Berlioz et le tempo : aperçus sur une approche singulière
Actes du colloque Le Tempo dans l'acte de performance (30-31 mars 2017), Université de Bourgogne / Conservatoire de Paris
Berlioz et les indications métronomiques
Pour éclairer la question du Tempo chez Berlioz, il aurait été possible d’interroger ses écrits, notamment ses Mémoires [1] ou ses essais analytiques, par exemple À travers chants [2]. Mieux encore, son Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes [3] fournit des indications diverses qui auraient pu servir de solide point de départ. Et, comme Berlioz s’est également attaqué avec succès à la direction d’orchestre, figurant parmi les tous premiers à avoir pratiqué les répétitions partielles — c’est-à-dire par groupes d’instruments —, les témoignages qui en ont été conservés ainsi que les comptes-rendus de la presse contemporaine de ses voyages auraient à leur tour pu fournir une bonne entrée vers cet univers.
Ce sont cependant les précisions subtiles dont ses partitions fourmillent qui seront étudiées dans cet article. Et la comparaison de quatre versions enregistrées de la Marche au supplice de la Symphonie fantastique (1830) nous permettra un approfondissement de l’esthétique interprétative de la temporalité berliozienne.
Au fil de ses œuvres, Berlioz s’est montré d’une grande méticulosité quant aux indications de tempo et de caractère. Surtout, presque toutes ses compositions sont pourvues de chiffrages métronomiques. Les partitions qui échappent à une telle rigueur restent assez isolées. En premier lieu, il y a la Grande Symphonie funèbre et triomphale (1840). Étant donné qu’elle était conçue pour être exécutée en plein air, elle devait s’adapter aux caprices tant de la météo que de la réverbération naturelle des lieux, ce qui la rendait peu propice à une régularité de métronome. Dépourvus d’indications métronomiques, on trouve également quelques mélodies pour chant et piano, l’Ouverture de Rob Roy (1831) et le Chant des chemins de fer (1846). Non seulement toutes les autres compositions de Berlioz comportent des indications métronomiques, mais les récitatifs de ses opéras en sont également dotés, ce qui pourrait sembler contredire la liberté de diction de tels passages, et au contraire affirmer la primauté de la musique également pour les épisodes narratifs.
Il s’avère d’une certaine utilité de préciser en introduction que l’échelonnement des métronomes a évolué du temps de Berlioz. Contemporains de la 7e Symphonie (1811-1812) de Beethoven, les premiers qui furent construits couvraient un éventail allant de 50 à 160. Ils sont rapidement à la fois descendus à 40 et montés jusqu’à 208. Berlioz a bien évidemment tiré partie de toutes ces possibilités, allant jusqu’à demander une noire à 44 pour Sara la baigneuse (une mélodie pour 2 voix et ensemble, 1834, révisions en 1838 et 1850), une noire pointée à 42 pour L’Enfance du Christ (1850-1854), mais également une noire à 200 dans Les Troyens (1856-1858) [4].
Par ailleurs, au-delà de la seule précision, le tempo a aussi pu devenir pour Berlioz un enjeu compositionnel et participer pleinement de son projet formel, anticipant d’une certaine façon les progressions de tempo à l’échelle d’actes entiers qu’Alban Berg a pratiquées dans sa Lulu (1929-1935). Le cas du Rex Tremendae de la Grande Messe des morts (1837) fournit un bon exemple de tels traitements du tempo projetés à la dimension d’un mouvement complet. Il débute Andante maestoso, la noire à 66. Ensuite, il accélère sur 41 mesures : Poco animato (mes. 25), Ancora un poco animato (mes. 30), Ancora animato (mes. 37). À la mesure 42, Berlioz indique : « Le mouvement doit être devenu ici près du double plus animé qu’au commencement (noire à 132) ». Enfin, après un long palier maintenu au tempo d’arrivée (132), Berlioz reprend soudain son tempo d’origine, mais pour cette fois le ralentir sur la fin. Dans ce mouvement particulièrement discontinu et où ont lieu des contrastes échevelés, ce sont ainsi les oppositions entre animation et statisme, entre tempos stables et évolutifs, entre tempos lents et vifs, qui forment le soubassement d’une subtile mise en musique de phrases telles que « Salva me » ou « Confutatis maledictis ».
Manuscrits et partitions éditées
La philologie des partitions berlioziennes est assez instructive. En effet, de très nombreux changements sont introduits lors de l’étape de l’édition définitive, et ce n’est qu’alors que les indications métronomiques sont ajoutées.
Exemple 1 : début de la Symphonie fantastique
Le manuscrit de la Symphonie fantastique (BNF, MS 1188), reproduit dans l’exemple 1, montre (en haut à gauche) la notation de tempo que le compositeur établit au moment de l’édition (Paris, Maurice Schlesinger, 1845), 56 pour la noire. Cette information métronomique ne figurait pas à l’origine. Dans la partition éditée, ce nombre est cette fois associé, entre parenthèses et de façon usuelle, à l’indication Largo. L’étude du manuscrit montre aussi que le sous-titre Rêveries correspondait originellement à l’introduction lente et Passions à la partie Allegro, avant que les deux termes ne soient finalement accolés pour désigner le mouvement en son entier.
Exemple 2 : m. 17 du 1er mouvement de la Symphonie fantastique
L’exemple 2 permet de découvrir que Berlioz notait originellement ses tempos en français, puis les « internationalisait » au moment de l’édition : « plus vite » devenant ainsi « Più mosso ».