Enquête autour du "Prélude à l’après-midi d’un faune" de Debussy
Présentation
La musique du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy a été créée deux fois. En tant que musique de concert en 1894, puis, le 29 mai 1912 au Théâtre du Chatelet, en tant que musique d’un ballet réglé et dansé par Nijinski. Mais une autre création manque, celle qui était initialement prévue, théâtrale, ponctuation de lectures de Mallarmé.
Trois angles pour une même œuvre, trois rapports distincts à l’art de la narration. Parlent-ils d’une même voix ?
Cet article va tenter de dégager celle de Debussy.
Le ballet nijinskien était introduit par l’argument suivant :
Dans la chaleur d’un après-midi d’été, un faune se prélasse sur un rocher, joue de la flûte, mange des raisins, quand apparaissent sept nymphes qui se dirigent vers un lac voisin. Le faune, qui n’a jamais vu de pareilles créatures, descend du rocher pour les observer. Alors qu’il bondit vers elles, elles s’enfuient épouvantées. L’une d’entre elles, moins effarouchée, se laisse aborder. Mais alors que le faune essaie de l’attraper elle s’échappe, laissant tomber son écharpe. Resté seul, le faune ramasse son voile, le caresse, imagine en lui la présence de la nymphe. Il s’abandonne alors sur l’écharpe comme en un acte d’amour.
Et Cocteau le résume à sa façon, comme à son habitude, fulgurante, poétique et universelle : « Un faune sommeille ; des Nymphes le dupent ; une écharpe oubliée satisfait son rêve ; le rideau baisse pour que le poème commence dans toutes les mémoires. »
Une grande distance sépare le magnifique ballet de 1912 de la partition de 1894. Et je ne fais pas allusion ici à la chronologie, mais à l’esprit et au sens.
Debussy était un lecteur subtil. Mon postulat est qu’il a compris en profondeur l’églogue de Mallarmé, tant l’anecdote érotique évoquée (dont la trame est assez différente de celle du ballet qui choisit, par exemple, de passer de deux sœurs à sept nymphes) que son sens métaphorique suggéré, qui, signature de Mallarmé, aborde l’enjeu vital de la création artistique.
Si Debussy s’intéresse à l’argument du poème, comme Nijinski l’a fait à son tour pour son ballet, il ne l’aborde pas de façon narrative, mais symbolique, et il recherche des équivalences entre la langue poétique et la langue musicale.
Une grande inventivité est ainsi nécessaire pour analyser une partition où tout semble se réinventer au profit d’un propos sans équivalent connu. Différentes analyses ont bien sûr déjà été publiées, souvent avec brio. Mais tant de détails importants qui permettent de parvenir à une compréhension plus large leur ont échappé que j’ose tenter de partiellement combler l’abîme que j’entrevois.
Fruit de plusieurs décennies d’exploration et de questionnement, l’analyse que je propose ici est encore inédite. Mais j’en ai déjà esquissé une première lecture le 18 décembre 2009, lors d’un échange radiophonique mené avec Jeanne-Martine Vacher sur France Culture.
Une lecture plus précise et développée a eu lieu le 1er décembre 2014 au Conservatoire de Paris, à l’occasion d’un cours public donné avec les élèves de ma classe de méthodologie et théories de l’analyse. Les exemples étaient joués au piano par Victorien Vanoosten qui, à cette occasion, a aussi interprété son élégante transcription personnelle du Prélude.
La Philharmonie de Paris m’a ensuite donné l’occasion de continuer à approfondir l’œuvre lors de deux conférences successives. Le 21 février 2017, je me suis concentré sur les enjeux que cette partition pose à un chef d’orchestre, mettant en regard différentes versions enregistrées avec la partition et son analyse, analyse que j’ai détaillée le lendemain, le 22 février 2017.
Pour introduire à la complexité de l’analyse de cette œuvre, la vidéo jointe illustre combien les propositions des différents analystes peuvent être en désaccord sur tout, à commencer par l’articulation formelle.
J’ai mis en regard les analyses de Barraqué, d’Austin, de Dille, de Decsey et d’Howat, m’inspirant pour cela d’un excellent article de Viviane Mataigne paru au 3e trimestre 1988 dans la revue Analyse musicale.
Pour être plus complet, j’aurais pu encore ajouter sa propre contribution, absolument convaincante, qui évoque notamment un sujet suivi de sept variantes.
Mais j’ai par contre tenu compte de l’hypothèse très originale de Nectoux. Le projet de la collaboration Mallarmé-Debussy était à l’origine triple « Prélude, Interlude et Paraphrase finale ». Et le seul Prélude composé serait selon lui une fusion de ces trois moments qui devaient initialement être distincts, entrecoupés de lectures poétiques.
Comme on peut le voir dans la vidéo, les différentes propositions sont en contradiction non seulement sur le nombre des parties, mais également sur les emplacements des articulations les plus importantes.
L’analyse dont je me sens le plus proche est celle de Barraqué. Mais les termes qu’il choisis, trop voisins de ceux de la forme sonate, notamment celui de « développement » que Debussy fuyait pourtant avec horreur, me semblent masquer l’originalité radicale du projet debussyste, le rattachant trop à la tradition. J’en proposerai donc d’autres et j’ai déjà intégré à la vidéo quelques éléments de ma propre lecture qui aborde le Faune comme une composition en arche, organique, et jouant sur une opposition entre deux textures narratives. J’éclaircirai cette suggestion plus loin.
Quant aux questions d’harmonie (que Nicolas Meeùs a notamment abordées dans un article de 1974 sur l’harmonie des médiantes), d’orchestration et d’espace, elles mériteraient des études par elles-mêmes. Pour ne pas surcharger cette présentation, elles ne seront évoquées ici que dans la mesure où elles participent au projet poétique et artistique global.
Ce portrait de Mallarmé peint par Renoir en 1892, deux ans seulement avant la composition du Faune, me permet de poser la question suivante : la musique de Debussy s’appuie-t-elle précisément sur le poème (qui figure in extenso plus loin dans cet article) ou n’en donne-t-elle que l’atmosphère générale ?
La plupart des auteurs pensent que Debussy, qui a écrit avec humour le 10 octobre 1895 qu’il ne proposait que : « l’impression générale du poème, car à le suivre de plus près, la musique s’essoufflerait ainsi qu’un cheval de fiacre concourant pour le Grand prix avec un pur-sang. C’est aussi le dédain de cette "science de castors" qui alourdit nos plus fiers cerveaux ; puis ! c'est sans respect pour le ton ! Et plutôt dans un mode qui essaye de contenir toutes les nuances, ce qui est très logiquement démontrable. Maintenant cela suit tout de même le mouvement ascendant du poème, et c’est le décor merveilleusement décrit au texte, avec en plus l’humanité qu’apportent trente-deux violonistes levés de trop bonne heure ! La fin, c’est le dernier vers prolongé : "Couple adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins". »
Oui, il détestait ce qu’il nommait une « science de castor », c’est-à-dire décortiquer froidement toute création musicale pour y trouver des cartes de visite de personnages, qu’ils se nomment Wotan ou Brünnhilde, comme cela se pratiquait alors fréquemment pour préparer les mélomanes au voyage à Bayreuth.
Debussy prétend ne s’intéresser que de loin au poème ? Un musicologue a soutenu l’inverse avec brio.
Quand une œuvre composée sur un poème de 110 alexandrins fait pile 110 mesures, la tentation est grande de les lier de façon intime.
Dans son article « Hearing Debussy Reading Mallarmé: Music après Wagner in the Prélude à l'après-midi d'un faune », Journal of the American Musicological Society, vol. 54, n° 3 (automne 2001), p. 493-554, David J. Code, après être entré en détail dans le poème, notamment sur la fugue littéraire qu’il y dégage, montre comment Debussy en a tenu compte à l’aide d’extraits de la partition mis en regard avec le poème.
En voilà un premier exemple.
En voilà un second exemple.
Aussi subtil que soit cet article, il me semble être infiniment éloigné de la poétique debussyste, compositeur que l’on ne peut guère imaginer suivre scolairement un poème mesure par mesure.
Quant au chiffre 110, la puissance des hasards est fréquemment confondante, j’en ai eu tant d’exemples, y compris à propos d’analyses fantaisistes de mes propres écrits !
Pourtant, les liens de la musique avec le poème sont, selon moi, d’une nature réelle et même intime… bien que n’étant aucunement mécanique. Le chemin qui suit va nous y conduire…
Les thèmes
Thème de la flûte
Débutons par le point sur lequel les différents auteurs s’accordent : la partition comporte trois thèmes musicaux principaux.
Le premier inaugure l’œuvre, à la flûte seule. Il connaîtra de nombreuses variantes, toutes, sauf une exception remarquable, à la flûte. Ligne simple, assez chromatique, descendante puis ascendante pendant deux mesures, dans un ambitus variable, souvent de triton, et dans un rythme comme improvisé, puis, à nouveau sur deux mesures, libre et plus chantante.
Impossible de ne pas se représenter la flûte du faune…
Au chef d’orchestre Camille Chevillard, qui lui demandait comment interpréter ce solo, Debussy aurait répondu qu’il fallait imaginer un berger jouant le cul dans l’herbe.
Le 12 juillet 2017, j’ai consacré une brève émission à l’imaginaire debussyste des bergers et à sa dimension souvent érotique :https://www.francemusique.fr/emissions/les-enquetes-musicales-de-claude-abromont/claude-debussy-et-le-children-s-corner-3-5-un-berger-le-cul-dans-l-herbe-35375
Thème du hautbois
À la mesure 37, un thème noté « doux et expressif » intervient au hautbois, prolongé par les cordes. Est-ce un thème occasionnel, puisqu’il ne revient jamais en tant que tel ? Il semble pourtant d’une grande importance avec son matériau qui contraste avec le premier, plus diatonique, privilégiant 3ces et 4tes. Si sa dimension contrastante est flagrante, son statut n’est pas évident. Impossible d’en faire un second thème traditionnel, lui qui est exposé au ton principal, puis n’est pas réexposé.
Quelle est donc son importance et son sens ? J’y reviendrai…
Thème de l’orchestre
En ré bémol majeur, sous-médiante majorisée du ton principal mi majeur, un grand thème lyrique antécédent-conséquent (8+11 m.) se déploie aux cordes (m. 55). Milieu pour Barraqué, Interlude pour Nectoux, deuxième partie pour Austin, B2 pour Dille. Le statut de cet élément n’est à nouveau pas univoque. La vidéo qui suit permet de relever combien son caractère est proche d’un Chopin que Debussy aimait jouer et dont il a supervisé l’édition complète pour Durand.
Le lien que le thème d’orchestre possède avec le thème de flûte a souvent été signalé : sa basse, ré bémol-sol, donne les notes extrêmes du mouvement chromatique du début. Mais tellement différemment…
Quant à ses intervalles, il semble prolonger le thème de hautbois.
Thème de Chopin
Dans l’inconscient debussyste, ce Nocturne opus 27 n° 2 de Chopin, dans la même tonalité et si proche dans l’esprit, devait se déployer. Et il colore tout l’épisode central du Faune d’un fort romantisme et d’une continuité rare chez Debussy. Et quel lyrisme passionné !
Leitmotive
Après la présentation de ces trois thèmes, qui mettent tous d’accord, comment aller au-delà ?
Une concordance historique m’a aidé : en 1894 s’ouvre simultanément au Faune la cruciale période d’écriture de Pelléas. Le Faune ne pourrait-il pas être d’une même nature opératique, mais virtuelle, comme un double orchestral ?
S’il existe des leitmotive dans Pelléas, ils sont si discrets qu’il est possible de ne pas les remarquer, une 2de majeure pour Golaud, une 2de majeure avec une 3ce mineure pour Mélisande, et avec une 4te juste pour Pelléas. Chacun avec un rythme et un profil à la fois singulier et malléable.
L’interlude de la vidéo, qui mène à la scène II de l’acte 3, en donne un bon exemple : j’ai mis en orange le leitmotiv de Mélisande, successivement au hautbois puis aux cordes, et en vert celui de Pelléas, d’abord au violoncelle solo puis aux bois. Par leur intime imbrication, Debussy suggère un équivalent sonore à l’évolution de leurs sentiments réciproques.
Lorsque j’ai tenté de poser un regard d’une même nature sur le Faune, à ma grande surprise, les leitmotive qu’il comporte me sont devenus évidents et cela a changé toute ma perception de l’œuvre. J’en ai dégagé quatre qui présentent une vie propre et qui se combinent de façon expressive et signifiante. Trois proviennent du thème de flûte, un du thème de hautbois, et le thème d’orchestre, lui-même, est innervé par deux d’entre eux. L’étude de leurs parcours conduit à une lecture originale, sensible et très vivante du Prélude.
Je vais à présent les détailler.
Pour qu’il puisse être vu comme un leitmotiv, et non comme un thème, tout élément rythmico-mélodique choisi doit pouvoir intervenir isolément, posséder plusieurs formes et caractères distincts, et enfin se combiner à l’occasion à d’autres, suggérant un récit, une évolution.
Le premier d’entre eux, L1, n’est que la première mesure du thème de flûte. En effet, à différents moments, Debussy le coupe de sa suite initiale et il intervient bien plus fréquemment que le thème de flûte complet.
Mesure 31, la clarinette donne une version active de L1, en triples croches, et réduit à la 4te diminuée.
Mesure 79, mais présenté cette fois dans le thème complet, il est en augmentation et réduit à la 4te juste.
Comme en réponse à cette version alanguie, il est repris m. 82 au hautbois, évoquant un rire, réduit à la 3ce mineure, offrant un contraste fort entre les deux timbres conducteurs de la partition.
La coda du Prélude en propose une unique version harmonisée, réduite à la 3ce majeure, énoncée par un trio formé de deux cors et de la partie de seconds violons qui forme comme un fantomatique « troisième cor ».
Le second leitmotiv, L2, est la simple suite de L1 au sein du thème de flûte. Et comme le montre la vidéo suivante, il est de la famille des ranz des vaches, ce qui est en cohérence avec la phrase de Debussy qui l’associait à un berger jouant de la flûte.
Le duo cor anglais-hautbois de la Scène aux champs de la Symphonie fantastique (1830) de Berlioz est peut-être le modèle inconscient de ce leitmotiv tant leurs profils sont semblables.
Et Berlioz en a parlé comme d’un dialogue entre deux bergers jouant du cor des alpes et se répondant d’une montagne à l’autre.
Une telle nature de mélodie a traversé tout le romantisme, de la Pastorale de Beethoven aux Années de pèlerinage de Liszt.
Lancé par la queue de L1, il intervient de façon très active m. 46 aux cors anglais-clarinette, puis aux cordes, une intervention marquée f très en dehors et située en conclusion de la présentation du thème de hautbois.
Magnifique, alanguie, sa présentation au hautbois m. 103 en donne cette fois une exposition à la sous-médiante abaissée et lui offre l’honneur de conclure l’œuvre, étiré sur quatre mesures jusqu’à la cadence au ton principal.
Le troisième leitmotiv, L3, appartient lui aussi au thème de flûte, mais il n’apparaît qu’à la m. 27, lors de la quatrième présentation du thème. Simple arabesque sensuelle et sinueuse, il conduit à la cadence qui referme la première partie de l’œuvre par une cadence à la dominante.
S’il n’y avait que cette mesure, le qualifier simplement de motif serait déjà bien arbitraire et si peu crédible tant son apparition est discrète. Et pourtant, l’importance de L3 va se révéler déterminante comme le montrent les vidéos suivantes.
Commençons par l’apparition la plus frappante de L3, en tutti m. 61, proche du centre de l’œuvre, et lancée par un des rares accords clairs et sans notes ajoutées de la partition, un formidable la mineur explosif qui rayonne dans tout l’espace sonore.
Dans la phrase de conséquent qui prolonge ce tutti, m. 63, il est inséré 5 fois, m. 68, 70, 71, 72 et 73.
Pour lancer l’ultime présentation du thème de flûte, il est présenté (m. 96) alangui, en triolets, douloureux, avec un contre-chant très expressif aux clarinettes et violoncelle solo.
Le quatrième et dernier leitmotiv, L4, est le seul à provenir du thème de hautbois. Il en forme la troisième mesure (m. 39) et il évoque un appel. Ses combinaisons avec les trois autres portent le sens de la narrativité si originale de cette partition. Les vidéos suivantes en relèvent quelques apparitions.
Assez discret encore, il est présenté aux cors à la m. 47 « en dehors », puis sa tierce initiale tourne en boucle dans une atmosphère de gamme par tons.
Au cor toujours, il dialogue avec de nombreux autres motifs à la m. 74, en prolongement de la scène centrale.
Les cinq inserts de L3 dans le thème d’orchestre ont déjà été évoqués. Ils alternent avec des inserts de L4 m. 67 et 69.
Dans la section qui conduit au thème d’orchestre, L4 est présenté à la clarinette solo, à deux registres différents (m. 51 et 53). Si l’on fait abstraction de la basse, qui sans ambiguïté, confère à ces quatre mesures un statut de dominante de ré bémol, il est possible d’avoir le sentiment d’en entendre une version en mi b majeur, avec une harmonisation stable, puis une seconde, plus aigue et en mi b mineur, mais avec une harmonisation chromatique, comme si deux personnages étaient différentiés.
Deux violons solos à l’octave marqués « très doux et expressifs » jouent L4 (m. 95) en contrepoint du thème de flûte.
Les quatre leitmotive à présent connus, il est temps de regarder quelques unes de leurs combinaisons.
Les m. 45-47, déjà abordées plus haut, peuvent à présent être mieux comprises. Les cordes prolongent le thème de hautbois, puis, la suite aux cors, constitue la naissance de L4. Et ce que font alors les cors anglais-clarinettes, puis les cordes, semblent être une réaction passionnée de L2 à l’apparition de L4…
La fin du tutti central, m. 67-74 est fascinante. La chopinienne mélodie du thème d’orchestre se poursuit par une véritable saturation motivique. En la résumant : L4, L3, L4, L3, L3, L3, L3. Donc, au départ, il y a une alternance entre les motifs de hautbois et de flûte, mais le motif de flûte est abandonné par L4 et doit finir tout seul. Les implications érotiques de cette disposition seront présentées plus loin, mais voyons tout de suite comment elles sont renforcées par une cadence qui peut être qualifiée de paradoxale. Ses degrés sont clairs comme rarement chez Debussy : IV, ii, IV, ii, V, ii, V, ii, V, I. Qui lirait cette seule suite de degrés devrait supposer une explosion victorieuse lorsque le I finit par être atteint. Il en va bien autrement ! Non, les instruments s’arrêtent les uns après les autres, et le malheureux et génial la b grave de la harpe sfz, ajouté in extremis sur les épreuves d’orchestre, doit se sentir terriblement isolé, unique soutien de l’ultime dominante. La disparition de L4 semble donc aller de pair avec la disparition des instruments, laissant L3 absolument seul au moment de conclure…
Ce qui prolonge cette cadence paradoxale est tout aussi extraordinaire, et chargé d’une tristesse et d’une nostalgie inégalables. La musique lyrique et linéaire du thème d’orchestre est à présent éparse, disloquée dans l’espace de l’orchestre. Se succèdent L4 au cor, puis 4 L3, à la clarinette suivie du hautbois, tandis qu’un violon solo, doux et expressif plane, dernier souvenir de cette merveilleuse scène d’amour douloureusement interrompue.
Sèmes
Clapotis
Les vidéos suivantes ne sont plus consacrées aux leitmotive. Elles abordent des topiques, ce que l’on nomme aussi des sèmes, c’est-à-dire des formulations musicales qui se révèlent signifiantes pour toute personne familière avec le style courant à l’époque de l’œuvre.
Les parties de harpes prolongées de pizz. de cordes des m. 32-33 et 35-36 sont typiques des figuralismes de clapotis sonores.
Eau
Le rythme brève-longue est très souvent associé à l’eau chez Debussy (voir par exemple dans La Mer, la cellule double-croche pointée très présente dans l’introduction, ou les chutes de 5tes à partir de la m. 31).
Dans le Prélude, la partie du 3e cor à partir de la m. 5 est d’une telle nature.
Vent
La m. 85, reprise de façon plus étirée aux m. 92-93 évoque un figuralisme de végétation agitée par un souffle de vent.
Antiquité
L’apparition de cymbales antiques (accordées sur mi-si) à la m. 94 confère une couleur antique à toute la conclusion de l’œuvre.
Pour le Scherzo de la reine Mab de son Roméo et Juliette, Berlioz avait fait réaliser des copies modernes de cet instrument disparu, s’inspirant de modèles trouvés à Pompéi.
Les parties de harpes font un dessin bien singulier à la m. 106, comme si la sensible était soudain niée chromatiquement.
D’ordinaire, l’auditeur d’aujourd’hui n’y perçoit rien de significatif…
Or, en 1892, l’école française d’Athènes avait découvert à Delphes des Hymnes à Apollon. Après transcription en notation moderne, Fauré en avait donné une harmonisation en 1893, son opus 73 bis, et, en 1894, année du Faune, toute la vie parisienne bruissait d’hellénisme.
On évoquait bien sûr à cette occasion les fameux « tétracordes grecs », et celui que Debussy propose aux harpes est celui qui était alors désigné comme le « tétracorde chromatique » (pour être fidèle à la théorie antique, il aurait en réalité dû être inversé, c’est-à-dire sous la forme : mi-do #-do-si).
Il s’agit donc d’une seconde allusion à l’Antiquité.
Attente et mystère
La m. 6 est incroyable : il n’y a rien ! Au tempo très modéré demandé, cela fait un temps extraordinaire de silence absolu, nimbant tout ce début de mystère, d’attente et d’indécision.
Comment ne pas penser aux interminables 7 croches de silence qui débutent à la m. 3 de Tristan et que bien peu de chefs osent véritablement proposer au public ?
Inversion de timbres
Le sème de cette présentation du thème principal à la m. 86 est de l’ordre du timbre. J’oserai dire de l’inversion des timbres. Pour une unique fois, le thème de flûte est joué par le hautbois, timbre du second élément thématique. Cela ne peut être dénué de sens !
Tristan
Les quatre vidéos suivantes présentent des sèmes de l’ordre de ce que Jiránek nommait « philogénèse de la musique », c’est-à-dire des renvois à des musiques préexistantes. Ambitionnant probablement de donner une dimension universelle à sa musique, Debussy, au-delà de l’évocation des silences tristanesques déjà signalée, affronte à deux reprises Wagner de façon frontale, proposant dans sa partition ses propres solutions aux problématiques soulevées par un compositeur dont l’exégèse occupait alors en France la plupart des esprits férus de musique.
Que le premier accord du Faune soit proche de l’accord de Tristan, cela a été mainte fois signalé. J’en ai déjà proposé mon interprétation en 2001 (Guide de la théorie de musique, p. 310-312). Avec son accord, Wagner avait affirmé l’univers des accords vagues, susceptibles de plusieurs résolutions. Debussy, lui, enchaînant son accord par glissements de demi-tons sur un accord naturel situé à l’antipode du pôle principal (si b pour un Prélude en mi), donc ne le résolvant pas, aborde le monde des accords non fonctionnels, présents exclusivement pour leur beauté, leur couleur, leur frémissement.
Mais Debussy sait également être fonctionnel lorsqu’il le souhaite. Et donc, pour conclure son Faune, il reprend l’accord qui avait sonné à l’origine d’une façon absolument inanalysable, avec cette fois l’intention de le résoudre sur la tonique, en une élégante cadence debussyste sans sensible.
Les deux exemples suivants montrent une même cadence débutée par ii-V en mi, mais dont l’aboutissement est différent, sur le modèle de la cadence interrompue dans la scène d’amour centrale de Tristan et résolue dans la transfiguration finale d’Isolde.
La façon dont elle est introduite, m. 59, est confondante de maîtrise. Alors que la musique déroule la mélodie centrale de l’œuvre en ré bémol majeur, Debussy joue sur une simple enharmonie : en prenant la quatrième degré minorisé de ré bémol (sol b mineur) pour un deux de mi majeur (fa # mineur), il bascule instantanément au ton principal, pour cette parenthèse : ii, V, iv. Puis la vie reprend son cours, à nouveau en ré bémol jusqu’à la fin de l’épisode. Jamais des harmonies n’avaient encore sonné comme cela !
Il s’agit donc d’une cadence interrompue : V-iv, avec un iv, un accord de la mineur déjà évoqué, qui semble l’acmé du Prélude, le moment où tout se noue.
La même cadence ii-V revient à la m. 104 et l’accord de fa # mineur qui la lance est à nouveau une sublime surprise, venant cette fois non de ré bémol, mais de do bécarre. Et, comme chez Wagner, la cadence qui avait la première fois été évitée est cette fois résolue, mais bien sûr à la façon debussyste, sans sensible…
Interprétations
Une première tentative d’interprétation générale peut désormais être esquissée, car suffisamment de topiques et de composantes expressives ont été dégagés. Mais soyons bien clair, Debussy ne raconte pas une histoire, il en présente seulement les émotions, il met en scène des liens entre les personnages et il propose des équivalences sonores. Une écoute non narrative du Prélude est donc non seulement possible, mais cela semble être l’écoute souhaitée par Debussy. Connaître l’arrière-plan symbolique de la partition peut cependant donner une intensité et une profondeur infiniment supérieures à l’écoute.
Donc, avec les éléments musicaux déjà relevés, un certain nombre d’hypothèses peuvent être faites sur le sens de la partition de Debussy. Les harmonies initiales et finales, ainsi que la cadence interrompue puis résolue de la scène « d’amour » centrale, montrent que le Faune est une tentative d’équivalence avec le Tristan wagnérien, mais qui (cymbale antique et tétracorde chromatique obligent) se situerait dans l’Antiquité grecque. Un principe masculin, surtout connoté par la flûte (Debussy parle de berger) et qui se présente sous trois formes distinctes (L1, forme générique, L2, forme active, et L3, forme sensuelle, érotique) et un principe féminin (L4), associé au hautbois (voir aussi Mélisande et le hautbois), comme un appel, sont mis en sons. Et plusieurs topiques précisent de plus qu’il s’agit d’une scène d’extérieur, au bord de l’eau, avec des feuillages agités par le vent ou par le mouvement de personnes.
Les présentations et les évolutions des thèmes et des leitmotive, ainsi que les cadences et le plan tonal permettent la suggestion d’une articulation formelle :
— Une première partie (m. 1-31) qui aboutit à une cadence à la dominante peut être qualifiée de naissance ou d’éveil. Elle comporte 4 présentations thématiques de plus en plus affirmées : 1) sans accompagnement, 2) sur une basse chromatique qui tourne autour de la tonique, 3) peut-être la première véritable présentation, la seule de type antécédent-conséquent, et qui semble de plus en plus volubile, 4) cette fois, la tonique est encore enrichie d’une neuvième et d’une septième, le lyrisme du thème s’épanouit et L3 fait son apparition.
— La seconde partie (31-55) semble plus active, animée, les sèmes de nature se multiplient, L4 apparaît, L3 y réagit, deux formes (majeure et mineure) de L4 se différencient.
— La troisième partie (55-79) présente un grand thème d’orchestre antécédent-conséquent, suivi d’une liquidation. Les éléments signifiants se multiplient, un somptueux aboutissement en la mineur, une imbrication passionnée de L3-L4, mais L4 se dérobe avant la « cadence paradoxale ». Puis, la liquidation, comme un nostalgique moment de dislocation thématique. Cela sonne étrangement à la fois continu et narratif.
— La quatrième partie (79-94) est par contre absolument discontinue. Un conflit semble à l’œuvre entre revenir au climat du début et poursuivre la narration entamée dans la seconde partie, lorsque retentissent les rires du hautbois et les bruissements de feuillage. Fait remarquable, dans la troisième sous-partie, une énonciation du thème est faite un demi ton trop bas et avec le timbre opposé (la flûte est devenue le hautbois) : une androgynie ? de l’autoérotisme, le faune se voyant nymphe pour combler la frustration de la cadence paradoxale ?
— La cinquième partie (94-106), lancée par la cymbale antique, avec deux ultimes énonciations du thème, semble revenir au climat du début, comme une mort ou un rendormissement, mais dans une teinte plus douloureuse et sensuelle. Elle accomplit la grande cadence au ton principal.
— Une coda de cinq mesures introduisant le tétracorde grec, harmonisant L1 et résolvant l’accord de Tristan referme cette inoubliable page d’orchestre sur des lambeaux d’harmonies.
Lire le poème de Mallarmé, à ce stade de l’analyse, devrait permettre d’infirmer ou de confirmer nos hypothèses, tout en les précisant. Par contre, partir directement du poème pour analyser la musique aurait été risqué, car l’esprit une fois orienté, il est usuel qu’on finisse par trouver ce qu’on cherche.
Tout le poème, riche de la complexité mallarméenne, mériterait évidemment une analyse soutenue. Dans le cadre de cette publication, je vais me contenter de simplement sélectionner quelques mots, phrases et caractères typographiques qui me semblent avoir fortement intéressés Debussy.
Le premier vers indique l’enjeu du poème, et par conséquent de la partition :
Ces nymphes, je les veux perpétuer
Ici, « perpétuer » fait autant allusion à l’acte physique, bien sûr, qu’au souvenir, comme l’avait compris Cocteau lorsqu’il écrivit : « le rideau baisse pour que le poème commence dans toutes les mémoires », mais surtout à l’acte créateur, écrire en s’emparant du sujet des nymphes un profond poème ou composer une musique qui prendrait place dans l’histoire de la musique post-wagnérienne.
Comment mieux comprendre le silence de la mesure 6 que part ce : « Réfléchissons » ?
Et le décor naturel peint par Debussy se découvre dès ce vers :
Ô bords siciliens d’un calme marécage
De nombreuses indications sont directement consacrées à la musique, suggérant la mélodie initiale du Prélude, par exemple :
Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Une sonore, vaine et monotone ligne
Tâche donc, instruments des fuites, ô maligne
Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m’attends !
Enfin, ce paragraphe me semble d’une considérable importance :
Inerte tout brûle dans l’heure fauve
Sans marquer par quel art ensemble détala
Trop d’hymen souhaité de qui cherche le la
Chercher le la, c’est être en quête de l’accord, de la fusion, voire de la communion sexuelle. Et Debussy y parvient, une unique fois, m. 61, en déployant l’immense accord de la mineur, sommet de la partition. En poussant peut-être un peu trop loin la lecture symbolique, il serait possible de voir la phrase de flûte initiale comme tournant autour du la, mais ne le trouvant pas, le remplaçant in extremis par un la #. Oui, il faudra bien attendre la m. 61 pour trouver le la !
Abordons le plus flagrant, l’alternance entre caractères romains et italiques. Mallarmé alterne par cet artifice deux temporalités : en romain, le Faune se réveille et s’interroge sur ce qui a pu être une scène réelle ou un rêve, tandis qu’en italique, le lecteur est invité à assister à la scène érotique elle-même, fantasmée ou non.
Cette alternance entre deux typologies est rendue par Debussy en alternant des sections rêveuses et d’autres plus actives, celles que Barraqué voyait comme des développements, alors que ce n’étaient que les mêmes figures musicales mises dans une autre temporalité (voir le détail plus loin).
Les nymphes sont cruciales dans le poème.
Le début de la partie 2 de Debussy correspond au Faune qui part couper des joncs :
quand, sur l’or glauque de lointaines
Verdures dédiant leur vigne à des fontaines,
Ondoie une blancheur animale au repos :
Et qu’au prélude lent où naissent les pipeaux
Ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve,
Ou plonge…
Dans la partition, cette apparition des nymphes est merveilleusement debussysée et poétisée dans le thème de hautbois.
Par contre, la différenciation des sœurs (les m. 51-54) intervient plusieurs fois dans le poème.
En caractères romains :
l’illusion s’échappe des yeux bleus
Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste :
Mais, l’autre tout soupirs, dis-tu qu’elle contraste
Et surtout, bien plus loin, dans la scène la plus « explicite » en italique, un paragraphe qui justifie que Verlaine qualifie le Faune d’« admirable poème cochon » :
Mon crime, c’est d’avoir, gai de vaincre ces peurs,
Traitresses, divisé la touffe échevelée
De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée :
Car, à peine j’allais cacher un rire ardent
Sous les replis heureux d’une seule (gardant
Par un doigt simple, afin que sa candeur de plume
Se teignît à l’émoi de sa sœur qui s’allume,
La petite, naïve et ne rougissant pas :)
Que de mes bras, défaits par de vagues trépas,
Cette proie, à jamais ingrate se délivre
Sans pitié du sanglot dont j’étais encore ivre.
Debussy était décidément un immense lecteur. Impossible de mieux rendre ce coitus interruptus infligé sans pitié au Faune que par la troublante cadence paradoxale des m. 67-74.
Quant à la forme et au sens.
J’ai mis dans cette vidéo les principaux éléments dégagés dans cette analyse.
Et la forme s’y lit très clairement avec une partie 1 qui correspond aux caractères romains, les parties 2 et 3 qui mettent en musique les italiques, la partie 4 qui alterne romains et italiques, et la partie 5 qui referme l’œuvre en caractères romains.
Il n’existe qu’une esquisse connue du Prélude à l’après-midi d’un faune, de deux feuillets. Ce lien permet de la découvrir ainsi que son commentaire par Thomas Lacôte.
Son étude renforce l'analyse qui a été présentée ici : le thème de hautbois était initialement pensé antécédent-conséquent et sans attendre en duo avec le thème de flûte. Mais Debussy a rendu cela plus subtil, choisissant une présentation du thème plus fragmentaire et passant d'un contrepoint entre deux thèmes à un enchevêtrement de leitmotive.
Par ailleurs, la libre élaboration de ce thème en termes de nombre de mesures démontre – s’il en était besoin – que le chiffre 110 n’était pas prémédité...
https://phtoggos.wordpress.com/…/avant-lapres-midi-dun-fau…/
Merci d’être parvenus jusqu’ici !
Pour citer cet article
ABROMONT Claude, « Enquête autour du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy », juillet 2021, Conservatoire de Paris, https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/enquete-autour-du-prelude-lapres-midi-dun-faune-de-debussy.