Lutte contre les violences dans le secteur du spectacle vivant : la prise de parole d’Émilie Delorme devant l’Assemblée nationale
Mis à jour le 05 juin 2024
Ce lundi 27 mai, Émilie Delorme, directrice du CNSMDP, a été invitée à témoigner devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les violences dans les secteurs du cinéma, de l'audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité. Elle a partagé sa perception du spectacle vivant, les actions entreprises au Conservatoire, ainsi que les difficultés législatives et les problèmes de moyens rencontrés. Trois autres établissements d’enseignement ont également été entendus par cette commission, créée à la demande de l'actrice Judith Godrèche, figure emblématique du mouvement #MeToo en France. La commission devrait présenter ses conclusions à la fin du mois d’octobre 2024. Cette actualité est l'occasion de revenir sur cette audition et les actions menées au CNSMDP avec Émilie Delorme, qui a répondu à nos questions.
Pouvez-vous expliquer ce qu'est la commission d'enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l'audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité, ainsi que son rôle ?
Une commission d'enquête à l'Assemblée nationale est un groupe de députés qui enquête sur un sujet spécifique. Elle est mise en place pour recueillir des informations, entendre des témoins et des experts, examiner des documents et faire des recommandations sur des questions d'intérêt public. Les commissions d’enquête ont pour but d’informer l’Assemblée sur des faits déterminés, sous réserve qu’ils ne fassent pas l’objet d’une procédure judiciaire, ou sur la gestion de services publics ou d’entreprises nationales. Les conclusions et recommandations de la commission peuvent aider à orienter les politiques publiques et proposer des réformes législatives.
La proposition de créer une commission d’enquête sur les violences dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité, soutenue par différents partis, a été votée à l'unanimité le jeudi 2 mai par l'Assemblée nationale. Le texte voté précise qu'il s'agit : d'évaluer la situation des mineurs évoluant dans les secteurs mentionnés, de faire un état des lieux des violences commises sur des majeurs, d'identifier les mécanismes et les défaillances permettant ces éventuels abus et violences, d'établir les responsabilités de chaque acteur en la matière et d’émettre des recommandations sur les réponses à apporter.
Quelles mesures avez-vous mises en place pour lutter contre les violences au Conservatoire ?
Dès ma prise de poste, j'ai été interpellée par des anciennes élèves qui avaient l’impérieuse nécessité d’être écoutées. Celles-ci m’ont révélé des drames et des traumatismes insoupçonnés. Quelques mois plus tard, une enquête commandée par le ministère de la Culture a confirmé l'ampleur des violences dans l’enseignement supérieur de la culture. Nous nous sommes immédiatement donnés pour priorité d’agir et avons rapidement mis en place une formation obligatoire dès la rentrée 2020 pour tous les étudiants, agents et enseignants. Des actions de sensibilisation et de communication se sont progressivement déployées. Nous avons par ailleurs travaillé à la mise en place d’une procédure de signalement, ainsi que d’une cellule de traitement des signalements capable de mener des enquêtes.
Comment se concrétise cet engagement au sein du Conservatoire ?
Nous avons l’obligation de traiter l’ensemble des faits qui nous sont rapportés et de signaler au Procureur de la République, au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale, les faits constitutifs d'un crime ou d'un délit. Depuis 2020, plusieurs procédures disciplinaires ont été menées, conduisant à un licenciement et à des exclusions temporaires d’enseignants, et à des exclusions définitives d’étudiants. L’un des signalements au procureur a par ailleurs mené à une condamnation au pénal. En 2023, la cellule a traité 15 signalements dont 5 ont donné lieu à un signalement au Procureur de la République et 14 à une enquête interne. J'espère surtout que ces actions de prévention et de formation ont permis de réduire les violences au sein de l'établissement.
Quels sont, selon vous, les mécanismes qui permettent la perpétuation des violences sexistes et sexuelles dans le milieu artistique ?
Ce fléau n'est pas le fait d'une poignée de personnes qu'il suffirait d'empêcher de nuire une fois pour toutes, mais bien le résultat d'un système qui continue de protéger des prédateurs. Les mécanismes à l'œuvre dans le spectacle vivant sont similaires à ceux dénoncés dans le cinéma par Judith Godrèche ou dans la littérature par Vanessa Springora. Il s’agit d’un système qui impose le silence, ce fameux « tout le monde sait », et pourtant rien ne se passe. D’un système dans lequel des stratégies de contournement sont mises en place et se transmettent entre artistes. D’un système qui protège les agresseurs, à qui l’on continue de remettre des médailles et les plus grands hommages pendant que les victimes tremblent en silence.
La peur des représailles empêche souvent les victimes de signaler les abus. De nombreux étudiants et professionnels peuvent en effet se retrouver financièrement dépendants de personnes ou d'organisations susceptibles d'abuser de leur pouvoir, rendant ainsi difficile la dénonciation des abus et perpétuant un cycle de silence et d'impunité.
Quelles sont selon vous les responsabilités de chaque acteur ?
Le Conservatoire doit continuer à mettre en place des politiques claires, des actions de prévention et des procédures pour traiter les abus. Il doit s’assurer que les étudiants, les enseignants et les agents peuvent s'épanouir dans un environnement sain sans craindre de violence ou de harcèlement. Il y a une urgence à agir pour protéger nos jeunes talents et rendre notre système pédagogique encore plus sûr et respectueux. Les enseignants et les agents jouent un rôle essentiel en respectant des normes déontologiques strictes. Ils doivent être conscients de l'impact de leur pouvoir et de leur influence sur les étudiants, veillant ainsi à ne jamais abuser de leur position. Les étudiants, s’ils sont bien informés de leurs droits et des procédures de signalement en cas d'abus doivent être encouragés à parler sans crainte de représailles, sachant qu'ils seront soutenus et que leur parole sera entendue. Les parents et tuteurs ont également un rôle crucial à jouer en étant vigilants et en soutenant les étudiants dans le signalement des violences. Leur engagement est indispensable.
Quelles recommandations avez-vous formulées à l'Assemblée nationale pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles dans le milieu artistique ?
Ces dernières années, nous avons rencontré plusieurs difficultés que j'ai partagées avec la commission de l'Assemblée nationale : un manque de moyens humains et juridiques pour mener les enquêtes et accompagner les victimes, l'absence de la notion d’emprise dans la loi, et les difficultés à synchroniser le temps judiciaire et administratif. Il m'a paru essentiel de présenter ces recommandations à l'Assemblée nationale : premièrement, en proposant l'introduction de la notion d’emprise dans le code pénal au-delà des seules situations de violences conjugales ; deuxièmement, en plaidant pour que chaque établissement dispose des ressources humaines et financières nécessaires pour prévenir et traiter les situations de violence ; enfin, en suggérant une révision de la durée maximale de suspension d'un agent, aujourd’hui fixée à 4 mois.
Y a-t-il autre chose que vous souhaitez ajouter ?
Il est de mon devoir de protéger nos étudiants, enseignants et agents, de prévenir les violences, de former adéquatement toute la communauté et de m’assurer que tous les signalements sont traités avec la même rigueur.
J'aimerais également m'adresser aux victimes et leur dire qu’elles ne doivent pas se sentir seules. Il n'est jamais trop tard pour signaler des faits ou porter plainte.
En menaçant les jeunes talents, c’est l’art que l’on menace. L’ampleur de la tâche est immense. L’enjeu aussi et c’est pour cela que le travail de cette commission d’enquête est si important. Quoi qu’il en coûte, il faut stopper les violences.
Emilie Delorme à l’Assemblée nationale le lundi 27 mai 2024.
Vous êtes victimes ou témoins d’actes de violence, de discrimination, de harcèlement moral ou sexuel, d’agissements sexistes, de menaces et de tout autre acte d’intimidation ?Parler peut tout changer. Plusieurs dispositifs d’écoute et d’accompagnement sont à votre disposition : Cellule de traitement des signalements des actes de violence, de discrimination, de harcèlement moral ou sexuel et des agissements sexistes du Conservatoire de ParisCe dispositif s’adresse aux personnes, majeures comme mineures, s'estimant victimes ou témoins d'actes de violence, de discrimination, de harcèlement moral ou sexuel, d'agissements sexistes, de menaces et de tout autre acte d'intimidation sur leur lieu de travail ou d’étude, dans l'exercice de leurs fonctions ou dans le cadre de leur formation. Contact : Cellule externe de signalement du ministère de la CultureLa cellule externe de signalement est ouverte à tous les personnels du ministère de la Culture (des services centraux et déconcentrés, des établissements publics sous sa tutelle et des services à compétence nationale), ainsi qu’aux étudiantes et étudiants de toutes les écoles de l’enseignement supérieur culture, nationales comme territoriales. Elle propose un traitement des signalements par des juristes spécialisés et oriente vers des psychologues si nécessaire. Contact : En savoir plus sur la cellule de signalement du ministère de la Culture Cellule d’écoute psychologique et juridique (opérée par Audiens) #LaCultureDitStopLa Fesac (Fédération des entreprises du spectacle vivant, de la musique, de l’audiovisuel et du cinéma), cinq organisations syndicales - CGT Spectacle, CFE-CGC, CFTC, FASAP FO, CFDT Communication Conseil, Culture - le CNC, le CNM, le CND et Audiens ont mis en place en 2020, avec le soutien du ministère de la Culture, une cellule d’écoute à destination des victimes ou des témoins de viol, de harcèlement sexuel, de violences sexistes et sexuelles dans le secteur du spectacle vivant, de l’audiovisuel ou du cinéma. Cette cellule d'écoute, destinée au milieu professionnel, est accessible à tous les artistes et les technicien.nes intermittents et permanents ainsi qu'au personnel administratif et d'accueil. Depuis 2021, les salarié.es du jeu vidéo peuvent également bénéficier de la cellule. En 2022, la plateforme s'est ouverte aux artistes auteur.es et aux arts visuels.
Contact : En savoir plus sur la cellule d’écoute psychologique et juridique d’Audiens |