L’ornement et le tempo dans les pièces de l’école française de clavecin
« École française de clavecin » est la désignation donnée aux clavecinistes-compositeurs qui se sont succédés du XVIIe siècle au XVIIIe siècle en France. Le père considéré de cette école est Jacques Champion de Chambonnières dont le premier livre a été édité en 1670. Pour cette communication, nous nous limiterons à l’étude des pièces de clavecin du début du mouvement français, allant des œuvres de Jacques Champion de Chambonnières de 1670 à celles du premier livre de François Couperin de 1713.
Cette période de l’école française de clavecin a une esthétique bien particulière. La perte des codes, par le temps, en rend la lecture difficile, lecture plus ardue, pour nous musiciens et musicologues des XXe et XXIe siècles. Les questions qu’il pose à l’interprète en sont d’autant plus intéressantes. En effet, l’esprit des pièces de clavecin conserve une certaine obscurité pour les interprètes modernes. Ce sont des pièces de danse (la question de pièces dansées reste entière), parfois des pièces à titre (dont le caractère supposé reste la ligne interprétative directrice), et elles sont très rarement accompagnées des annotations « gravement » ou « gayement » qui indiquent le mouvement.
Se pose avec difficultés la question du choix du tempo pour ce répertoire si éloigné de nous. Comment décider d’un tempo pour des pièces qui illustrent des danses que nous ne pratiquons plus, sans compter qu’elles n’étaient vraisemblablement pas destinées à être dansées lors de leur exécution ? Comment décider d’un tempo d’après un caractère indiqué par le titre ou sous le titre de l’œuvre, avec des termes dont le sens véritable nous échappe aujourd’hui ?
L’ornement, l’élément musical indissociable de cette esthétique pour clavecin – et énigmatique car sa pratique s’est clairement modifiée dans les courants musicaux postérieurs – pourrait apporter des réponses à ces questions. En effet, embellissement commun au XVIIe siècle mais redouté au XXe siècle, l’ornement appartient à un système musical global. Sa nature, sa diversité et sa fréquence dépendent entièrement de l’œuvre à laquelle il appartient. Ainsi, l’écriture de l’ornement complète les indications de danse, de caractère et de mouvement. Mais il possède aussi sa propre temporalité. De fait, le geste musical du claveciniste suscite une composante importante de l’interprétation : le débit de l’ornement.
Nous proposons une étude du tempo des pièces de clavecin éditées entre 1670 et 1713 sous l’angle de l’ornement. Nous analyserons les indications de danse et de mouvement au regard des ornements, puis nous nous intéresserons au rôle de l’ornement dans le choix du tempo des pièces. L’intimité qui existe entre tempo et ornement induit l’étude du débit des ornements, ce qui nous dirigera essentiellement vers l’analyse de la vitesse des battements de certains agréments.
La relativité des indications de danse et de mouvement
Le choix du tempo est important. Trop rapide, l’indépendance des mains disparaît, trop lent, la gestion dynamique du son est laborieuse pour l’interprète. Ces difficultés, l’auditeur les entend. Les textes des clavecinistes du tournant du XVIIe siècle nous apportent des débuts d’explications concernant le choix du tempo, comme chez Nicolas Siret dans son avertissement de 1710 :
Dans les premieres parties des Ouvertures, dans les Allemandes, les Sarabandes, et la Passacaille, Le mouvement de ces pieces êtant, ou lent ou grave […] dans les Reprises des Ouvertures, dans les Courantes, les Gigues, les Gavottes et les Menuets, […] le mouvement de ces pièces êtant ou vif ou leger. [1]
Certains compositeurs ajoutent une simple indication de mouvement sous le titre de la pièce, tels Nicolas Lebègue, Jean-Henry d’Anglebert, Charles Dieupart, Louis-Nicolas Clérambault, Gaspard Le Roux, Nicolas Siret lui-même et François Couperin. Pour ce dernier, un même terme est souvent associé à un second qui lui apporte une nuance (La Milordine « Gracieusement et légèrement » ; La Logivière « Majestueusement sans lenteur »). Voici, en exemple, les précisions données par Gaspard Le Roux dans son recueil de pièces de clavecin de 1705 :
- Allemande en la majeur : « Allemande Gaye »
- Allemande en fa dièse mineur : « Allemande Gaye »
- Allemande en ré majeur : « Allemande Grave »
- Allemande en fa majeur : « Allemande Grave »
- Sarabande en rondeau en fa dièse mineur : « Sarabande Grave »
- La Favoritte : « un peu lentement »
- La Bel-ebat : « gaiemt »
- La Piece dans titre : « gayement » [2].
Parfois même, des ajouts manuscrits anonymes enrichissent les indications du compositeur :
- Sarabande en ré mineur : « Sarabande grave »
- Sarabande en ré majeur : « Sarabande gaye » [3].
Mais ces précisions ne suffisent pas à reconnaître le tempo. En 1702, le théoricien et claveciniste Saint-Lambert indique qu’il est impossible pour l’interprète de comprendre les intentions réelles de l’auteur par les simples caractérisations de mouvements et de mesures :
Tout Homme du Métier qui joüe la Pièce qu’un autre a composé, ne s’attache pas tant à donner à cette Pièce le mouvement que l’Auteur a voulu marquer par le Signe qu’il a mis au commencement, qu’à luy en donner un qui satisfasse son goût ; & ce qui le porte à cela, est qu’il est persuadé, que quelque soin qu’il se donne, il ne sçauroit rencontrer que par hazard la veritable intention de l’Auteur : car il voit bien, si le Compositeur de cette Pièce a marqué par son Signe qu’on la doit joüer gravement ou gayement, &c. mais il ne sçait pas précisément ce que ce Compositeur entend par gravement ou gayement ; parce que l’un peut entendre d’une façon, & l’autre d’une autre. Pour sçavoir au juste la vraye signification des Signes, à l’égard du mouvement, il faudroit que tous les Musiciens se fussent assemblez, & que dans un Concert général, par une démonstration exposée aux yeux, ou plutôt aux oreilles de tous, ils fussent convenus de ce qu’on peut entendre par le mouvement du Signe majeur, par celuy du Signe mineur & autres. […] Les Signes ne marquent donc le mouvement des Pièces que tres imparfaitement ; & les Musiciens qui en sentent le défaut, ajoûtent souvent au Signe dans les Pièces qu’ils composent, quelqu’un de ces mots, lentement, gravement legerement, gayement, vîte, fort vîte, & semblables, pour suppléer par-là à l’impuissance du Signe, à exprimer leur intention. [4]
Comme l’écrit Saint-Lambert, la grille de lecture des indications de mesures [5] est difficile. Nous ne nous attardons donc pas sur cet élément.
Quel autre moyen permettrait d’affiner la reconnaissance du tempo ? Puisque nous sommes dans la danse, les danseurs aujourd’hui pourraient par leurs pas donner des indications précises qui compléteraient les définitions parvenues jusqu’à nous – définitions dont les explications restent des guides insuffisants comme les annotations du mouvement. Même si ces pièces de clavecin n’étaient pas écrites pour la danse, c’est elle qui guide les compositeurs du règne de Louis XIV, ainsi que l’écrit le musicologue Michel Laizé en 1996 :
Enfin, les pièces, de danses ornées dans les suites instrumentales doivent sûrement être ralenties comme le suggère M. de Saint-Lambert pour le menuet [6], mais dans quelle mesure ? Sûrement pas la moitié du mouvement ! Certes, on peut noter la différence assez marquée entre l’écriture relativement simple du répertoire dansé et la densité du texte musical pour les pièces destinées avant tout à la pratique instrumentale. Mais cela n’exclut pas l’emploi de passages techniquement exigeants et difficiles dans le répertoire à danser. Certaines pages de l’Affilard demandent une grande vitesse d’agrémentation (gavotte, chaconne). Au contraire, des pièces instrumentales sont presque exécutables au tempo à danser (Menuet en ré de Louis Marchand, Chaconne de Phaéton de Lully transcrite par Jean-Henry d’Anglebert). Ce qui ressort des sources, c’est en général la rapidité qui a pour conséquence d’exiger beaucoup de virtuosité de la part de l’interprète. [7]
Dans cette citation, le musicologue Michel Laizé suggère donc un lien fort entre la danse et le tempo au-delà des exigences techniques de la pièce. L’ornement semble être un indicateur complémentaire au mouvement de chaque morceau.
L’ornement, indicateur complémentaire à la danse et au mouvement
Kenneth Gilbert, dans la préface de la réédition des œuvres de Jean-Henry d’Anglebert en 1975, explique le choix des tempos par la proportionnalité du nombre d’agréments :
À plusieurs reprises, d’Anglebert indique lentement au début de gavottes, menuets, gaillardes. Ses gavottes, par exemple, avec leur riche ornementation qui exclut tout tempo rapide, sont du type de celles de François Couperin (1er, 2e, 3e et 8e Ordres). Dans quelques cas, j’ai ajouté le mot lentement entre crochets, lorsque j’ai eu l’impression qu’il manquait. [8]
Kenneth Gilbert pose ici un problème : le nombre d’agréments varie-t-il selon le type d’une danse ? Cette première question en amène une seconde : un mouvement rapide a-t-il moins d’agréments qu’un mouvement lent ?
Répondons d’abord à la première question. Le paysage musical des XVIIe et XVIIIe siècles est plus complexe qu’une simple règle. Les pourcentages de taux d’agréments [9] indiquent que, malgré une certaine régularité d’écriture, il y a des exceptions. Par exemple, chez Jacques Champion de Chambonnières, les allemandes ont toutes entre 12,46 % et 15,46 % d’agréments à l’exception de la dernière avec 20,54 %. Chez Louis-Nicolas Clérambault, le taux double presque entre ses deux gigues : de 9,20 % (Gigue en ut mineur) à 16,67 % (Gigue en ut majeur). L’exemple ci-dessous des taux d’agréments de toutes les allemandes éditées de 1670 à 1713 montre la variété des taux. Le taux global d’agréments dans les allemandes est de 15,96 % :

Taux d’agréments dans les allemandes des pièces de clavecin éditées en France entre 1670 et 1713.
Le résultat est aussi nuancé pour chaque type de danses (courantes, sarabandes, gigues, menuets, gavottes, gaillardes [10]). La sarabande semble être la danse apportant le moins de variations de taux. Chez Élisabeth Jacquet de La Guerre, le genre de la chaconne, dont elle n’a écrit que deux exemplaires, est orné de manière régulière. Chez Louis Marchand, avec trois pièces, ce sont les allemandes qui apportent une continuité d’écriture ornée. Pour ces deux cas, le nombre d’exemplaires étant restreint, la conclusion tirée doit être relativisée.
Répondons maintenant à la seconde question amenée par la citation du claveciniste Kenneth Gilbert. Y a-t-il un lien entre indication de mouvement et pourcentages ornés ? Les indications de mouvement, encore discrètes au XVIIe siècle, se banalisent au XVIIIe siècle et vont vite se mêler et se mélanger aux indications de caractère. Rappelons que le claveciniste-compositeur Gaspard Le Roux dans son avertissement de 1705 divise ses pièces en deux tempos et caractères : les lents ce qui correspond aux graves, et les vifs qui correspondent aux légers. À ce dernier tempo nous ajoutons le caractère de gaiement ou gaie, car en 1702, Saint-Lambert catégorise deux types de danses principales : « gravement ou gayement ». Nous ajoutons aussi celui de légèrement, apparaissant plus tard chez François Couperin.
À partir d’une liste reprenant cette catégorisation en deux types de mouvement, nous proposons des schémas comparant les taux d’agréments [11]. Dans le schéma ci-dessous, nous observons que les lignes des danses gaies, vives et légèrement (en gris) indiquent une écriture ornée très disparate au sein de cette catégorisation. Il en est de même pour les danses lentes et graves (en noir), avec une légère exception sur les quatre premières danses indiquées lentes dans le livre de Nicolas Lebègue [12]. La comparaison entre les deux types de danses manifeste une légère tendance, non systématique, de plus orner les danses dites lentes et de moins orner les danses dites rapides :

Comparaison des taux d’agréments entre les pièces lentes et les pièces vives [13].
En effet, le taux moyen des pièces dites lentes ou graves est de 20,10 %. Celle des pièces dites vives, légèrement et gaies est de 14,9 %. Ces chiffres confirment la phrase de Carl Philipp Emanuel Bach : « Nous verrons également que les agréments s’utilisent davantage dans les mouvements lents ou modérés que dans les mouvements rapides. » [14]
Ainsi, les agréments, pareillement aux indications de mesure, aux titres de danses, mais aussi aux indications de mouvement, participent à la compréhension du tempo. Mais sortis du contexte de la pièce, leurs taux ne sont aucunement des caractérisations de danses. Ils accompagnent de manière relative les indications de mouvement.
Ce constat est confirmé lors des changements de tempo au sein d’une pièce. Les agréments mettent alors en valeur la modification de l’allure. C’est le cas, par exemple, des ouvertures de Charles Dieupart, en trois mouvements. Dans l’extrait ci-dessous, le passage au mouvement lent est caractérisé par un rythme orné différent et plus riche que la partie précédente indiquée gay.

Charles Dieupart, Ouverture en la majeur.
Chez Jacques Champion de Chambonnières, comme dans la Pavane L’Entretien des Dieux, à la mesure 32, les pincés et tremblements mélodiques mettent en valeur la durée des blanches après un passage diminué et indiquent le changement de tempo.