« On voit très bien comment c’est fait »
Mis à jour le 26 novembre 2025
Le 12 décembre 2025, l’Orchestre du Conservatoire se joint à l’Ensemble intercontemporain pour la soirée de clôture de l’année Pierre Boulez. Un programme placé sous l’égide de la poésie et du souvenir, puisque Poésie pour pouvoir, où Boulez fait entendre Henri Michaux, côtoie les Symphonies d’instruments à vent de Stravinsky, un hommage à Debussy, le Concerto à la mémoire d’un ange de Berg – inspiré par la fille d’Alma Mahler, morte à 18 ans – et Ces belles années de Betsy Jolas, œuvre mêlant poésie, mémoire et célébration de la vie. Dans la moiteur d’un après-midi de juin, l’autrice Sabryna Pierre a rendu visite à Betsy Jolas. Accompagnée pour l’occasion de Géraldine Dutroncy, interprète privilégiée de l’œuvre pour piano de la compositrice, elles ont parlé poésie, musique, rencontres et projets futurs. Parmi les nombreux souvenirs et anecdotes évoqués ce jour-là, son rendez-vous avec Pierre Boulez, digne d’une scène de (nouveau) roman.
1963. Paris. Rue de Luynes.
Elle est devant la porte. Il est trop tard pour reculer. Betsy n’a jamais été du genre à reculer mais, à cet instant précis, là, devant la porte, elle ferait volontiers demi-tour. Sur lui, on raconte tellement d’histoires. « L’enfant terrible de la musique contemporaine », le surnomme-t-on. Il aurait joué des ondes Martenot dans la fosse des Folies Bergère. Il aurait insulté quelqu’un à la radio. Il aurait traité certains compositeurs de « fonctionnaires de la musique ». Et pourtant, elle sait que ses provocations sont rarement gratuites. C’est avant tout un musicien dont les accomplissements forcent le respect. S’il se plaît à choquer, c’est pour ébranler les certitudes et bousculer l’immobilisme du monde musical. Mais à ce moment précis, elle doute. Ne plus jamais se laisser convaincre par Gilbert, se promet-elle, là, devant la porte. Ni par personne d’autre d’ailleurs.
Depuis qu’ils avaient étudié ensemble dans la classe de composition de Darius Milhaud au Conservatoire, Gilbert Amy et elle avaient développé une solide amitié. Alors quand il s’était écrié « Il faut absolument que tu montres ta musique à Boulez ! » Betsy avait pris son téléphone et son courage à deux mains. Ses mains, il faut bien l’avouer, étaient un peu moites au moment de composer le numéro. Insérer le doigt dans le cadran rotatif, le tourner jusqu’à la butée puis recommencer lui avait semblé requérir une force démesurée, surtout pour elle qui a toujours détesté le téléphone. La ligne avait d’abord sonné occupé et elle avait raccroché en poussant un soupir de soulagement. À la deuxième tentative, il avait décroché et avec une grande courtoisie lui avait accordé un rendez-vous pour la semaine suivante. C’est pourquoi elle se retrouvait aujourd’hui devant sa porte, pas tout à fait sûre encore d’avoir le courage de sonner. Si elle partait maintenant et prétextait plus tard un empêchement de dernière minute, il ne saurait jamais qu’elle avait renoncé.
Personne pourtant ne soupçonnerait Betsy de manquer de cran. Elle a trente-sept ans, trois enfants et jongle savamment entre son travail de chargée de programmation à Radio France et les commandes qui commencent à affluer. Il n’est pas rare qu’elle se lève aux alentours de quatre ou cinq heures du matin pour composer au calme, bien avant que le tumulte de la journée ne se mette en marche et qu’elle doive l’orchestrer avec autant de soin que l’une de ses œuvres. Elle vient d’ailleurs d’enregistrer Dans la chaleur vacante, une cantate radiophonique d’envergure pour cinq solistes, chœurs et orchestre, dont elle tient la partition sous le bras. À ce moment-là, d’ailleurs, est-ce elle qui porte la cantate ou est-ce la cantate qui la porte ? Elle ne saurait le dire. « Des situations embarrassantes, tu en as connu d’autres », se dit-elle. Et elle se remémore son retour en France, en août 1946, après une adolescence passée aux États-Unis. La langue française s’était quelque peu dérobée et au chef d’orchestre Désiré Inghelbrecht, ami de ses parents, qui la saluait d’un sympathique « Bonjour chère collègue » elle avait répondu, offusquée : « Ne m’insultez pas ! » Cette anecdote qui l’avait mortifiée à l’époque la faisait maintenant sourire. Et même rire, parfois.
L’homme qui habite derrière la porte, Betsy le connaît déjà un peu à travers son travail à la radio qui lui permet de côtoyer de nombreux musiciens de la capitale. Il lui arrive même de lui envoyer des disques dont elle pense qu’ils pourraient l’intéresser. Mais sa propre musique, non. Jusqu’à aujourd’hui, il n’en avait jamais été question. Montrer sa musique à un habitué des déclarations fracassantes telles que « tout musicien qui n’a pas ressenti la nécessité de la musique dodécaphonique est inutile », quand elle-même refuse de faire du sérialisme un dogme exclusif voire excluant, serait-ce une façon de tendre le bâton pour se faire battre ? Trop tard. Elle est à présent devant la porte et il est hors de question de reculer. La voix de son amie Joan Mitchell résonne alors à son oreille, qui l’encourage avec un surnom de son cru : « Big Betsy ! » Et ces trois syllabes donnent à son bras l’impulsion nécessaire. Elle sonne.
C’est une dame de ménage qui ouvre. « Vous avez rendez-vous ? » demande-t-elle. À quoi Betsy répond par l’affirmative. « Vous n’auriez pas une petite course à faire dans le quartier par hasard ? » suggère-t-elle et Betsy a à peine le temps d’acquiescer que déjà la porte s’est refermée en un claquement sec. Elle lisse sa robe et regagne la rue. Une petite course dans le quartier et pourquoi pas une petite prière à Saint-Thomas-d’Aquin pendant qu’on y est, pense-t-elle à l’approche de l’église voisine, à la façade étroite et au fronton triangulaire. La tentation est grande pour Betsy de gagner au pas de course le métro de la rue du Bac et de rentrer chez elle, à l’abri de toute critique, à l’abri de toute inquiétude. Mais sa marche nerveuse s’interrompt soudain à la vue d’une femme aux cheveux bruns mi-longs, au regard vif et à la posture assurée. Dans la vitrine d’une boutique, Betsy fait face à son propre reflet. Celui d’une femme déterminée. « Big Betsy ! » Elle rebrousse chemin et repart vers la rue de Luynes.
Cette fois c’est lui qui ouvre. La silhouette mince, le visage anguleux, le front légèrement dégarni. Il n’a rien de cette raideur un rien dédaigneuse qu’il arbore parfois en public. Il semble aussi anxieux qu’elle. Il s’excuse et explique, un peu gêné, qu’il a dormi… Il tient un paquet de Gauloises à la main. Dans un élan aussi irrépressible qu’incompréhensible elle lui demande tout de go : « Est-ce que je peux fumer ? » Tous deux se détendent.
Trois heures plus tard, il a soigneusement examiné la quasi-totalité des pages qui s’étalent devant lui. Elle a l’impression qu’il ne les aime pas, mais qu’il les prend au sérieux. Et cela suffit à Betsy. Être prise au sérieux. En tant que compositeur. Jouer dans la cour des « jeunes loups » comme elle les appelle. Ne pas être cantonnée – reléguée ? – en ligue féminine. Elle tente de lui expliquer un passage précis mais il l’interrompt.
« On voit très bien comment c’est fait » dit-il.
On voit très bien comment c’est fait. Pour Betsy, un mur tombe. Apprendre à réaliser des coutures invisibles. Évoluer en quête de sens. Se nourrir de l’héritage du passé pour être soi au présent. C’est la musique qu’elle veut mettre au monde. Celle de la femme aperçue dans la vitrine. « Big Betsy ! » Ce jour-là, grâce à Pierre Boulez, Betsy Jolas se promet que plus jamais, on ne verrait comment c’est fait.
Me pardonnerez-vous, chère Betsy, d’avoir fait de ce moment de votre vie une quasi-fiction ? Dans mon art vous savez, la fiction est souvent le meilleur ressort pour dire l’essence d’une réalité. Votre parole est à l’image de votre musique : libre, franche, d’une grande humanité et d’une élégance intemporelle. J’espère ne pas l’avoir trahie. Quand Géraldine et moi avons quitté votre salon pour retourner dans la fournaise parisienne, en pensant à votre œuvre et à vos projets à venir ces vers de mon poète favori me sont venus à l’esprit :
Time present and time past
Are both perhaps present in time future,
And time future contained in time past.
Le temps présent et le temps passé
Sont tous deux peut-être présents dans le temps futur,
Et le temps futur est contenu dans le temps passé.
T. S. Eliot, Four Quartets
Sabryna Pierre
Boulez | 100, Poésie pour pouvoirVendredi 12 décembre 2025 à 20h |
Photo Betsy Jolas © Ferrante Ferranti