
Yoann Jolly
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Diplôme de 1er cycle danse contemporaine 2020Danse contemporaine
Le Grand Soir arrivera
et j’en suis
Musique : Penderecki Fluorescences
Avec montage sonore de vent et d’oiseau
Tout d’abord je souhaiterais remercier Abdel, sans qui je n’aurais pas brisé tout ce verre et qui m’a donné accès, grâce aux images récoltées, à la réalité de son usine. Je remercie ma mère pour avoir passé un tournage avec du verre partout. Je remercie mon petit frère pour avoir fait la marche jusqu’au sommet et s’être levé à 4h du matin pour me filmer, et je remercie aussi mon père qui m’a donné accès à un si bel espace. Je remercie bien évidemment mon ami Maël sans qui m’a conscience politique ne se serait jamais enrichie de nombreux penseurs. Enfin je remercie tous mes mentors qui ont participé à construire le danseur et l’être politique que je suis aujourd’hui.
Le point de départ de cette recherche remonte à la composition personnelle pour mon certificat d’interprétation classique que j’ai passé il y a 3 ans. Cette composition avait pour titre Ni Dieu Ni Maître et avait pour propos l’anarchisme. La recherche chorégraphique était centrée sur la contrainte venue du haut, le poids qui écrase, et la tension du corps qui supporte, jusqu’à la rupture. Depuis cette composition mon parcours personnel n’a fait que me rapprocher des milieux politiques révolutionnaires trotskystes et anarchistes, et ma danse, même après trois ans de formation contemporaine et d’acquisition d’outils de composition plus riches, reste empreinte de ces idéologies politiques.
La danse que je veux faire est une danse qui raconte.
Et ce que je veux raconter c’est le vivre ensemble, c’est la cité des hommes, le pouvoir et la liberté.
Ce que je veux raconter c’est le politique.
En même temps, ma vie me confronte de manière de plus en plus concrète avec le monde ouvrier, ses traditions et ses corps. Ma mère et mon beau-père, qui travaillent tous les deux à l’usine, dont je vois les souffrances physiques, et qui vivent dans leurs chair 40 ans de geste soumis aux outils. Et puis dans ma chair aussi. Après quelques mois d’été à travailler dans différentes entreprises, je comprends maintenant le syndrome du canal carpien des caissières et autres travailleurs à la chaîne, je porte encore les cicatrices de travaux effectués sans les protections nécessaires, et je sais ce que veut dire l’impact psychique du 3/8.
Je comprends aussi les habitudes de cette classe dont je ne suis pas complètement issu, mais dont je me sens proche. La consommation d’alcool et de « shit » sur le lieu du travail, pour mieux résister, je le comprends. Les rapports machistes au sein d’usine composée exclusivement d’hommes, je le comprends. Je comprends aussi la solidarité qu’il doit y avoir, parce que pour résister, il faut s’entraider. Mais ce que je comprends vraiment c’est que le travail humain, la force de travail de cette classe, est exploitée par un rapport de force basé sur la propriété et que ça n’est pas quelque chose que je souhaite comme projet politique. Je me sens proche de cette classe, pas forcément sur ses constructions des rapports de genre, c’est vrai, mais sur la sincérité des rapports amicaux, sur l’authenticité de ses comportements. Quand on passe 8h devant un four, c’est plus difficile de tricher.
Ce que j’ai voulu traverser c’est l’aliénation par les gestes du travail. J’ai fait des recherches sur un catalogue de gestes du travail « à blanc », sans les outils et hors du contexte du travail réalisé par Pascale Houbin qui date des années 2000. Cette recherche est intéressante mais finalement trop esthétisante pour ce que je voulais dire. J’ai continué à chercher dans mon corps les gestes faits mémoire dans le corps des autres travailleurs. Et j’ai cherché l’aliénation.
J’ai voulu parler seul d’un projet politique… C’était d’après moi plutôt paradoxal, mais après un moment, j’ai trouvé la solution. La composition se devait d’être le plus lisible possible, et je n’ai pas cessé de veiller à la clarté de mon propos. La vidéo devait raconter une histoire, parce que sans dramaturgie, pas de compréhension univoque, pas de message. Et la vidéo devait être en trois parties ; cela pour correspondre à la dialectique qui est à la base de la philosophie hégélienne et marxiste. Autrement dit je voulais une composition pour le prix d’interprétation, suffisamment riche dans l’écriture pour vous convaincre, mais suffisamment didactique pour être comprise par tous, et respectant un plan dialectique. Le reste n’a été que labeur compositionnel et tournage épuisant, mais rien d’insurmontable.
J’ai décidé de traiter du verre pour plusieurs raisons. La première est que mon beau-père, qui figure dans la vidéo, travaille dans une usine de verre. La deuxième est l’aspect particulier de cette matière qui renvoie à beaucoup d’extrêmes : une chaleur intense pour le façonner, une rigidité énorme à froid, une fragilité dans la cassure, une dangerosité, une fois brisé, le sang qu’il fait couler en écharpant la peau, qui renvoie à la couleur dominante de mon projet, la transparence qui me permet de filmer au travers, et le bruit bien sûr. Toutes ces caractéristiques ont grandement orienté ma composition, mais ce qui m’intéressait surtout, c’est le symbole : la vitrine qui est la première chose qui est détruite pendant les révoltes, l’invisibilité de la fracture sociale qu’il représente, le « plafond de verre », les tours des multinationales, et jusque dans le contenant : le pauvre boit dans un godet, le riche dans une flûte gracile. Le verre est tellement lié à la richesse, que son histoire est presque l’histoire des inégalités de richesse. L’anthropologie nous apprend que dans certaines civilisations, des perles de verre étaient aussi précieuses que certaines gemmes.
Et enfin, la montagne. C’est là un choix plus intime, plus personnel, mais qui était comme une évidence. Je voulais filmer au lever du soleil, pour figurer le Lendemain du Grand Soir, comme si j’étais passé de l’autre côté de la vitre, mais en laissant la possibilité que ce soit un coucher de soleil rougeoyant. Et pour avoir le plus beau des leverss de soleil, j’ai trouvé dans ma mémoire, un souvenir de quand j’avais dix ans, la première fois que je me suis réveillé au milieu de la nuit pour aller avec mon père grimper en haut de cette montagne observer l’aube et le soleil se lever au-dessus des Alpes. C’est un souvenir puissant et il est très ancré dans ma vie, ayant donné par la suite une série de couchers et de levers de soleil observés depuis tous les points hauts que je pouvais trouver, des toits de Montmartre au sommet des Alpes bavaroises. Aller tourner là-bas était nécessaire.
Anarchistement vôtre.
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