne pas avoir provoqué dans cet ouvrage : l’iconographie de la musique, l’absence d’Henri Dutilleux, entre autres ; aujourd’hui, je souhaiterais un article sur la persistance de la tonalité au XXe siècle. Parce que tout discours historique particulier suppose le choix d’une intrigue spécifique, il faut dépasser les « postures historiographiques » traditionnelles : le biographisme, la définition rigide des périodes et des générations, et la cohérence artificielle qui leur est trop souvent attribuée. Ce qui ne signifie pas qu’il ne soit pas possible de mettre le doigt sur la vérité de certains faits particuliers ou de certaines interprétations historiques, mais au lieu d’être holistes comme dans les discours classiques de l’histoire, il s’agit de mettre en lumière ce que j’ai appelé les vérités locales.
Musiques et musicologies
En définitive, que l’on m’approuve ou que l’on me critique, la catégorie dominante de mon travail est le pluriel, symbolisé par le S inscrit au mot « musiques » dans le titre des cinq volumes de l’édition française de l’Encyclopédie. Pluralité qui se manifeste par tous les champs musicaux abordés dans cet ouvrage, mais qui est au cœur de la tripartition, des entreprises de comparaison d’analyses, des champs disciplinaires de la musicologie et des disciplines non musicologiques néanmoins convoquées pour rendre compte de « la » musique. Paradoxalement, c’est cette pluralité qui permet d’envisager la construction d’une musicologie générale susceptible de nous faire mieux comprendre le fonctionnement de la musique. Si j’ai tout fait pour effacer les frontières entre musicologie (de la musique occidentale) et ethnomusicologie, comme l’a bien vu Delétré, c’est parce que j’ai toujours considéré la construction de baronnies institutionnelles comme un désastre pour l’épistémologie et les méthodes de nos disciplines. Évidemment, il était indispensable de développer l’approche autonome de l’analyse musicale quand elle était écrasée par l’histoire ; il était nécessaire de créer l’ethnomusicologie pour que l’étude des musiques de tradition orale ne soit pas oubliée au profit de la seule musique occidentale, et il en va de même aujourd’hui avec le développement indispensable des recherches sur la musique pop ; il faut aujourd’hui étudier en profondeur les stratégies cognitives avec les outils de la neuro-psychologie si l’on veut comprendre le fonctionnement du cerveau musical. Mais nous sommes entrés dans une période de la musicologie où toutes ses disciplines particulières doivent être reliées entre elles pour mieux comprendre ce qu’est « la » musique, et je me réjouis que Delétré ait pu montrer que, pour cela, la sémiologie musicale avait joué une fonction unificatrice. Alors, sachant que le présent dossier sera lu par les étudiantes et les étudiants, il faut bien que je réponde à la question difficile qu’elle pose : « Pour un jeune chercheur, [Nattiez] est-il un exemple difficile à suivre ? » François Picard répond prudemment :
Oui et non. Parce que les jeunes ethnomusicologues ou les ethnomusicologues quand ils sont jeunes, ont souvent évité de choisir une musique contre les autres. Il y a quelquefois chez les jeunes musicologues plus de diversité que chez celui qui est professionnellement engagé dans une musique, dans son enseignement, sa défense ou son illustration. Il faut s’appuyer sur cette force-là pour “sauter comme un cabri” d’une musique à l’autre et changer de point de vue. Je crois que c’est accessible.
Delétré affirme que j’ai tout lu. C’est pour le moins exagéré ! Si je ne risquais de vexer les personnes concernées (ou témoigner d’un étrange masochisme !), je pourrais énumérer les noms de musicologues ou de philosophes cités par Delétré et Joos que je n’ai pas lus. Si je donne l’impression contraire, c’est parce que, lorsque je lis les uns et les autres, j’établis des liens entre les différents points de vue et informations glanés ici et là pour en faire une synthèse. François Picard a eu tout à fait raison de dire que, lorsque je suis allé chez les Inuit, j’avais déjà en tête ce que j’avais appris en lisant les autres ethnomusicologues. Du reste, comme je l’ai constaté plus d’une fois chez certains étudiants, on peut bien rester un an sur le terrain, cela ne sert pas à grand-chose si on ne sait pas poser les bonnes questions. Si j’ai fait des terrains relativement courts, c’est parce que je voulais éclairer à propos de la culture musicale d’une ethnie particulière des questions précises (le fonctionnement combinatoire du jeu de gorge des Inuit par exemple, ou la syntaxe propre à la danse mbaga des Baganda de l’Ouganda), et les intégrer dans la perspective comparative nécessairement commandée par le projet de musicologie générale. Il en va de même quand j’ajoute à la liste des populations extra-européennes que j’ai fréquentées, Mozart, Wagner, Brahms, Debussy, Varèse et Boulez. Si on y regarde de plus près, on constatera que, pour chacun de ces compositeurs, j’ai en définitive analysé en détail peu d’œuvres, et trois corpus de musique de tradition orale [146]. C’est parce que mon objectif était d’en utiliser l’analyse pour illustrer des problèmes bien plus vastes de la musicologie. À preuve, mon ouvrage sur le solo de cor anglais de Tristan, dont je m’amuse à dire que, avec 400 pages consacrées à l’étude de 42 mesures de musique, il mériterait d’être inscrit au livre Guinness des records pour l’ouvrage le plus long sur la pièce musicale la plus courte !
« Hornbostel, Schaeffner, Nattiez : y a-t-il possibilité de plus d’un musicologue universel par génération ? », demande Picard, s’appuyant sur un rapprochement qui m’émeut profondément. La liste pourrait être plus longue. Leonard Meyer a lu beaucoup d’ethnomusicologie même s’il a peu écrit à son sujet, sauf un important article sur les universaux. Comme le démontre l’article « Mode » du New Grove, Harold Powers était capable de comparer les structures scalaires de l’Europe médiévale avec celles des répertoires asiatiques et des ragas de l’Inde du Sud, mais c’était aussi un expert de l’opéra italien. Charles Rosen a publié des ouvrages fondamentaux sur les musiques classiques et romantiques, mais à 18 ans, il connaissait par cœur tout le répertoire de ces périodes et était capable de le restituer au piano. Et je renverrai au Singe musicien de Molino, plusieurs fois cité dans le présent article, que plusieurs s’ingénient à ne pas considérer comme un musicologue, mais dont les livres et articles témoignent de ses très vastes connaissances musicales et de l’étendue phénoménale, si on le lit bien, de ses connaissances en matière de théorie littéraire, de sciences humaines, d’épistémologie et de philosophie. Molino a la capacité de retenir par cœur tout ce qu’il lit depuis l’âge de cinq ans, et ce, dans une dizaine de langues. Je suis loin du compte. Mais ce que j’ai appris de lui et que je souhaiterais transmettre ici aux jeunes générations, comme j’ai tenté de le faire au cours de ma carrière auprès de mes étudiants et étudiantes de l’Université de Montréal, c’est qu’il est tout à fait possible de lire plus que ne semblent le faire les étudiants d’aujourd’hui si l’on est entraîné, ou si l’on s’entraîne soi-même, à développer un esprit de synthèse qui, face à la variété de ce qu’on lit, permet de ne pas se perdre dans les détails et de tirer de chaque ouvrage ou article consulté, des idées qui pourront être profitables pour la compréhension, l’interprétation et l’analyse du ou des corpus particuliers auxquels le temps nous contraint de restreindre notre énergie. Il faut aussi résister à la tentation d’accepter trop de propositions qui ne sont que des divertissements (du latin divertere, détourner). Et ici, je suis bien près à faire mon mea culpa. J’ai accepté trop de sollicitations d’articles et de conférences, sans doute parce que j’aime beaucoup voyager, parce que je suis plutôt extraverti et parce que je suis capable d’une énergie qui m’a parfois fait sous-estimer le temps nécessaire à la préparation et la rédaction de telle ou telle entreprise. J’ai accepté, dans mon Université, trop de comités et d’implications institutionnelles, mais je me félicite d’avoir toujours refusé d’être doyen de ma Faculté… Égoïsme vis-à-vis de mon milieu où j’ai été pourtant été très présent ? Il y a des tâches qui peuvent être faites par d’autres. L’élaboration d’un modèle de musicologie générale, avec ses applications, l’est sans doute moins.
En un mot, je crois qu’avec un sens rigoureux de la discipline, il est possible à de jeunes musicologues et ethnomusicologues de témoigner d’un large éventail de connaissances et de principes qui donneront à leurs études particulières une épaisseur que n’ont pas bien des entreprises monographiques. Et comme je suis un incurable optimiste quant à la force de l’exemple, positif et négatif, je suis confiant que celles et ceux qui me liront avec autant d’attention que de vigilance critique, sauront dépasser ce que j’ai tenté d’accomplir.
Pour citer cet article
NATTIEZ Jean-Jacques, « Lecture critique de mes lecteurs critiques », Actes du colloque Autour des écrits de Jean-Jacques Nattiez (Conservatoire de Paris, 12 novembre 2015), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/lecture-critique-de-mes-lecteurs-critiques
Notes
[1] Emmon Bach, « Linguistique structurelle et philosophie des sciences », dans Problèmes du langage, Paris, Gallimard, 1966, p. 117-136 ; ici, p. 136.
[2] Joos souligne que l’analyse musicale s’est imposée comme « discipline triomphante au moment du contact avec la linguistique » et cela, pas seulement à cause de mes Fondements de 1975. Le No. 5 de Musique en jeu avait montré la présence de cette rencontre dans le champ musicologique des pays de langue anglaise et il est certain que l’émergence du modèle schenkérien, aux États-Unis dans les années 1960, est dûe aux analogies qui ont été exhibées entre lui et le générativisme de Chomsky.
[3] Jean-Jacques Nattiez et al. (éd.), Musiques. Une Encyclopédie pour le XXIe siècle, Arles – Paris, Actes Sud /Cité de la musique, 5 vol., 2003-2007.
[4] J’ai souvent résumé cette théorie dans la plupart de mes travaux. Pour des présentations récentes, cf. Analyses et interprétations de la musique. La mélodie du berger dans le Tristan et Isolde de Richard Wagner , Paris, Vrin, 2013 (ci-après A.I.M.), p. 21 et 31-32 ; Wagner antisémite, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2015 (ci-après W.A.), p. 87-88. Mais on ne perdra rien à retourner à l’exposé fondateur qu’en a fait Jean Molino dans « Fait musical et sémiologie de la musique », Musique en jeu, n° 17, 1975, p. 37-62 ; repris dans Molino, Le Singe musicien, Arles-Paris, Actes Sud / INA, 2009, p. 73-188.
[5] C’est sous la forme d’une pyramide que j’ai représenté naguère la hiérarchie des différents niveaux de pertinence stylistique (F.S.M, p. 83).
[6] Nattiez, W. A.,, p. 80 et p. 157-160.
[7] A.I.M., p. 37-38.
[8] Alan P. Merriam, The Anthropology of Music, Northwestern University Press, 1964, p. 7. Les mots soulignés le sont par moi.
[9] John Blacking, How Musical is Man ?, Seattle University of Washington Press. Trad. française (Éric et Marika Blondel), Le Sens musical, Paris, Minuit, 1980, p. 82. Les mots soulignés le sont par moi.
[10] The Garland Encyclopedia of World Music, 10 vol. Ruth M. Stone (éd.), New York – Londres, Garland Publishing, 1998. À vérifier jusqu'au volume 10
[11] Nattiez, Musicologie générale et sémiologie, Paris, Christian Bourgois, 1987.
[12] A.I.M., 1ère partie, p. 41-143.
[13] A.I.M., 2ème partie, p. 147-220.
[14] A.I.M., 3ème partie, p. 221-290.
[15] A.I.M., 4ème partie, p. 291-375.
[16] Nattiez, « Situation de la sémiologie musicale », Musique en jeu, n° 5, 1971, p. 3-18.
[17] Lacôte donne à ce mot un sens péjoratif qu’il n’a pas chez François Picard dans son texte, in fine.
[18] Dans le cas des œuvres de la musique occidentale qui passent par l’existence d’une partition, évidemment. La place de l’exécutant des musiques de tradition orale suppose de réécrire autrement le schéma de la tripartition, comme je l’ai fait dans Musicologie générale et sémiologie, Paris, Christian Bourgois, 1987 (ci-après M.G.S. ), p. 101.
[19] Cf. M.G.S., p. 25-27. Je n’y reviendrai pas
[20] Ibid., p. 27-30.
[21] Sur cette distinction, cf. Jean Molino, « Musique et machine » (1989), repris dans Le Singe musicien, op. cit., p. 289-305. Je l’ai exploitée, entre autres travaux, dans mon étude de la danse mgaga que, dans son article, Delétré prend en exemple de mon approche ethnomusicologique.
[22] Nattiez, « Introduction à l’œuvre musicologique de Jean Molino », dans Molino, Le Singe musicien, op. cit., p. 13-69.
[23] Cf. Nattiez, Tétralogies (Wagner, Boulez, Chéreau), Paris, Christian Bourgois éditeur, 1983 ; « Mise en scène lyrique, interprétation et sémiologie », Prétentaine, n° 20-21, « Opéra, mise en scène et représentation théâtrale », 2007, p. 205-257 ; Fidélité et infidélité dans les mises en scène d’opéra, Paris, Vrin, 2019.
[24] Fred Lerdahl et Ray Jackendoff, A Generative Theory of Tonal Music, Cambridge – Londres, The MIT Press, 1983.
[25] Pages 97 à 121.
[26] Cf. dans M.G.S., les schémas des pages 170 et 183.
[27] Fidélité et infidélité dans les mises en scène d’opéra, op. cit., p. 62-64.
[28] Charles Morris, «Foundations of the Theory of Signs », International Encyclopedia of Unified Science, vol. I,. n°2, University of Chicago Press, 1938 ; repris dans Morris, Writings on the General Theory of Signs, T.A. Sebeok (ed.), La Haye - Paris, Mouton, 1971, p. 13-71. Trad. française partielle de Victor Guérette, François Latraverse et Jean-Pierre Paillet, « Fondements de la théorie des signes » dans Langages (Didier-Larousse), n° 35, sept. 1974, « Problèmes et méthodes de la sémiologie », Nattiez (éd.), p. 15-21. (Ci-après « Fondements… »)
[29] Nattiez, « Les fondements théoriques de la notion d’interprétant en sémiologie musicale », Journal canadien de recherche sémiotique, vol. VII, n° 2, hiver 1979-1980, p. 1-19 ; repris sous le titre « La notion d’interprétant chez Peirce, Morris et en sémiologie musicale » dans Nattiez, De la sémiologie à la musique, Montréal, Université du Québec à Montréal, Les Cahiers du département d’études littéraires n°10, 1988, p. 143-171.
[30] Charles Morris, « Fondements… », op. cit.., p. 15.
[31] Ibid., p. 15
[32] Ibid., p. 16.
[33] Ibid., p. 17.
[34] Ibid., p. 17.
[35] Ibid.
[36] Ibid.
[37] Umberto Eco, Le Signe, Bruxelles, Labor, 1988, p. 41.
[38] Morris, Foundations…, op. cit., p. 47.
[39] L’autre difficulté de compréhension est de savoir où situer par rapport au poïétique et à l’esthésique l’interprète (dans la musique occidentale).
[40] M.G.S., p. 228.
[41] Ibid., p. 229.
[42] Cf. Nattiez, « La relation oblique entre le musicologue et le compositeur », dans Tod Machover (éd.), Quoi ? Quand ? Comment ? La recherche musicale, Paris, Christian Bourgois et I.R.C.A.M., 1985, p. 121-134 ; tout particulièrement p. 130 et 132.
[43] Ibid.
[44] Ibid.
[45] M.G.S., p. 183.
[46] Nattiez, M.G.S., p. 184.
[47] Ibid., p. 227-230.
[48] Dans Jean Boivin, La Classe de Messiaen, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1995, p. 294. (Ci-après, C.M.)
[49] Betsy Jolas, Molto espressivo, Alban Ramaut (éd.), Paris, L’Itinéraire – L’Harmattan, 1999, p. 117-118.
[50] Ibid., p. 125.
[51] Ibid., p. 119.
[52] Ibid.
[53] Ibid., p. 121. C’est moi qui souligne.
[54] Ibid., p. 123.
[55] Nattiez, M.G.S., p. 229
[56] Jolas, Molto espressivo, op. cit., p. 124.
[57] Ibid., p. 130-131.
[58] Ibid., p. 31.
[59] Ibid., p. 127. Jolas renvoie ici au n° 16 de cette revue (juin 1989) qui avait regroupé les analyses de La Terrasse des audiences au clair de lune de Debussy présentées par Fred LerdJahl, André Riotte, Eugène Narmour, François Delalande, Gino Stefani. Jean Molino a agi comme répondant et je présidais la séance plénière où l’on a discuté les analyses qui avaient été publiées avant le congrès.
[60] Jolas, dans C.M., p. 184. C’est moi qui souligne.
[60bis] Yves Balmer, Thomas Lacôte et Christopher Brent Murray, « Messiaen the Borrower : Recomposing Debussy through the Deforming Prism », Journal of the American Musicological Society, vol. 69, No. 3, automne 2016, p. 699-791 ; ici p. 715
[60ter] Yves Balmer, Thomas Lacôte et Christopher Brent Murray, Le Modèle et l’invention. Messiaen et la technique de l’emprunt, Lyon, Symétrie, 2017
[61] Ibid., p. 181-214.
[62] C.M., p. 193.
[63] C.M., p. 194.
[64] C.M., p. 196.
[65] Ibid.
[66] Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (1949-1992), préface de Pierre Boulez, avant-propos d’Alain Louvier, Paris, Éditions musicales Alphonse Leduc, 7 vol., 1994-2002.
[67] C.M., p. 196.
[68] C.M., p. 196-7.
[69] C.M., p. 217.
[70] C.M., p. 198.
[71] C.M., p. 206.
[72] C.M., p. 200-201.
[73] C.M., p. 201.
[74] C.M., p. 204.
[75] C.M., p. 205.
[76] C.M., p. 210.
[77] C.M., p. 211.
[78] C.M., p. 344.
[79] C.M., p. 309.
[80] C.M., p. 272.
[81] C.M., p. 401.
[82] C.M., p. 183-4.
[83] C.M., p. 280.
[84] C.M., p. 188.
[85] C.M., p. 184.
[86] C.M., p. 170.
[87] Ibid.
[88] C’est le titre du chapitre IV de son livre.
[89] C.M., p. 188.
[90] C.M., p. 278.
[91] C.M., p. 185.
[92] C.M., p. 236.
[93] C.M., p. 185.
[94] C.M., p. 252.
[95] C.M., p. 319.
[96] C.M., p. 186.
[97] C.M., p. 402.
[98] Denise Tual et Michel Fano réalisateurs, Messiaen et les oiseaux, SOFRACIMA, Denise Tual et Fondation Royaumont, 1973.
[99] C.M., p. 214-223.
[100] C.M., p. 225- 345.
[101] C.M., p. 216.
[102] C.M., p. 222.
[103] C.M., p. 318.
[104] C.M., p. 265.
[104bis] vJ.B. Bardez, « La classe de Messiaen de Jean Boivin », Circuit, vol. IX, No. 1, 1998, p. 27-49, ici p. 37.
[105] Ce terme québécois a été emprunté au jeu de cartes par mon ancienne étudiante Elisabeth Bertrand pour caractériser la pratique analytique qui consiste à piocher ici et là des éléments considérés comme significatifs.
[106] Sur mes observations à ce sujet, cf. C.M., p. 403.
[107] Jolas, Molto espressivo, op. cit., p. 126.
[108] Ibid., p. 127.
[109] Cf. Molino, « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique [II]. Philosophiques, vol. XII, n° 1, automne 1985, p. 310. Cf. aussi Nattiez, Fidélité et infidélité dans les mises en scène d’opéra, op. cit., p. 66-69.
[110] Cf. Jean-Claude Gardin, « Analyse documentaire et analyse structurale en archéologie », Langages, n° 35, 1974, p. 82-86.
[111] Boulez, cité in M.G.S., p. 229. Souligné par moi.
[112] Bent, op. cit., p. 5 ; trad. française, p. 16.
[113] M.G.S., p. 215.
[114] Un de mes premiers étudiants en sémiologie musicale, Gilles Naud, a d’ailleurs présenté au premier congrès international de sémiotique (Milan, juin 1974) une étude intitulée « Pour une méthode d’analyse des analyses », dans S. Chatman, U. Eco, J.M. Klinkenberg (éd.), A Semiotic Landscape / Panorama sémiotique, Paris, La Haye, Mouton, 1979, p. 1015-1018.
[115] M.G.S., p. 218.
[116] Cf. Karl Popper, Conjectures and Refutations. The Growth of Scientific Knowledge, New York, Basic Books et Londres, Routledge and Kegan Paul, 1962 ; voir aussi La logique de la découverte scientifique, trad. française de Nicole Thyssen-Ruittem et Philippe Devaux, Paris, Payot, 1973, p. 43.
[117] Nattiez, Le Combat de Chronos et d’Orphée, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 105.
[118] Robert Godel, Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de F. de Saussure, Genève, Droz, 1957.
[119] Lacôte considère que j’ai choisi le solo comme objet d’analyse parce qu’il se prête particulièrement bien à l’analyse paradigmatique et que, par conséquent, je le mets au service de l’autojustification. Me faire ce procès d’intention, c’est oublier deux choses : les principes de la paradigmatique peuvent être appliqués à certains aspects de toute espèce de musique ; si j’ai choisi le solo, c’est parce qu’on dispose de documents exceptionnels à son sujet : un jeu de trois esquisses et une mise en rapport avec la philosophie de Schopenhauer, ce qui permet de poser les problèmes de l’herméneutique.
[120] Mais en lecteur attentif, Joos compare à la position de Célestin Deliège ma critique du modèle de Forte présentée dans Nattiez, « La Set-Theory d’Allen Forte, le niveau neutre et la poïétique », in Autour de la Set Theory, Andreatta, Bardez et Rahn (éd.), Delatour-Ircam, 2008, p. 223-240.
[121] Rudoph Réti, The Thematic Process in Music [1951], Westport, Greenwood Press, 1978.
[122] Nattiez, « A comparison of analyses from the semiological point of view (the theme of Mozart’s Symphony in G minor, K550), Contemporary Music Review, vol. 17, part 1, 1998, p. 1-38 ; ici, “Réti’s poietic analysis”, p. 15-17.
[123] A.I.M., p. 281-284.
[124] A.I.M., p. 38.
[125] Présentée à la faculté de musique de l’Université de Montréal lors d’un symposium consacré à A.I.M. le 22 novembre 2013. Elle a été publiée à ma demande dans la traduction américaine de A.I.M. : Musical Analyses and Musical Exegesis, édition et traduction de Joan Huguet, University of Rochester Press, 2021, p. 34-36. Sa version française première est accessible dans :
http://nicolas.meeus.free.fr/Wagner/TristanHTML/index.html, version HTML5.
[126] À propos de l’opus 11 n°1 de Schönberg, de Syrinx et du Prélude de Pelléas et Mélisande de Debussy. Mais il faudrait disposer de davantage de critiques précises pour que je puisse étayer une réponse étoffée sur ce point.
[127] Cf. Ian Bent, Analysis, New York – Londres, Norton, 1980 ( 2e édition avec William Drabkin, 1987), p. 96-99 (trad. française par Annie Cœurdevey et Jean Tabouret, L’analyse musicale. Histoire et méthodes, Nice, Éditions Main d’œuvre, 1989, p. 171-177) ; Nicholas Cook, A Guide to Musical Analysis, Londres – Melbourne, Dent and Sons, 1987, p. 151-182 ; Jonathan Dunsby and Arnold Whittall, Music Analysis in Theory and Practice, New Haven, Yale University Press, 1988, p. 22209-231.
[128] Cf. ci-dessus la note 108.
[129] Voir par exemple in A.I.M., p. 301-338 où je compare le solo avec ses diverses apparitions, totales ou partielles, dans l’ensemble de Tristan et Isolde. Wagner antisémite repose sur l’exploration systématique du thème de l’antisémitisme à l’époque de Wagner et dans la biographie, les écrits et les opéras de Wagner.
[130] Ce point mériterait un long développement, en particulier pour expliquer pourquoi et comment la méthode paradigmatique peut être appliquée à l’analyse de musiques fondées sur la non-répétition comme la musique sérielle. Je ne peux en entreprendre ici la démonstration mais je l’aborde dans mon Traité à paraître.
[131] Nattiez, « A comparison of analyses… », art. cit., p. 33-37. Repris dans mon Traité à paraître.
[132] A.I.M., p. 131-133.
[133] A.I.M., p. 38.
[134] Ainsi que je l’ai montré dans A.I.M., p. 159-183 pour l’esthésique, p. 281-284 pour le poïétique.
[135] Arnold Schönberg, Models for Beginners in Composition, New York, Schirmer, 1943, 2 vol. (“Syllabus and Glossary”, “Music Examples”).
[136] Wojciech Nowik, « Friederyk Chopin’s op. 57 – from Variantes to Berceuse”, in Jim Samson (éd.), Chopin Studies, Cambridge University Press, 1988, p. 25-40 où l’on peut voir le facsimile de la 1ère esquisse de la Berceuse (ex. 1, p. 28).
[137] Ibid., p. 32.
[138] Nattiez, « Isabelle Panneton : de la rigueur à la liberté de création », dans Jonathan Goldman (éd.), La création musicale au Québec, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2014, p. 269-299.
[139] Simha Arom, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique centrale. Structure et méthodologie, Paris, SELAF, 1985, vol. II, p. 512-633.
[140] Nattiez, « Simha Arom ou le sémiologue sans le savoir », Analyse musicale, N° 23, avril 1991, p. 77-82 ; trad. anglaise : 2e partie de «Simha Arom and the Return of Analysis to Ethnomusicology», Music Analysis, Vol. XII, N° 2, juillet 1993, p. 241-265.
[141] A.I.M., p. 291-375.
[142] On le trouvera dans les travaux suivants : « Varèse’s “Density 21.5” : A Study in Semiological Analysis » (trad. anglaise par Anna Barry de la version révisée d’une étude monographique publiée en 1975), Music Analysis, vol. l, N°3, oct. l982, p. 243-340, ici, p. 301 à 329 ; « De la sémiologie générale à la sémiologie musicale. L'exemple de La Cathédrale engloutie de Debussy », Protée, 1997, automne 1997, p. 7-20, ici, p. 11-14. ; M.G.S., p. 175-179 où je parle de l’ « articulation des trois familles d’analyse » ; A.I.M., p. 31-34.
[143] M.G.S., p. 218.
[144] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 46-47.
[145] W.A., p. 53-55.
[146] Le thème de la Quarantième symphonie de Mozart, l’ouverture de Tannhäuser, l’ « accord de Tristan » et le solo de cor anglais de Tristan et Isolde, l’Intermezzo op. 119 No. 3 de Brahms, Syrinx et La Cathédrale engloutie de Debussy, Densité 21.5 de Varèse, Répons de Boulez, les jeux de gorge et les danses à tambour des Inuit, la danse mbaga des Baganda de l’Ouganda.