Le tempo, marqueur formel et vecteur expressif dans les « Danseuses de Delphes » de Claude Debussy
Actes du colloque Le Tempo dans l'acte de performance (30-31 mars 2017), Université de Bourgogne / Conservatoire de Paris
Dans le champ relativement récent des performance studies (musicologie de l’interprétation), les articles consacrés à la question du tempo ne sont pas rares, dans une perspective qui peut être – ou ne pas être – musicologique (car sont également sollicitées la psychologie cognitive, l’acoustique, les sciences computationnelles, les sciences de l’éducation…) [1]. Lorsque le tempo est envisagé sous un angle musicologique, il s’agit souvent d’en explorer les aspects historiques et stylistiques, par le biais d’analyses comparatives de divers enregistrements – analyses qui visent à faire émerger des relations de ressemblance ou de dissemblance, des tendances perceptibles à l’échelle de plusieurs dizaines d’années, ou encore des filiations entre divers interprètes [2]. Ce type d’études privilégie donc des corpus d’enregistrements très vastes [3]. Cependant, il est également possible d’adopter des échelles d’analyse plus réduites, afin de mettre en lumière les choix interprétatifs d’un ou de quelques musiciens – quoique la notion de choix exige d’être jaugée avec prudence : rien ne nous permettra de déterminer si telle ou telle singularité est le résultat d’un acte délibéré et pensé, ou délibéré mais spontané, d’une action inconsciente, ou bien encore du hasard. Quoi qu’il en soit, partant du principe que les interprètes sont aussi lecteurs, une telle approche suppose, selon nous, de considérer la partition au même titre que l’enregistrement [4]. Autrement dit, nous posons l’hypothèse que l’interprétation est, entre autres, le résultat d’une rencontre avec le texte écrit, déchiffré, exécuté, voire analysé [5].
C’est du moins ce dont témoignent les quatre enregistrements des « Danseuses de Delphes » sur lesquels nous nous sommes penchée, réalisés en 1931 et 1949 par Alfred Cortot, et en 1938 et 1953 par Walter Gieseking [6]. Ce choix d’enregistrements a été guidé autant par des impératifs pratiques que par un souci de diversité. D’une part, l’adoption de focus très étroits (une mesure, voire un accord) implique une attention particulière aux détails et, de ce fait, rend impossible le maniement d’un trop grand nombre de sources. Nous procéderons donc un peu à la manière d’un géologue prélevant une carotte, et postulant que l’échantillon examiné révèle des données pertinentes à une échelle beaucoup plus large. D’autre part, la période considérée, relativement étendue (du début des années 1930 au début des années 1950), permet de mettre en regard des enregistrements sonores élaborés selon des cadres de référence et dans des contextes différents [7].
En conséquence, nous nous attacherons à explorer, au cours de cet article, les possibles articulations entre la partition des « Danseuses de Delphes » de Debussy et les enregistrements réalisés par deux pianistes – Cortot et Gieseking. Plus précisément, notre objet sera de proposer une analyse et une explicitation de ce qui, dans ces quatre versions, a pu motiver des choix de tempi parfois convergents, parfois divergents, mais surtout de mesurer l’impact de ces choix ou de ces particularités sur les caractéristiques formelles et expressives du prélude.
A. Le métronome en question
Pour un musicien, trouver le « bon » tempo est assurément un problème épineux. Lorsqu’on observe la partition du premier prélude de Debussy, alors que les nuances, l’articulation, le phrasé, le timbre ou l’expression sont indiqués avec minutie, le tempo, en revanche, n’est mentionné que sous la forme d’une valeur métronomique précise, 44 à la noire, qu’accompagne cette indication : « lent et grave ». Voilà qui devrait couper court à toute interrogation. Mais cette indication numérique est elle-même sujette à caution. Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, on connaît la réticence de plusieurs compositeurs à l’égard d’un instrument qui, selon Clive Brown, avait pour principal intérêt, pour les compositeurs romantiques, d’éviter qu’un public d’amateurs ne commette les erreurs les plus grossières et ne joue un scherzo au mouvement d’une marche funèbre [8]. En ce sens, le métronome n’aurait qu’une valeur indicative, et non prescriptive. En outre, le métronome suppose que la pulsation reste immuable tout au long d’une œuvre (ou jusqu’au prochain changement de tempo). C’est ce que Berlioz déplorait, reconnaissant toutefois son utilité : « Je ne veux pas dire par là qu’il faille imiter la régularité mathématique du métronome, toute musique exécutée de la sorte serait d’une raideur glaciale, et je doute même qu’on puisse parvenir à observer pendant un certain nombre de mesures cette plate uniformité [9]. » De fait, bien que Debussy, dans le Prélude, n’indique aucune modification de tempo au cours de la pièce, les brusques changements de mesure, de même que la densité variable de l’écriture, ou bien encore une pulsation et une mesure à certains endroits difficiles à percevoir, semblent devoir affecter, d’une manière ou d’une autre, le tempo.
Deux griefs apparaissent donc. Le premier, que l’indication métronomique est superflue, dès lors que l’on est un bon musicien, capable, en conséquence, de jouer au tempo giusto. Le deuxième, que le métronome ne permet aucune fluctuation de la pulsation. Debussy, quant à lui, a exprimé à plusieurs reprises quelques réticences à l’égard de cet objet. Le 12 juillet 1910, il écrit à Edgard Varèse, qui lui demande de préciser le tempo de Pelléas et Mélisande : « Envoyez-moi la partition de Pelléas et, quoique je n’aie aucune confiance dans les mouvements métronomiques, je ferai ce que vous me demandez [10]. » Cinq ans plus tard, le 9 octobre 1915, dans une lettre adressée à Jacques Durand, Debussy formule un avis tout aussi défavorable : « Vous savez mon opinion sur les mouvements métronomiques : ils sont justes pendant une mesure, comme “les roses l’espace d’un matin”, seulement, il y a “ceux” qui n’entendent pas la musique, et qui s’autorisent de ce manque pour y entendre encore moins ! Faites donc comme il vous plaira [11]. »
Par ailleurs, si l’on considère l’ensemble des préludes du premier livre, on constate que seulement un tiers d’entre eux ne comportent qu’une explicitation verbale du mouvement (« Ce qu’a vu le vent d’ouest », « La sérénade interrompue », « La cathédrale engloutie » et « Minstrels »). Le 5e prélude (« Les collines d’Anacapri ») fait bien apparaître une valeur métronomique, mais seulement à la 3e mesure, alors que la 1re n’est accompagnée que de la mention : « très modéré ». La tendance s’inverse dans le second livre. Seul « Bruyères » se voit attribuer un tempo de 66 à la noire. On peut donc supposer que Debussy a de moins en moins recours aux valeurs métronomiques (en tout cas à l’échelle des préludes). Autre fait frappant : la redondance de ces valeurs, dès lors que les précisions verbales qui les accompagnent sont similaires. Ainsi, « Des pas sur la neige », qui est « triste et lent », doit être joué lui aussi à 44 à la noire, comme les « Danseuses de Delphes », « lent et grave ». « La fille aux cheveux de lin », « très calme et doucement expressif », requiert le même mouvement que « Bruyères », « doucement expressif », soit 66 à la noire.
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Tableau 1. Comparaison des valeurs métronomiques et des indications expressives dans quatre préludes pour piano de Claude Debussy.
Doit-on en conclure que la valeur choisie est en quelque sorte un standard pour une expression donnée et, paradoxalement, ne désigne pas la vitesse précise d’une pulsation ? Il faut admettre que cette relation apparente entre tempo et expressivité est rendue explicite par Debussy lui-même, qui joue délibérément sur l’ambiguïté du terme « grave », terme désignant à la fois la lenteur du mouvement et le caractère. À ce sujet, Clive Brown rappelle que cette équivocité a toujours existé ; citant la méthode de violon de Löhlein [12], il explique par exemple que le mot « Grave » suppose bien sûr un mouvement lent, mais aussi un toucher « lourd », des valeurs longues, des harmonies riches [13], caractéristiques que l’on associe volontiers aux « Danseuses de Delphes ».
En outre, trois autres éléments doivent nous conduire à considérer avec prudence les indications métronomiques de Debussy. En premier lieu, le fait que le compositeur lui-même, dans l’enregistrement du prélude réalisé sur piano reproducteur Welte, adopte un tempo nettement inférieur à celui indiqué sur la partition – autour de 32 à la noire, tempo calculé en fonction de la durée totale du morceau – nous conforte dans cette idée. Certes, comme le relève Charles Timbrell [14], les transferts à partir des rouleaux ne sont pas complètement fiables. Mais dans le cas présent, le procédé de transfert étant complètement mécanique (il s’agit de l’enregistrement du son produit par un piano Feurich Welte restauré), la marge d’erreur est très faible [15]. En second lieu, il n’est pas évident que ce tempo de 44 à la noire ait été pensé par Debussy comme une norme pour l’ensemble du prélude : l’absence d’indications supplémentaires ne signifierait pas que ce mouvement doit rester immuable, mais plutôt que l’interprète doit considérer ce mouvement initial comme une norme ou un état premier par rapport auquel tout écart est signifiant. Enfin, dernier coup porté à la fiabilité de cette valeur numérique : les graduations du métronome ne permettent tout simplement pas de jouer à moins de 40 à la noire, à moins de battre à la croche – ce que Debussy ne pouvait recommander, puisque le profil dynamique et rythmique de la pièce s’en verrait complètement métamorphosé.
B. Le tempo : quelques aspects formels
B1. Le tempo et ses représentations graphiques : questions d’échelles
Il s’agit maintenant de savoir dans quelle mesure Cortot et Gieseking ont tenu compte de l’indication métronomique. On constate que les choix opérés par les deux pianistes en termes de mouvements ne diffèrent pas fondamentalement de ceux de Debussy : leur tempo est globalement plus lent que celui mentionné sur la partition. Plus précisément, dans l’ordre chronologique, Cortot joue globalement [16] à 36 bpm et 37 bpm, Gieseking à 34 bpm et 31 bpm. Or, bien que l’écart numérique entre 31 bpm et 37 bpm soit minime, tout musicien est à même d’entendre une différence notable entre ces deux pulsations [17].
La version la plus tardive, celle de Gieseking (1953), est donc incontestablement la plus lente – et elle est perçue comme telle –, ce qui contribue très certainement à donner à cet enregistrement un caractère beaucoup plus grave et pesant que les trois autres. On pourrait cependant arguer que ce que l’on entend, ce n’est pas tant un tempo global, que le tempo des premiers temps d’une phrase, d’une section, voire de l’œuvre, désormais point de référence, qui subit, au cours du temps, des modifications. Et l’oreille musicienne, en un sens, écoute en priorité des variations perceptibles dans l’instant – mais un instant doté d’une certaine épaisseur : l’instant T+1 dure plus ou moins longtemps que l’instant T. C’est en tenant compte de cette double définition du tempo, que l’on peut aussi ramener à une différence d’échelle (celle de l’œuvre, celle de la phrase ou du motif, celle de l’instant) que l’on peut rendre compte de la perception du mouvement. Il faut cependant nuancer ce que nous venons d’affirmer : à l’échelle macroscopique en effet, même des éléments que l’on peut considérer comme imperceptibles (par exemple une différence de tempo entre deux mesures éloignées l’une de l’autre) peuvent être révélateurs de tendances ou de choix interprétatifs signifiants.
Il est possible d’examiner ces tendances globales en représentant l’évolution du tempo, selon des échelles différentes. Dans le graphique ci-dessous, c’est la mesure que nous avons adoptée comme unité. Sont indiquées en abscisse les numéros de mesure et en ordonnée le tempo adopté dans chacun des quatre enregistrements. Toutes les mesures ont été effectuées grâce au logiciel Sonic Visualiser [18]. Par ailleurs, nous avons choisi de calculer le tempo en fonction de l’intervalle de temps entre une pulsation donnée et la suivante (par exemple, la valeur indiquée pour la mes. 1 a été calculée en fonction de la durée totale de la mes. 1).
Graphique 1. Représentation de l’évolution du tempo, mesure par mesure, dans les enregistrements des « Danseuses de Delphes » de Debussy réalisés par Alfred Cortot en 1931 et en 1949, et par Walter Gieseking en 1938 et en 1953.
Les deux graphiques ci-dessous représentent également l’évolution du tempo, mais en adoptant une échelle plus petite (celle du temps). En conséquence, les deux chiffres de l’axe des abscisses représentent le temps et la mesure. 8.3 signifie donc : 3e temps de la 8e mesure. Ce type de représentation n’est lisible et exploitable que si l’on adopte une focale plus étroite (quelques mesures seulement). C’est pourquoi le troisième graphique correspond à un « zoom » sur les mes. 1-5.
Graphique 2. Représentation de l’évolution du tempo, temps par temps, dans les enregistrements des « Danseuses de Delphes » de Debussy réalisés par Alfred Cortot en 1931 et en 1949, et par Walter Gieseking en 1938 et en 1953.
Graphique 3. Représentation de l’évolution du tempo, temps par temps (mes. 1-5), dans les enregistrements des « Danseuses de Delphes » de Debussy réalisés par Alfred Cortot en 1931 et en 1949, et par Walter Gieseking en 1938 et en 1953.
Il est enfin possible de calculer, pour chaque mesure, le tempo moyen adopté par les interprètes – ce qui reviendrait à chercher une forme de norme (l’évolution du tempo chez un pianiste virtuel qui serait la somme de Gieseking et de Cortot à deux époques différentes !). On constate ainsi, en examinant le graphique no 4, que les mes. 10-14 sont jouées dans un tempo plus rapide que les mes. 1-9, ou que les mes. 21-23 (après, par conséquent, la respiration indiquée par Debussy sur la partition) sont jouées dans un tempo avoisinant en moyenne les 40 à la noire. En revanche, admettons tout de suite que cette représentation graphique n’a que peu de valeur, dans la mesure où il faudrait analyser bien davantage que quatre interprétations pour élaborer une moyenne qui soit exploitable, et que les délimitations qu’elle fait apparaître sont des non-sens formels. Par ailleurs, elle efface les particularismes des quatre enregistrements. Enfin, l’échelle choisie (la mesure) ne permet pas d’analyser précisément ce qui se passe au niveau des articulations formelles (entre deux phrases distinctes par exemple).
Graphique 4. Représentation du tempo moyen des quatre enregistrements des « Danseuses de Delphes » de Debussy réalisés par Alfred Cortot en 1931 et en 1949 et par Walter Gieseking en 1938 et en 1953.
B2. Tempo et articulations formelles
Si l’on revient à l’échelle précédente (temps par temps) et que l’on compare l’évolution du tempo dans les enregistrements de Cortot d’une part et dans ceux de Gieseking d’autre part, il est évident que Cortot n’hésite pas à rendre le mouvement instable (il le retient ou le presse), ce qui explique cette courbe aux allures de montagnes russes (graphique no 5). Gieseking, quant à lui, en 1938 comme en 1953, ne garde pas non plus un tempo complètement constant [19], mais alterne phases de décélération et d’accélération de manière plus fluide – moins abrupte – que Cortot. D’où, dans le graphique no 6, des pics plutôt que des aiguilles…
Graphique 5. Représentation de l’évolution du tempo, temps par temps, dans les enregistrements des « Danseuses de Delphes » de Debussy réalisés par Alfred Cortot en 1931 et en 1949.
Graphique 6. Représentation de l’évolution du tempo, temps par temps, dans les enregistrements des « Danseuses de Delphes » de Debussy réalisés par Walter Gieseking en 1938 et en 1953.
Il semble donc que ce maniement distinct du tempo contribue à définir le style des deux pianistes. Alors que Cortot pense le flux musical comme une oscillation entre empressement et hésitation, Gieseking s’attache à la continuité du mouvement et des lignes, à l’unité et à la cohérence de chaque phrase. Fait significatif, et qui illustre bien cette tendance, Gieseking, en 1953, enchaîne directement la mes. 12 et la mes. 13, sans aucun ritenuto : il gomme ainsi la rupture entre ces deux phrases (comme si la liaison enjambait la mesure). En revanche, il joue la fin de la mes. 14 de manière plus conventionnelle, en s’attardant légèrement sur le dernier temps. Cortot, de son côté, en 1949, paraît accentuer les ruptures en allongeant significativement le dernier temps des mesures 12 et 14.
Figure 1. Représentation, via Sonic Visualiser, des mes. 11-14 des « Danseuses de Delphes » de Debussy, enregistrées en 1949 par Alfred Cortot (en haut), en 1953 par Gieseking (en bas). Les barres verticales roses représentent la pulsation (à la noire), la courbe verte représente l’évolution du tempo, la courbe bleue la durée de chaque temps (intervalle entre une pulsation et la suivante) [20].
Cela dit, il est certains nœuds formels dont l’interprétation fait l’unanimité (du moins celle des deux pianistes !) : on constate ainsi que les deux pianistes étirent les 1ers temps de la mes. 4 et de la mes. 9. On y entend l’accord de 7e diminuée (à laquelle s’ajoute la pédale constituée des deux notes fa et sol), promesse d’une tonique attendue depuis la mesure précédente. Cette 7e diminuée est donc à la fois l’apogée et la fin d’une progression harmonique sur basse chromatique ascendante, dans une tension croissante vers la résolution, ce qu’accentue, dans les quatre enregistrements, l’allongement du temps.
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Ex. 1. Claude Debussy, « Danseuses de Delphes », in Préludes, 1er livre, éd. Durand, cop. 1910, mes. 3-4 (en haut) et 8-9 (en bas).
Figure 2. Représentation, via Sonic Visualiser, des pulsations (à la noire), du tempo et de la durée de chaque temps, dans les mes. 8-10 des « Danseuses de Delphes » de Debussy, enregistrées en 1938 par Gieseking.
B3. Tempo et répétitions
Outre cet attachement à souligner les articulations formelles, il existe une autre conséquence de cette alternance rapide d’accelerandos et de ritenutos dans les interprétations de Cortot. Ces variations incessantes du mouvement induisent en effet un sentiment de métamorphose constante. Le pianiste semble vouloir éviter toute répétition stricte ; ce en quoi, d’ailleurs, il transpose sur le plan de l’interprétation un aspect essentiel de la forme debussyste : l’association paradoxale, via la duplication, de l’identité et de la différence [21].
Ainsi, dans les mes. 11 et 12 toujours, le pianiste, en 1949, attribue à chaque temps des valeurs de plus en plus brèves (en accelerando), mais fait attendre le premier temps de la mes. 13, renforçant donc l’effet suspensif du dernier des accords enchaînés parallèlement. Le même procédé est employé mes. 13-14, mais cette fois de manière hyperbolique.
Graphique 7. Représentation de l’évolution du tempo, temps par temps, dans l’enregistrement des « Danseuses de Delphes » de Debussy réalisé par Alfred Cortot en 1949 (mes. 11-14).
De le même manière, Cortot s’attarde presque imperceptiblement sur le 2e temps de la mes. 11, ou plus précisément, il accentue le ré en double croche (par la nuance, mais aussi en retardant son énonciation). Cet effet, subtil, se voit encore décuplé à la mes. 13.
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Ex. 2. Claude Debussy, « Danseuses de Delphes », in Préludes, 1er livre, éd. Durand, cop. 1910, mes. 11-15.
Figure 3. Représentation, via Sonic Visualiser, des pulsations (à la noire), du tempo et de la durée de chaque temps, dans les mes. 8-10 des « Danseuses de Delphes » de Debussy, enregistrées en 1949 par Cortot.
Or, ce renforcement, dans les mes. 13-14, de tendances déjà présentes dans les mes. 11-12, se justifie sur le plan formel et tonal. En effet, le dernier accord de la mes. 12 pourrait être un IIe degré de si bémol majeur sur pédale de dominante (harmonie, somme toute « classique »), ou bien, plus probablement, une 9e de dominante faisant l’ellipse de la sensible. Mes. 14, en revanche, l’accord de si bémol mineur sur pédale de fa nous entraîne loin du si bémol majeur initial (en l’occurrence on se retrouve, à la mesure suivante, sur un accord de do majeur [22]), ce voyage vers une autre région tonale étant par ailleurs accentué par le crescendo. Autrement dit, dans un cas, l’auditeur est en terrain connu et perçoit les accords parallèles comme une résonance harmonique de la pédale (d’où une forme d’immobilité harmonique), alors que dans le second cas, les accords se désolidarisent de cette pédale, et perdent leur attache à une harmonie de dominante. C’est cette divergence dont rend compte l’interprétation de Cortot en 1949, alors que Gieseking, au contraire, met en valeur la duplication.
C. Tempo et phrasé
C1. Tempo et profils mélodiques
On ne saurait évidemment réduire le tempo à une sorte d’exhausteur de forme. Il paraît essentiel, en conséquence, d’examiner la manière dont, au sein même d’une phrase, le tempo se conjugue aux autres paramètres, pour ne plus être seulement entendu comme tactus, mais aussi comme mouvement et, partant, vecteur expressif.
L’un de ces paramètres, sans doute le plus évident, est le profil mélodique. On constate ainsi que les deux pianistes effectuent un rallentando progressif aux mes. 23 et 24, qui accompagne à la fois le diminuendo (au moins dans la première mesure), mais surtout la montée dans les aigus. Il y a donc conjonction entre mouvement ascendant, passage des bémols aux dièses (qui n’est pas anodin sur un plan symbolique, puisque le dièse élève la note lorsque le bémol l’abaisse), et tempo.
Ex. 3. Claude Debussy, « Danseuses de Delphes », in Préludes, 1er livre, éd. Durand, cop. 1910, mes. 23-24.
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Figure 4. Représentation, via Sonic Visualiser, des pulsations (à la noire), du tempo et de la durée de chaque temps, dans les mes. 23-24 des « Danseuses de Delphes » de Debussy, enregistrées en 1931 par Cortot (à gauche) et en 1938 par Gieseking (à droite).
De la même manière, dans les quatre versions, les musiciens adoptent un tempo plus rapide à partir du 3e temps de la mes. 4, mais qui décroît jusqu’à la fin de la mesure.
Ex. 4. Claude Debussy, « Danseuses de Delphes », in Préludes, 1er livre, éd. Durand, cop. 1910, mes. 4-5.
Il n’est presque pas besoin ici d’expliquer cette coïncidence : le changement de rythme (un continuum de croches), la modulation en fa majeur, le passage des registres médium et grave aux registres médium et aigu, l’abandon du contrepoint – tout cela explique en partie la modification du tempo. Quant à l’explication de son alentissement progressif, on ne peut qu’invoquer les conclusions que tire Daniel Leech-Wilkinson de l’analyse d’enregistrements, par Alfred Cortot, des Préludes de Chopin [23] : le tempo épouse en quelque sorte le profil dynamique de la ligne mélodique (dans le cas présent, la crête des accords), et reproduit le mouvement d’un objet physique qui, après une impulsion initiale, s’arrêterait progressivement, faute d’élan. Il faut véritablement imaginer les accords comme un relief. La phrase se voit ainsi modelée comme un objet plastique, mais animé, affecté, pour ainsi dire, d’un relief toujours différent ; d’où cette sensation de flux et reflux (« ebb and flow » selon Robert Philip [24]) que l’on peut éprouver, notamment dans les interprétations de Cortot.
Figure 5. Représentation, via Sonic Visualiser, des pulsations (à la noire), du tempo et de la durée de chaque temps, dans les mes. 4-5 des « Danseuses de Delphes » de Debussy, enregistrées en 1931 par Cortot.
C2. Tempo et rythme
Il est un autre paramètre qui influe sur le tempo et sur sa perception, c’est le rythme. En témoignent, aux mes. 1-2, par exemple, les choix divergents de Cortot et de Gieseking en ce qui concerne la valeur accordée à la double croche du 2e temps.
Ex. 5. Claude Debussy, « Danseuses de Delphes », in Préludes, 1er livre, éd. Durand, cop. 1910, mes. 1-2.
Alors que Cortot lui octroie à peu près la valeur d’un quart de noire, Gieseking, en 1953, la prolonge légèrement (mes. 2 notamment), retardant ainsi l’énonciation de l’accord de dominante altéré, et surtout l’énonciation du do dièse.
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Figure 6. Représentation, via Sonic Visualiser, des pulsations (à la noire) et des doubles croches du 2e temps (en bleu ciel) [25], dans les mes. 1-2 des « Danseuses de Delphes » de Debussy, enregistrées en 1931 par Cortot (en haut) et en 1953 par Gieseking (en bas).
Or, l’étirement temporel que suscite cette légère distorsion rythmique peut être associé à une forme de pesanteur : littéralement, il semble que le pianiste éprouve des difficultés à s’arracher au do, pour parachever le mouvement chromatique ascendant. Pour le dire autrement, avec Cortot, le do n’est jamais qu’une note de passage entre le si et le do dièse (alors que, d’un point de vue harmonique, le do est une note réelle), tandis que dans les enregistrements de Gieseking, ce do manifeste la lenteur d’une progression. Par ailleurs, la perception d’une forme de lourdeur (ou encore d’une difficulté à se mouvoir), s’incarne aussi, avec Gieseking, dans un jeu vertical, accord par accord – alors que Cortot, en faisant ressortit la ligne médiane, met en relief la dimension contrapuntique de l’écriture debussyste, et par conséquent la tension dynamique du mouvement chromatique.
En résumé, la lenteur du tempo de l’enregistrement de Gieseking de 1953 est accentuée, voire renforcée, sur le plan perceptif, par le rubato, et une conception plus harmonique que linéaire. En ce sens, Gieseking associe lenteur et pesanteur, alors que Cortot ne perd pas de vue la dimension dynamique inhérente à l’écriture de ces deux premières mesures. La tension créée par l’harmonie (tonique puis deux temps de dominante), les profils mélodiques, la place des notes étrangères et l’usage d’altérations (la quinte de l’accord de dominante, notamment), se traduit par un mouvement qui, bien que lent, ne tend pas au statisme.
D. Polyphonie de temps
Au terme de cet article, il nous reste à interroger les limites que pose la définition traditionnelle du tempo comme nombre de pulsations par minute. En effet, il semble que les « Danseuses de Delphes » mettent à mal cette monosémie. D’abord, parce que la syncope rend aléatoire la perception d’un tactus. Les mes. 16 à 20 illustrent parfaitement cet aspect :
Ex. 6. Claude Debussy, « Danseuses de Delphes », in Préludes, 1er livre, éd. Durand, cop. 1910, mes. 16-22.
Pour les besoins de l’analyse, nous avons donc placé une pulsation, mais cette pulsation étant virtuelle (pensée, pour ainsi dire, mathématiquement, sans qu’aucun événement sonore ne la matérialise), elle n’a pas d’existence réelle. Par ailleurs, le placement de ces pulsations a été fait de visu, et par conséquent les fluctuations de tempo qu’une représentation graphique mettrait au jour ne sont pas des données pertinentes [26].
Il suffirait alors de fonder l’analyse sur une autre unité : mais laquelle ? La mesure ? Difficile, puisque le premier temps de la mes. 18 n’est pas marqué. Le motif ? Certes. Mais là encore, Debussy ne nous facilite pas la tâche, puisqu’il combine un procédé de tuilage et une énonciation plus ou moins rapide de ces motifs. Aux mes. 16 sq. en effet, l’énonciation du motif [sol, do, ré, mi] paraît se faire à des vitesses différentes, simplement parce que les valeurs rythmiques des notes qui le composent sont soumises à variation. Celui-ci occupe successivement 3 temps, puis 2 temps, puis 3,5 temps. D’où un sentiment de contraction puis d’étirement d’une unité temporelle qui n’est plus définie par le tactus, mais par le motif.
On notera par ailleurs que, lors de sa dernière énonciation, le mi se voit remplacé par un fa. Les motifs s’enchaînent donc par tuilage – la fin d’un motif est le début d’un autre [do, ré, fa] – et l’on serait bien en peine de déterminer avec certitude le début et la fin de chaque motif. On notera ainsi que ces délimitations motiviques sont quelque peu arbitraires, dans la mesure où l’on pourrait tout aussi bien considérer que le phrasé (les liaisons) circonscrit successivement [sol, do], puis [ré, mi, sol, do], puis [ré, mi, sol], et enfin [do, ré, fa]. On l’aura compris, le processus de duplication contribue à rendre malaisée la perception unitaire d’une entité musicale. Émergent alors différents niveaux de structure, qui ne coïncident pas, et qui affectent notre perception temporelle. L’oreille est « divisée » entre deux écoutes : celle du tempo (mais elle rencontre alors l’écueil des syncopes) et celle des durées variables du motif (mais elle rencontre alors un écueil analytique).
Or, l’interprète a évidemment un rôle à jouer dans cette perception. En témoignent les différents choix opérés par les deux pianistes dans les quatre enregistrements – choix que l’on peut analyser grâce au tableau ci-dessous (nous avons pris, comme une unité de mesure, le motif décrit plus haut).
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Cortot (1931) |
Cortot (1949) |
Gieseking (1938) |
Gieseking (1953) |
Tempo (bpm) |
39,3 |
35,3 |
35,5 |
31,8 |
Tempo (bpm) |
34,9 |
32,9 |
29,4 |
26,6 |
Tempo (bpm) |
35,1 |
37,4 |
26,9 |
26,3 |
Tableau 2. Tempo moyen adopté par Cortot et Gieseking, lors des deux énonciations du motif [sol, do, ré, mi], mes. 16 et mes. 16-17, puis du motif [sol, do], mes. 17-18.
En 1931, Cortot semble effectuer un léger rallentando lors de la réitération du motif, mais garde un mouvement similaire lors de la troisième occurrence. En 1949 en revanche, il semble presser le mouvement lors de la troisième énonciation. Gieseking, lui, paraît ralentir progressivement le mouvement à chaque répétition. Mais ces particularités sont-elles audibles ? Ne risque-t-on pas, en nous limitant à l’analyse de données numériques, de tirer des conclusions sur un objet sonore idéel plus que réel ? De fait, dans les deux cas, on entend davantage la suspension sur le 2e temps de la mes. 17, et par conséquent l’attente prolongée du do, avec un effet cadentiel marqué – et ce, dans les quatre enregistrements.
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