
Matteo Real
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DNSP3 Danse classique 2020Danse classique
SYSTOLES
Prise de parole
Plus tôt dans l’année, mon grand frère se plaignait de douleurs à la poitrine, d’intenses fatigues et de vertiges à répétition. Après plusieurs examens médicaux, nous lui avons finalement diagnostiqué de sérieux troubles du rythme cardiaque. Le malaise de mon frère lié à ses nombreux symptômes était très inquiétant pour lui comme pour moi. C’est donc par un biais purement affectif que j’ai été amené malgré moi à m’intéresser à la complexité de l’organe central, primordial, et si lourd de sens que représente le cœur. Sur son électrocardiogramme, deux battements sur trois étaient anormaux. Cette phrase m’a particulièrement interpellé et j’ai rapidement commencé à imaginer une parallèle dans un contexte chorégraphique. La thématique du cœur s’est en effet immédiatement révélée source de beaucoup de matières et d’idées : le cœur à la fois à travers toutes les métaphores sentimentales auquel il fait écho, mais aussi la notion d’organe moteur, vital, indispensable source de vie (et donc dans ce contexte, source d’angoisse, de la mort etc.), ou encore et surtout le battement cardiaque incessant et son rythme fluctuant.
Après quelques recherches diverses autours de mon sujet, je me suis arrêté sur le travail de l’artiste et plasticien Christian Boltanski. A l’occasion de son exposition Les Archives du cœur, il a effectué l’enregistrement de battements de cœur de plusieurs centaines de personnes afin de réaliser une sonothèque qui évoque notamment le temps qui passe, la vieillesse, la mort ou la notion de mémoire de l’individu. Mais il dit notamment une phrase qui a particulièrement retenu mon attention : « C’est à la fois rassurant et inquiétant d’entendre son cœur. » J’ai alors choisi de faire ma propre expérience en utilisant un stéthoscope pour écouter mon cœur. Et j’ai d’ailleurs ainsi pu confirmer personnellement ses propos.
Pour le transposer en mouvement, la base de mon travail consistait simplement dans un premier temps à improviser avec un stéthoscope scotché au niveau du cœur pour entendre le battement de mon cœur en continue. C’est une sensation extrêmement étrange et inédite de danser en écoutant l’intérieur de son corps en direct. Le travail demandait une concentration extrême pour parvenir à garder une écoute fine du rythme cardiaque, qui devenait dès lors le moteur du mouvement. Mon corps illustrait assez naturellement ce que j’entendais et la gestuelle obtenue avait donc quelque chose de dense, profond et d’intime. J’ai vite pris conscience des changements de rythme et d’intensité des battements de mon cœur à mesure que je m’essoufflai en dansant, et j’ai donc décidé d’en jouer. Pour cela je me suis amusé à m’épuiser volontairement (en courant, sautant etc.) afin d’accélérer mon rythme cardiaque et de recommencer à improviser sur ce nouveau rythme. Ma danse devenait alors plus dynamique, plus ample et plus nuancée.
Après plusieurs semaines d’expérimentation avec le stéthoscope venait le temps d’élaborer une structure chorégraphique en utilisant le mieux possible les nombreux paramètres que peuvent nous offrir la vidéo. Ayant constaté les différences de gestuelle qu’engendrait le changement du rythme cardiaque, je décidai de donner celles-ci à voir en les confrontant directement à l’image, d’où l’idée de me « cloner ». J’ai donc choisi de créer trois partitions sonores différentes à base de battements de mon cœur (plus ou moins lent), que j’ai enregistrés en réalisant une échographie cardiaque à l’hôpital, et qui me serviraient de base pour chorégraphier les danses de mes trois clones. Ces enregistrements étaient d’autant plus intéressants que l’on entendait précisément le flux sanguin qui traverse le cœur.
Je tenais à ce que cette chorégraphie se déroule en extérieur pour mettre en parallèle l’aspect de la nature et du cœur, qui à mon sens sont tous les deux symboles de la vie d’une façon différente. Un champ de terre entièrement vierge et dégagé illustre donc en quelque sorte à la fois un rapport primitif et rudimentaire au sol et une volonté de liberté et d’expansion infinie.
Je suis ravi d’avoir pu me confronter à ce travail que j’ai d’abord vécu comme une réelle expérimentation personnelle. Cela m’a demandé beaucoup de tolérance, de patience et d’écoute de moi. La difficulté résidait notamment dans un paradoxe : la danse existe en effet la plupart du temps pour être vue, montrée alors que ce processus chorégraphique est né d’une expérience purement intime, interne presque privée. L’enjeu chorégraphique était donc de poursuivre le travail expérimental (avec le stéthoscope) sans perdre l’essence du mouvement, tout en donnant à voir une recherche de l’esthétique et une danse suffisamment déployée et inscrite dans l’espace pour atteindre le spectateur et le toucher. J’espère avoir relevé ce défi qui me tenait particulièrement à cœur.
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Que représente pour vous la danse classique en 2020 ?
Pour traiter de cette question, j’ai également tenté d’analyser pourquoi je me suis dirigé vers la danse classique et qu’est-ce qui m’a réellement décidé à vouloir en faire mon métier. La danse classique représente une grande partie de ma vie, le reflet de mes goûts, mes envies, et de mon caractère. Je me suis construit et j’ai su évoluer avec, et grâce à elle. Je me retrouve parfaitement dans cette discipline comme dans aucune autre. Et je crois sincèrement que cela est dû au fait que la danse classique est un art qui possède aujourd’hui et depuis toujours des caractéristiques uniques, qui la différencie de tous les autres arts.
Tout d’abord, la danse classique est sport extrêmement complexe, et sûrement d’ailleurs le seul sport qui est également un art. Je considère que la richesse de la danse classique réside en très grande partie dans cette dualité unique. La maîtrise de la difficulté physique et technique des mouvements exécutés doit s’allier à la dimension artistique et sentimentale. Et cela va même au delà, puisque cette dernière se doit même de masquer l’effort physique. La danse classique a pour but depuis sa création d’incarner la magnificence, la perfection, la légèreté et le spectaculaire tout en cachant sa complexité. Cela me permet donc de m’épanouir à la fois sportivement et artistiquement. J’ai besoin de sport dans ma vie, de dépassement de moi, de sensation d’accomplissement physique, et cette période de confinement n’a fait que confirmer cela. La danse classique exige une hygiène de vie stricte qui me convient tout à fait. La recherche de l’idéal et de la maîtrise absolue satisfont également à mes désirs perfectionnistes. Sans compter que la danse en tant que sport nécessite l’implication et le contrôle de chaque partie du corps sans exceptions. La rigueur et la discipline de la danse classique font appel à une structure et une logique dans laquelle je me reconnais et me sens bien.
La notion d’interprétation est également inhérente à la danse classique, et il ne serait pas possible de parler de la danse sans l’évoquer. Elle permet à tout le travail physique de prendre son sens. Si l’on schématise, l’interprétation répond en quelque sorte à la technique dans la danse. Mais les deux, technique et interprétation, sont étroitement liées et ne doivent pas paraître divisées. Les émotions transmis au spectateur émanent de ces deux notions : la beauté ou la virtuosité de la technique et la finesse de l’interprétation. Bien entendu, les émotions reçues sont également propres au spectateur et sont différentes pour chacun. Le défis du danseur est donc de marier technique et interprétation de la manière la plus naturelle possible afin de réellement impressionner le spectateur tout en le touchant profondément. C’est exactement cet équilibre que je trouve passionnant et qui représente à mes yeux tout l’intérêt exceptionnel de la danse classique aujourd’hui. Dans le répertoire de la danse dite purement classique, nous avons le plus souvent à faire à des ballets narratifs. Et il est vrai que dans un ballet narratif, l’interprétation est forcément exigée puisque le danseur incarne un personnage qui s’inscrit dans une narration. Le jeu d’acteur est alors extrêmement important. Ainsi, le corps en mouvement et les expressions du visage se doivent de correspondre aux émotions traversées par le personnage au cours de l’argument du ballet. Néanmoins nous sommes tous d’accord pour affirmer que les interprétations de différents danseurs pour le même personnage sont loin d’être toutes similaires. Chaque danseur arrive à s’approprier le personnage à sa façon malgré sa propre personnalité. Il apparaît donc que l’interprétation, même dans un ballet dont le personnage est imposé, reste personnelle et propre à chacun. Même au travers d’un ballet narratif, l’interprète est libre de développer et d’exprimer sa propre créativité. Et cela est à mon sens une chance immense réservée au danseur interprète.
La danse classique et la danse en générale est aussi l’art du corps en mouvements, ce qui signifie que l’individu lui-même est sollicité dans sa forme la plus vivante. La danse est en effet presque le seul art dont l’artiste ou danseur est le sujet même de l’œuvre finale qui est donnée à voir. Si je me permets de comparer avec d’autres formes d’arts, il apparaît clair que le musicien par exemple, n’est pas la musique qu’il produit à travers son instrument, ou le peintre n’est pas le tableau qu’il réalise mais seulement l’auteur de celui-ci. Alors que le danseur est la danse. Autrement dit, l’implication artistique du danseur est primordiale et fondamentalement singulière. Le danseur ne peut que difficilement se détacher de l’art qu’il produit puisqu’il en est lui-même l’objet. Cette idée me semble essentielle dans la description et l’explication de la danse et me paraît que trop rarement soulignée. Sans oublier le fait que le danse est un art vivant, c’est à dire qui se regarde directement sans passer par une quelconque interface. La vidéo existe depuis des années et offre désormais des possibilités extraordinaires, mais je crois que c’est seulement lors d’une représentation en direct que l’on peut apprécier pleinement le spectacle, et saisir l’essence de l’interprétation des danseurs. Encore une fois cela signifie que le danseur n’a pas le droit à l’erreur. Le fait que tout se joue sur le moment présent décuple à mon sens les émotions ressenties à la fois par le danseur et le spectateur. C’est donc là une difficulté unique que possède la danse et auquel le danseur doit faire face. Une difficulté que je qualifierai d’excitante personnellement. Cette notion est également présente chez le comédien au théâtre par exemple, qui doit aussi appréhender tout cela, mais le danseur doit en plus s’affranchir de la difficulté physique et de la notion d’esthétique.
La danse classique incarne donc à mes yeux tout ce dont j’ai besoin dans la vie pour m’épanouir pleinement. Le mariage entre maîtrise de la difficulté physique et finesse de l’interprétation et de l’esthétisme est unique dans cette discipline et en fait la plus remarquable et intéressante selon moi.
Quels enjeux de la danse classique vous interpellent-ils aujourd’hui ?
La danse classique aujourd’hui est tristement victime de l’évolution de la société. Les codes et les valeurs qu’elle représente correspondent à sa construction historique. Nous pouvons facilement constater que le répertoire classique est aujourd’hui essentiellement constitué d’œuvres anciennes, de grands ballets mythiques, mais il n’est plus du tout renouvelé et alimenté. Ces ballets ayant été chorégraphié à une autre époque et donc dans un tout autre contexte, relatent des histoires dont les codes et la morale générale ne correspondent plus du tout à ceux de notre société actuelle. Et par conséquent, les jeunes interprètes de ces ballets classiques sont face à une problématique majeure : danser et incarner les personnages de ces ballets aujourd’hui signifie-t-il cautionner et adhérer aux valeurs qu’il véhicule ? L’enjeu pour les danseurs est donc de prendre du recul et de voir la pièce comme une œuvre historique en faisant abstraction des messages de l’époque. Avec les nombreuses revendications actuelles, la question est d’autant plus inhérente au rôle incarné par les danseuses, qui dans ces ballets sont généralement prudes, délicates, et soumises aux personnages masculins. Or, nous voyons bien que la société recherche de plus en plus à s’émanciper à juste de titre de ces valeurs sexistes. Je pense que ce phénomène continuera d’évoluer, et par conséquent je ne sais pas quel avenir est réservé à la place de la danse classique dans notre monde.
Mais nous pouvons également en tant que jeunes danseurs voir les choses sous un angle plus optimiste en considérant que le champ de création et de renouveau est totalement libre. Il me paraît de notre responsabilité de donner un nouvel élan à la danse classique en tentant de la réinventer pour ne pas perdre ses nombreuses richesses et tout son intérêt. Voilà un défi qui nous permet de nous positionner plus facilement dans ce champ chorégraphique actuel un petit peu chaotique de la danse classique.
Qu’est-ce qui vous tient particulièrement à cœur dans votre engagement de danseur ?
En tant que jeune danseur, je suis assez attristé de constater que la danse n’occupe qu’une place mineure dans notre société. J’aimerais m’engager à participer à sa démocratisation de manière générale. D’une part, la danse et notamment la danse classique n’est pas accessible à tout le monde, autant du point de vue de sa pratique que de sa visibilité. Et je crois sincèrement que cela participe grandement au désintérêt grandissant que l’on peut lui porter. La danse classique ne se destine pas au grand public et cela est un problème. Ce que j’évoque dans la question précédente est évidemment aussi un facteur qui accentue ce problème. Les sujets que traitent les grands ballets classiques paraissent aujourd’hui simplets et légers sur le plan psychologique. J’aimerai donc m’engager à participer à la démocratisation de la danse classique par tous les moyens possibles. Par exemple, je suis notamment surpris, voire scandalisé que des journalistes à la télévision posent encore la question aujourd’hui à des danseurs classiques « Est-ce que la danse classique est un sport ? », quand on sait à quel point cela est éprouvant physiquement. Cela est pour moi révélateur du manque énorme de visibilité lié à la danse. La question ne serait pas posée si le contenu du cours de danse classique et sa complexité étaient montrés et exposés à tout un chacun. Évidemment, cette question naît également du fait que, comme je l’exprimais précédemment, l’essence de la danse classique réside dans la dissimulation de ses difficultés. Cependant le monde de la danse est petit et manque cruellement de reconnaissance. La notion d’élargir la démocratisation de la danse classique est donc un point primordial de mon engament de danseur afin de rendre honneur à la discipline que j’aime tant.
Sur un tout autre sujet, l’évolution et la modernisation de la danse a tendance à mes yeux à placer la notion d’esthétisme de la danse en second plan ou du moins à la relativiser. Je crois que cela est une erreur ou en tout cas un dommage qui n’est pas nécessaire. La place revient aujourd’hui de plus en plus à la théorie, à la réflexion, aux sensations corporelles etc. Et toutes ces notions sont extrêmement intéressantes et ne doivent pas être négligées. Cependant je considère que l’essence de la danse doit demeurer non pas forcément l’atteinte de la beauté pure, mais au moins dans la recherche d’un esthétisme singulier. Il me paraît primordial que le travail chorégraphique aboutisse à une œuvre dont les formes corporelles soient précises et signifiantes d’une pensée volontaire quelle qu’elle soit.