L’ornement et le tempo dans les pièces de l’école française de clavecin
« École française de clavecin » est la désignation donnée aux clavecinistes-compositeurs qui se sont succédés du XVIIe siècle au XVIIIe siècle en France. Le père considéré de cette école est Jacques Champion de Chambonnières dont le premier livre a été édité en 1670. Pour cette communication, nous nous limiterons à l’étude des pièces de clavecin du début du mouvement français, allant des œuvres de Jacques Champion de Chambonnières de 1670 à celles du premier livre de François Couperin de 1713.
Cette période de l’école française de clavecin a une esthétique bien particulière. La perte des codes, par le temps, en rend la lecture difficile, lecture plus ardue, pour nous musiciens et musicologues des XXe et XXIe siècles. Les questions qu’il pose à l’interprète en sont d’autant plus intéressantes. En effet, l’esprit des pièces de clavecin conserve une certaine obscurité pour les interprètes modernes. Ce sont des pièces de danse (la question de pièces dansées reste entière), parfois des pièces à titre (dont le caractère supposé reste la ligne interprétative directrice), et elles sont très rarement accompagnées des annotations « gravement » ou « gayement » qui indiquent le mouvement.
Se pose avec difficultés la question du choix du tempo pour ce répertoire si éloigné de nous. Comment décider d’un tempo pour des pièces qui illustrent des danses que nous ne pratiquons plus, sans compter qu’elles n’étaient vraisemblablement pas destinées à être dansées lors de leur exécution ? Comment décider d’un tempo d’après un caractère indiqué par le titre ou sous le titre de l’œuvre, avec des termes dont le sens véritable nous échappe aujourd’hui ?
L’ornement, l’élément musical indissociable de cette esthétique pour clavecin – et énigmatique car sa pratique s’est clairement modifiée dans les courants musicaux postérieurs – pourrait apporter des réponses à ces questions. En effet, embellissement commun au XVIIe siècle mais redouté au XXe siècle, l’ornement appartient à un système musical global. Sa nature, sa diversité et sa fréquence dépendent entièrement de l’œuvre à laquelle il appartient. Ainsi, l’écriture de l’ornement complète les indications de danse, de caractère et de mouvement. Mais il possède aussi sa propre temporalité. De fait, le geste musical du claveciniste suscite une composante importante de l’interprétation : le débit de l’ornement.
Nous proposons une étude du tempo des pièces de clavecin éditées entre 1670 et 1713 sous l’angle de l’ornement. Nous analyserons les indications de danse et de mouvement au regard des ornements, puis nous nous intéresserons au rôle de l’ornement dans le choix du tempo des pièces. L’intimité qui existe entre tempo et ornement induit l’étude du débit des ornements, ce qui nous dirigera essentiellement vers l’analyse de la vitesse des battements de certains agréments.
La relativité des indications de danse et de mouvement
Le choix du tempo est important. Trop rapide, l’indépendance des mains disparaît, trop lent, la gestion dynamique du son est laborieuse pour l’interprète. Ces difficultés, l’auditeur les entend. Les textes des clavecinistes du tournant du XVIIe siècle nous apportent des débuts d’explications concernant le choix du tempo, comme chez Nicolas Siret dans son avertissement de 1710 :
Dans les premieres parties des Ouvertures, dans les Allemandes, les Sarabandes, et la Passacaille, Le mouvement de ces pieces êtant, ou lent ou grave […] dans les Reprises des Ouvertures, dans les Courantes, les Gigues, les Gavottes et les Menuets, […] le mouvement de ces pièces êtant ou vif ou leger. [1]
Certains compositeurs ajoutent une simple indication de mouvement sous le titre de la pièce, tels Nicolas Lebègue, Jean-Henry d’Anglebert, Charles Dieupart, Louis-Nicolas Clérambault, Gaspard Le Roux, Nicolas Siret lui-même et François Couperin. Pour ce dernier, un même terme est souvent associé à un second qui lui apporte une nuance (La Milordine « Gracieusement et légèrement » ; La Logivière « Majestueusement sans lenteur »). Voici, en exemple, les précisions données par Gaspard Le Roux dans son recueil de pièces de clavecin de 1705 :
- Allemande en la majeur : « Allemande Gaye »
- Allemande en fa dièse mineur : « Allemande Gaye »
- Allemande en ré majeur : « Allemande Grave »
- Allemande en fa majeur : « Allemande Grave »
- Sarabande en rondeau en fa dièse mineur : « Sarabande Grave »
- La Favoritte : « un peu lentement »
- La Bel-ebat : « gaiemt »
- La Piece dans titre : « gayement » [2].
Parfois même, des ajouts manuscrits anonymes enrichissent les indications du compositeur :
- Sarabande en ré mineur : « Sarabande grave »
- Sarabande en ré majeur : « Sarabande gaye » [3].
Mais ces précisions ne suffisent pas à reconnaître le tempo. En 1702, le théoricien et claveciniste Saint-Lambert indique qu’il est impossible pour l’interprète de comprendre les intentions réelles de l’auteur par les simples caractérisations de mouvements et de mesures :
Tout Homme du Métier qui joüe la Pièce qu’un autre a composé, ne s’attache pas tant à donner à cette Pièce le mouvement que l’Auteur a voulu marquer par le Signe qu’il a mis au commencement, qu’à luy en donner un qui satisfasse son goût ; & ce qui le porte à cela, est qu’il est persuadé, que quelque soin qu’il se donne, il ne sçauroit rencontrer que par hazard la veritable intention de l’Auteur : car il voit bien, si le Compositeur de cette Pièce a marqué par son Signe qu’on la doit joüer gravement ou gayement, &c. mais il ne sçait pas précisément ce que ce Compositeur entend par gravement ou gayement ; parce que l’un peut entendre d’une façon, & l’autre d’une autre. Pour sçavoir au juste la vraye signification des Signes, à l’égard du mouvement, il faudroit que tous les Musiciens se fussent assemblez, & que dans un Concert général, par une démonstration exposée aux yeux, ou plutôt aux oreilles de tous, ils fussent convenus de ce qu’on peut entendre par le mouvement du Signe majeur, par celuy du Signe mineur & autres. […] Les Signes ne marquent donc le mouvement des Pièces que tres imparfaitement ; & les Musiciens qui en sentent le défaut, ajoûtent souvent au Signe dans les Pièces qu’ils composent, quelqu’un de ces mots, lentement, gravement legerement, gayement, vîte, fort vîte, & semblables, pour suppléer par-là à l’impuissance du Signe, à exprimer leur intention. [4]
Comme l’écrit Saint-Lambert, la grille de lecture des indications de mesures [5] est difficile. Nous ne nous attardons donc pas sur cet élément.
Quel autre moyen permettrait d’affiner la reconnaissance du tempo ? Puisque nous sommes dans la danse, les danseurs aujourd’hui pourraient par leurs pas donner des indications précises qui compléteraient les définitions parvenues jusqu’à nous – définitions dont les explications restent des guides insuffisants comme les annotations du mouvement. Même si ces pièces de clavecin n’étaient pas écrites pour la danse, c’est elle qui guide les compositeurs du règne de Louis XIV, ainsi que l’écrit le musicologue Michel Laizé en 1996 :
Enfin, les pièces, de danses ornées dans les suites instrumentales doivent sûrement être ralenties comme le suggère M. de Saint-Lambert pour le menuet [6], mais dans quelle mesure ? Sûrement pas la moitié du mouvement ! Certes, on peut noter la différence assez marquée entre l’écriture relativement simple du répertoire dansé et la densité du texte musical pour les pièces destinées avant tout à la pratique instrumentale. Mais cela n’exclut pas l’emploi de passages techniquement exigeants et difficiles dans le répertoire à danser. Certaines pages de l’Affilard demandent une grande vitesse d’agrémentation (gavotte, chaconne). Au contraire, des pièces instrumentales sont presque exécutables au tempo à danser (Menuet en ré de Louis Marchand, Chaconne de Phaéton de Lully transcrite par Jean-Henry d’Anglebert). Ce qui ressort des sources, c’est en général la rapidité qui a pour conséquence d’exiger beaucoup de virtuosité de la part de l’interprète. [7]
Dans cette citation, le musicologue Michel Laizé suggère donc un lien fort entre la danse et le tempo au-delà des exigences techniques de la pièce. L’ornement semble être un indicateur complémentaire au mouvement de chaque morceau.
L’ornement, indicateur complémentaire à la danse et au mouvement
Kenneth Gilbert, dans la préface de la réédition des œuvres de Jean-Henry d’Anglebert en 1975, explique le choix des tempos par la proportionnalité du nombre d’agréments :
À plusieurs reprises, d’Anglebert indique lentement au début de gavottes, menuets, gaillardes. Ses gavottes, par exemple, avec leur riche ornementation qui exclut tout tempo rapide, sont du type de celles de François Couperin (1er, 2e, 3e et 8e Ordres). Dans quelques cas, j’ai ajouté le mot lentement entre crochets, lorsque j’ai eu l’impression qu’il manquait. [8]
Kenneth Gilbert pose ici un problème : le nombre d’agréments varie-t-il selon le type d’une danse ? Cette première question en amène une seconde : un mouvement rapide a-t-il moins d’agréments qu’un mouvement lent ?
Répondons d’abord à la première question. Le paysage musical des XVIIe et XVIIIe siècles est plus complexe qu’une simple règle. Les pourcentages de taux d’agréments [9] indiquent que, malgré une certaine régularité d’écriture, il y a des exceptions. Par exemple, chez Jacques Champion de Chambonnières, les allemandes ont toutes entre 12,46 % et 15,46 % d’agréments à l’exception de la dernière avec 20,54 %. Chez Louis-Nicolas Clérambault, le taux double presque entre ses deux gigues : de 9,20 % (Gigue en ut mineur) à 16,67 % (Gigue en ut majeur). L’exemple ci-dessous des taux d’agréments de toutes les allemandes éditées de 1670 à 1713 montre la variété des taux. Le taux global d’agréments dans les allemandes est de 15,96 % :

Taux d’agréments dans les allemandes des pièces de clavecin éditées en France entre 1670 et 1713.
Le résultat est aussi nuancé pour chaque type de danses (courantes, sarabandes, gigues, menuets, gavottes, gaillardes [10]). La sarabande semble être la danse apportant le moins de variations de taux. Chez Élisabeth Jacquet de La Guerre, le genre de la chaconne, dont elle n’a écrit que deux exemplaires, est orné de manière régulière. Chez Louis Marchand, avec trois pièces, ce sont les allemandes qui apportent une continuité d’écriture ornée. Pour ces deux cas, le nombre d’exemplaires étant restreint, la conclusion tirée doit être relativisée.
Répondons maintenant à la seconde question amenée par la citation du claveciniste Kenneth Gilbert. Y a-t-il un lien entre indication de mouvement et pourcentages ornés ? Les indications de mouvement, encore discrètes au XVIIe siècle, se banalisent au XVIIIe siècle et vont vite se mêler et se mélanger aux indications de caractère. Rappelons que le claveciniste-compositeur Gaspard Le Roux dans son avertissement de 1705 divise ses pièces en deux tempos et caractères : les lents ce qui correspond aux graves, et les vifs qui correspondent aux légers. À ce dernier tempo nous ajoutons le caractère de gaiement ou gaie, car en 1702, Saint-Lambert catégorise deux types de danses principales : « gravement ou gayement ». Nous ajoutons aussi celui de légèrement, apparaissant plus tard chez François Couperin.
À partir d’une liste reprenant cette catégorisation en deux types de mouvement, nous proposons des schémas comparant les taux d’agréments [11]. Dans le schéma ci-dessous, nous observons que les lignes des danses gaies, vives et légèrement (en gris) indiquent une écriture ornée très disparate au sein de cette catégorisation. Il en est de même pour les danses lentes et graves (en noir), avec une légère exception sur les quatre premières danses indiquées lentes dans le livre de Nicolas Lebègue [12]. La comparaison entre les deux types de danses manifeste une légère tendance, non systématique, de plus orner les danses dites lentes et de moins orner les danses dites rapides :

Comparaison des taux d’agréments entre les pièces lentes et les pièces vives [13].
En effet, le taux moyen des pièces dites lentes ou graves est de 20,10 %. Celle des pièces dites vives, légèrement et gaies est de 14,9 %. Ces chiffres confirment la phrase de Carl Philipp Emanuel Bach : « Nous verrons également que les agréments s’utilisent davantage dans les mouvements lents ou modérés que dans les mouvements rapides. » [14]
Ainsi, les agréments, pareillement aux indications de mesure, aux titres de danses, mais aussi aux indications de mouvement, participent à la compréhension du tempo. Mais sortis du contexte de la pièce, leurs taux ne sont aucunement des caractérisations de danses. Ils accompagnent de manière relative les indications de mouvement.
Ce constat est confirmé lors des changements de tempo au sein d’une pièce. Les agréments mettent alors en valeur la modification de l’allure. C’est le cas, par exemple, des ouvertures de Charles Dieupart, en trois mouvements. Dans l’extrait ci-dessous, le passage au mouvement lent est caractérisé par un rythme orné différent et plus riche que la partie précédente indiquée gay.

Charles Dieupart, Ouverture en la majeur.
Chez Jacques Champion de Chambonnières, comme dans la Pavane L’Entretien des Dieux, à la mesure 32, les pincés et tremblements mélodiques mettent en valeur la durée des blanches après un passage diminué et indiquent le changement de tempo.

Jacques Champion de Chambonnières, Pavane L’Entretien des Dieux, sol mineur, mes. 29-34.
Chez Jean-François Dandrieu, à la mesure 1 de la Courante en ré mineur, un tremblement redonne l’impulsion que la pièce avait perdue après un arpège écrit (cf. aussi Deuxième courante en ré mineur : mes. 1 avec le pincé, mes. 2 avec les tremblements sur les temps). Cet exemple nous apporte encore un effet de contraste et donc de mouvement.

Jean-François Dandrieu, Courante en ré mineur, mes.1 et Deuxième courante en ré mineur, mes. 1.
Accompagnant les indications de mouvement et de danse, l’ornement offre une précision supplémentaire pour choisir le tempo. Son abondance dans le répertoire des pièces de clavecin de l’école française en fait aussi un réducteur de vitesse, vitesse tempérée par les contraintes techniques du geste de l’interprète.
L’ornement garde-fou du tempo (inégalité, asynchronisation et richesse ornée)
En premier lieu, dans ce répertoire, l’ornement est dans l’inégalité et sert cette inégalité.
Le jeu de l’époque est marqué par une rythmique enlevée des croches qui apportent du mouvement. Les croches doivent être jouées de manière inégale, la première étant légèrement plus longue que la seconde. Aucune règle fixe quant à ce principe qui doit, à l’image de l’agrément, paraître libre et nonchalant. Ce rubato est un véritable ornement dans la musique des XVIIe et XVIIIe siècles. D’ailleurs, son opposé, le rythme lombard, est indiqué par des signes proches des coulés ou chutes, comme pour le jeu égal [15]. La pratique du jeu inégal existe depuis longtemps en France. Un des plus anciens textes connus est celui du théoricien Loys Bourgeois en 1550 dans son ouvrage Le Droict Chemin de musique [16]. Au tournant du XVIIe siècle, cette pratique est sous-entendue pour les musiciens. Les clavecinistes ne l’évoquent pas avant François Couperin en 1716 dans L’Art de toucher le clavecin [17]. En 1709, Montéclair écrit sur le sujet dans sa Nouvelle Méthode où il conclut par une phrase qui s’applique tout autant aux agréments : « il est très difficile de donner des principes généraux sur l’égalité ou sur l’inegalité des notes, car c’est le gout des Pieces que l’on chante qui en decide. » [18]
La place des agréments dans les pièces de clavecin de l’école française rappelle à l’interprète l’inégalité des croches ; dans le cas de l’allemande, ce sont les doubles-croches qui sont alors agrémentées. Souvent placés sur la première croche d’un groupe de deux croches, les agréments accentuent l’inégalité et participent au mouvement (cf. exemple ci-dessous d’Élisabeth Jacquet de La Guerre). Chez Jean-Henry d’Anglebert, les rythmes lombards ne sont jamais agrémentés comme les croches inégales, nous le voyons ci-dessous. Les premières croches sont agrémentées sauf celle avec la liaison du lombard. La croche lombarde doit être jouée plus courte et ne peut contenir un agrément :

Élisabeth Jacquet de La Guerre, Gavotte en la mineur, mes. 13 ; Jean-Henry d’Anglebert, Seconde courante en sol majeur, mes. 1 et 2.
L’agrément participe au mouvement de ces inégalités, de Jacques Champion de Chambonnières à François Couperin. Le plus souvent, c’est le tremblement qui joue ce rôle.
Nous ne devons pas oublier que l’inégalité se joue aussi entre les deux mains, créant par là un double mouvement. Le tempo doit être alors choisi avec délicatesse afin de permettre aux croisements rythmiques des lignes mélodiques de sonner. Ce décalage luthé incessant entre les voix est présent dès le XVIIe siècle. Il n’était pas toujours écrit et devait être induit dans la plupart des pièces. Par exemple, Jean-Henry d’Anglebert écrit des notes pointées superposées à ce qui semble être un rythme lombard dans la Sarabande en ré mineur, à la mesure 26 (Jean-Philippe Rameau fera de même en 1706 dans sa Gavotte en la mineur aux mesures 26 et 30). L’ornement va participer à la mise en place de ce jeu indépendant des mains comme chez Élisabeth Jacquet de La Guerre, Jean-Henry d’Anglebert, Louis Marchand, Louis-Nicolas Clérambault ou Jean-François Dandrieu. Ce dernier va développer l’effet flouté par la superposition de chutes avant le temps sur des croches égales. À ce jeu du mouvement, c’est Gaspard Le Roux qui est le plus prolixe, accumulant lombards et séparés, ports de voix, chutes avant le temps, renouvelant sans cesse les mélanges. L’agrégat de ces agréments fait perdre la pulsation et ajoute une dynamique grâce à une écriture rythmique différenciée des deux mains. Nicolas Siret ou François Couperin n’ont pas à pâlir dans ce style. Dans l’exemple suivant de Gaspard Le Roux, les agréments effacent toute verticalité :

Gaspard Le Roux, Sarabande grave en rondeau en fa dièse mineur, mes. 1-3 (Coulés, tremblement, ports de voix et pincé, ports de voix, chutes, séparés).
Ce jeu coulant concernant tous les agréments dont l’interprétation engendre un effet surlié crée une irrégularité des durées dont le mélange complexe impose un cadre – et donc un tempo, techniquement jouable et esthétiquement audible. En 2009, le journaliste Jacques Drillon a observé ce travail d’orfèvre de l’interprète face au mouvement. Il évoque son écoute d’un menuet de la Suite française de Bach joué par Gustav Leonhardt :
J’ai passé la bande enregistrée en ralentissant la vitesse de moitié. Sous cette loupe sonore, il ne jouait pas deux notes de la même longueur : certaines chevauchaient la suivante, d’autres étaient brutalement interrompues. De multiples et minuscules silences étaient distribués, comme à l’aveuglette. Rapportée au déroulement normal de la bande, cette irrégularité manifeste devient une orfèvrerie du presque-rien, comparable à celle des miniaturistes les plus fous. [19]
La limite technique et esthétique de l’inégalité et de l’asynchronisation des mains permet d’apporter une précision dans le choix du tempo. La richesse ornée est le troisième régulateur de tempo.
Rappelons que la limite du geste technique est relative à tout un chacun mais que l’excès démonstratif est condamné par les musiciens de notre période d’étude qui recommandent la « netteté » de l’interprétation comme Lecerf de la Viéville de Fresneuse en 1705 [20]. Les simples des morceaux sont souvent très ornés, leurs doubles ajoutent par les diminutions une virtuosité supplémentaire. Ces richesses que l’on retrouve dans les petites reprises ou les cadences finales et les couplets les plus riches des variations, précisent les bornes de vitesse. Dans la limite d’une technique d’instrument que nous ignorons aussi, car nous ne connaissons pas les possibilités et capacités des clavecinistes sur leurs clavecins au tournant du XVIIe siècle, nous pouvons imaginer ces tempos.

François Couperin, Les Nonètes, petite reprise.
Dans ce passage des Nonètes de François Couperin, les interprètes ont ainsi des approches différentes du tempo en fonction de leur compréhension des tremblements (ou inversement). Certains vont exécuter des tremblements liés afin de présenter un tempo allant. D’autres vont choisir un tempo plus lent pour jouer des tremblements attaqués par la note supérieure.
Nous constatons ici que les connaissances de l’interprétation de l’ornement sont indispensables dans le choix du tempo de l’œuvre. Le tempo de l’ornement prédéfinit celui de la pièce.
Le tempo de l’ornement
Attardons-nous sur le geste du battement qui nécessite un certain temps d’exécution.
Le geste du battement est présent dans une majorité des agréments : tremblements et dérivés, pincés, ports de voix et pincés. Les conseils d’interprétation sur ce geste peuvent servir une grande partie des autres agréments : tour de gosier, double chute, coulé. C’est pour cela que le battement est un sujet cher à nos compositeurs. Son interprétation, comme le montre la citation de 1680 de l’abbé Gallois semble poser des difficultés même au XVIIe siècle. Le son doit être léger et précis afin de ne pas tomber dans la démonstration :
Car quand on les examine de bien près [ceux qui ont ce grand brillant & cette prompte execution] on trouve que leurs cadences sont souvent très pressées, & par conséquent très rudes, estant produites par un trop grand feu : qu’elles sont battües inégalement, & mal soûtenuës ; ce qui les prive de l’agrement le plus beau qu’il y ait dans le jeu ; puis qu’il n’y a rien qui l’embellisse plus, ny qui le fasse paroître d’avantage que de battre également & de bien soutenir […] leur jeu est souvent embroüillé […] ou qu’ils frappent les touches au lieu de les couler. […] enfin, on n’observe dans leur jeu qu’une perpétuelle cadence, qui empêche qu’on entende distinctement le chant de la piece : et ils y font continuelement des passages, particulierement d’une touche à son octave ; ce que Chambonniere, appelloit avec raison chaudronnier. Voilà les défauts ou sont ceux qui suivent cette manière brillante de joüer, pour ébloüir le monde, à qui l’ignorance ne permet pas de les reconnoître. [21]
Si l’on observe seulement les taux des tremblements et celui des pincés dans toutes les pièces de clavecin de 1670 à 1713, nous arrivons à une moyenne de 74,98 % sur la totalité des agréments notés dans les partitions. La forte présence du battement banalise peut-être son geste. Les battements sont trop souvent bâclés, ou au contraire le prétexte à un élan virtuose injustifié qui en supprime toute la subtilité et la beauté exigées par les musiciens du tournant du XVIIe siècle. Les écrits de certains clavecinistes prêtent à confusion et engendrent parfois cette interprétation, semble-t-il, irrecevable. Par exemple, en 1702, dans les Principes du clavecin, Saint-Lambert, après avoir détaillé sur plusieurs pages l’interprétation du tremblement [22], finit dans sa conclusion, une dizaine de pages plus loin, par écrire un point très étonnant sur la quantité des battements et non sur leur qualité : « Dans tous les Agrémens, la quantité de Notes qu’on doit emprunter pour les faire, & la quantité de fois qu’on les doit toucher sont limitées, excepté seulement dans le Tremblement, dont on fait le battement le plus vîte que l’ont peut, & plus on le fait vîte, plus il y entre de Notes. » [23]
François Couperin revient à plusieurs reprises sur l’interprétation des battements dans L’Art de toucher le clavecin : « que tous les agrémens soient bien précis ; que ceux qui sont composés de battemens soient faits bien également ; et par une gradation imperceptible. »[24] Il insiste sur cette gradation imperceptible en nous rappelant que l’écrit figé de la table ne correspond pas à la réalité de l’interprétation : « Quoi que les tremblements soient marqués égaux, dans la table des agrémens de mon premier livre, ils doivent cependant commencer plus lentement qu’ils ne finissent : mais, cette gradation doit être imperceptible. » [25] Saint-Lambert conseille aussi cette gradation sur les battements des tremblements des notes longues [26], tout comme le théoricien et chanteur Bacilly qui insiste sur l’adaptation de l’interprétation au contexte musical :
Quant à la cadence trop lente, on pourroit dire en un besoin que la mariée seroit trop belle, puisque la lenteur en est une perfection, pourvu que sur la fin on la presse un peu plus qu’on ne le fait au commencement. […] Cette lenteur est un avantage pour les cadences et tremblements, qui se font dans les endroits plus considérables, comme dans les finales. [27]
En chant, cette progression des battements était courante au début du XVIIIe siècle, connue sous le nom de cadence à progression. En 1766, l’abbé Lacassagne déconseille cet agrément, passé de mode : « Ceux qui sont encore attachés aux anciennes rubriques, blâmeront peut-être la suppression de la cadence à progression. On ne la supprime qu’après avoir consulté des personnes de l’Art de de Goût. » [28] Il en donne une transcription rythmique claire et précise allant progressivement du battement à la noire jusqu’à la triple croche.
Ainsi, progression et vitesse du battement des agréments doivent sonner clairement dans les pièces de clavecin. Ces conseils de précision et de virtuosité, une fois appliqués, complètent les autres indications de tempo : accumulation des ornements, inégalités et indépendance des mains, titres de danses et indications de mouvement. La partition éditée nous apporte une grande variété de pistes de compréhension. À nous, interprètes et musicologues, de les remarquer… et surtout de les déchiffrer et de les assimiler.
Pour citer cet article :
DOS REIS Chloé, « L’ornement et le tempo dans les pièces de l’école française de clavecin », Actes du colloque Le Tempo dans l'acte de performance (30-31 mars 2017), Université de Bourgogne / Conservatoire de Paris (CNSMDP), Les Éditions du Conservatoire, 2021, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/lornement-et-le-tempo-dans-les-pieces-de-lecole-francaise-de-clavecin
[1] Nicolas Siret, Pièces de clavecin dédiées à Monsieur Couperin, Paris, C. Ballard, Foucault, ca 1707-11.
[2] Gaspard Le Roux, Pièces de clavessin, Paris, Foucault, 1705.
[3] Exemplaire de la première édition : Bibliothèque nationale de France, département Musique, F-Pn Vm7 1858.
[4] Michel de Saint-Lambert, Les principes du clavecin, Paris, Ballard, 1702 ; rééd. fac-similé, Genève, Minkoff, 1974, p. 24-25.
[5] Les traités abordant l’explication des indications de mesures ne manquent pas en cette période. Beaucoup de théoriciens, dont Saint-Lambert, ont consacré un chapitre long sur le sujet.
[6] Michel de Saint-Lambert, op. cit., p. 19.
[7] Michel Laizé, « Une application de l’étude du pendule », Le mouvement en musique baroque, dir. Hervé Lacombe, Metz, Éditions Serpenoise, 1996, p. 48.
[8] Kenneth Gilbert, « Préface », Pièces de clavecin de J.-H. d’Anglebert, Le Pupitre, éd. Heugel, 1975, Paris, p. IV.
[9] Nous avons calculé ces taux de la manière suivante : les notes de chaque pièce ont été comptabilisées, puis le rapport entre le nombre d’agréments et le nombre de notes a été calculé. Ce rapport permet d’obtenir les taux d’agréments par pièce. Seules les œuvres éditées ont servi de source à cette analyse.
Le schéma témoigne aussi de l’attrait des danses en fonction des compositeurs puisque, plus la ligne est longue, plus le compositeur a écrit de pièces par danse
[10] Cf. Chloé Dos Reis, « Annexe 232 : Schémas et chiffres des taux d’agréments dans les principales danses par compositeur », Les ornements dans les pièces de clavecin seul de l’école française de 1670 à 1713 : analyse et interprétation, thèse de doctorat en musicologie, Université Paris-Sorbonne, 2016.
[11] Nous ne joignons pas à la liste les sections de pièces qui ont des indications, comme chez Charles Dieupart, Louis-Nicolas Clérambault ou François Couperin, mais uniquement les danses dont l’indication concerne la pièce entière. De plus, chez Gaspard Le Roux, deux sarabandes ont des ajouts manuscrits de mouvements que nous n’insérons pas non plus dans la liste, puisque nous ignorons qui est l’auteur de ces annotations.
[12] Courante en D la ré sol : courante grave ; Sarabande en D# : sarabande grave ; Chaconne en D# : chaconne grave ; Courante en G ré sol ut b : courante grave.
[13] Chaque ligne correspond à un compositeur.
[14] Carl Philipp Emanuel Bach, Versuch über die wahre Art das Clavier zu spielen, Berlin, Henning, 1753, p. 99.
[15] Cf. Chloé Dos Reis, « Chapitre 2.1.2.3.5. Signe du coulé dont les points marquent que la seconde notte de chaque tems doit être plus appuyée [lombard] », Les ornements dans les pièces de clavecin seul de l’école française de 1670 à 1713 : analyse et interprétation, thèse de doctorat en musicologie, Université Paris-Sorbonne, 2016.
[16] Loys Bourgeois, Le droict chemin de musique avec la manière de chanter les Pseaumes par usage ou ruse..., Genève, 1550.
[17] François Couperin, L’Art de toucher le Clavecin, Paris, l’Auteur, Foucault, 1716 ; rééd. fac-similé Hachette Livre BNF, 2012, p. 38-40.
[18] Michel Pignolet de Montéclair, Nouvelle méthode pour apprendre la musique par des démonstrations faciles, Paris, l’Auteur, 1709, p. 15. Cf. aussi Michel Pignolet de Montéclair, Principes de musique. Divisez en quatre parties […], Paris, Vve Boivin, 1736, p. 30.
[19] Jacques Drillon, Sur Leonhardt, Paris, Gallimard, 2009, p. 71.
[20] « Comptez que cinq cents joüeurs de Luth, de Clavessin, &c. il n’y en aura pas dix qui arrivent à joüer aussi nettement qu’on a le droit de l’exiger d’eux. Et sans netteté, qu’est-ce qu’une Pièce de Luth ou de Clavessin ? Un bruit, un tintamarre d’accords où on ne comprend rien. » Jean-Laurent Lecerf de la Viéville de Fresneuse, Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise, 2e édition, Bruxelles, Foppens, 1705, p. 335.
[21] Jean Le Gallois, Lettre de Mr Le Gallois à Melle Regnault de Solier touchant la Musique, Paris, 1680, p. 76-77.
[22] Michel de Saint-Lambert, op. cit., p. 43-47.
[23] Michel de Saint-Lambert, op. cit., p. 58.
[24] François Couperin, L’Art de toucher le Clavecin, 2e édition, Paris, l’Auteur, Boivin, Leclerc, 1717, p. 61.
[25] Ibid., p. 17.
[26] Cf. Michel de Saint-Lambert, op. cit., p. 43. « Quand le tremblement doit être long, il est plus beau de le battre lentement d’abord, & de ne le presser qu’à la fin, mais quand il est court il doit toûjours être promt. »
[27] Bénigne de Bacilly, Remarques curieuses sur l’art de bien chanter, Paris, l'Auteur, Robert Ballard, 1668, p. 165.
[28] Joseph Lacassagne, Traité général des élémens du chant, Paris, l’Auteur, 1766, p. 48.