Trisha Brown x 100 | La production décryptée avec Cédric Andrieux
Mis à jour le 06 janvier 2022 – Direction des études chorégraphiques
Les 3 et 4 décembre prochains, plus de cent danseurs.euses et musicien.ne.s du CNSMDP s’emparent de la Grande Halle de la Villette, pour rendre hommage à une figure majeure de la danse postmoderne : Trisha Brown.
Sur une idée de Cédric Andrieux, directeur des études chorégraphiques, Trisha Brown x 100 sera l’occasion de découvrir ou redécouvrir le large spectre de l’œuvre de la chorégraphe américaine, interprétée par une toute nouvelle génération de danseuses et danseurs, accompagnée par les musicien.ne.s du CNSMDP.
Cédric Andrieux nous décrit dans cet entretien la genèse de ce projet unique autour duquel l’effervescence n’est plus à démontrer.
Comment est né ce projet ?
Le projet s’inscrit dans une série que nous avons initié au Conservatoire en 2019 qu’on appelle « Projets monumentaux ». Cela s’inscrivait dans le cadre d’un hommage consacré à Merce Cunningham par le Festival d’Automne de Paris, festival que j’ai moi-même beaucoup pratiqué en tant qu’artiste. Lors de nos échanges et partant du constant que le Conservatoire n’avait jamais collaboré avec le festival, Marie Collin, la directrice artistique, m’a demandé de leur faire des propositions. En réfléchissant à ce que nous pouvions offrir en tant qu’institution à un tel festival, j’ai constaté deux choses. Tout d’abord le nombre : nous avons à peu près 150 étudiant.es.s danseur.se.s au sein du Conservatoire, ce qui nous donne la possibilité de pouvoir imaginer des projets d’ampleur dans le cadre de leurs études et dans le cadre d’une de nos missions qui est de mettre nos étudiant.e.s en situation professionnelle. C’est également un réel avantage pour les structures de pouvoir, dans des objectifs de collaboration, proposer des formes qui n’existeraient pas autrement, ou en tout cas pas dans ces conditions-là.
Il y avait donc cet aspect, ainsi que la question de la jeunesse qui se situe très au centre de nos préoccupations, de nos politiques culturelles, et de nos politiques en général.
De plus il se trouve que le travail de Merce Cunningham permettait assez facilement de construire un assemblage de pièces que lui appelait Event, et de les imaginer pour 100 personnes ou plus. De cela est donc née l’idée d’un Event géant. Ensuite il fallait trouver comment l’appeler, et c’est au détour d’une conversation que Boris Charmatz a suggéré l’appellation Cunningham x 100. De là est né ce premier projet, pour lequel il nous fallait penser aussi un lieu gigantesque pour pouvoir accueillir ces danseuses et danseurs : il inaugurait notre partenariat avec la Grande Halle de la Villette.
Cunningham x 100 s'est plutôt très bien passé, si bien passé que ça a donné vraiment envie à la Villette et au Festival d'Automne de s'inscrire dans un partenariat durable avec nous et de pouvoir imaginer d'autres noms de la danse qui pourraient se prêter à cet exercice.
Pour cette nouvelle proposition, vous mettez cette fois à l’honneur la talentueuse Trisha Brown. Pourquoi ce choix ?
Un tel exercice implique forcément des artistes, des chorégraphes qui font autorité dans leur art et qui ont une œuvre qui peut se prêter à ce type de format. Assez rapidement, le nom de Trisha Brown est apparu, elle-même étant dans la lignée de Merce Cunningham et incarnant la danse postmoderne américaine. Il me paraissait aussi important que ce soit une femme artiste à laquelle ont offre ce type d’hommage, puisqu'on l'avait précédemment consacré à un homme artiste.
Je n'étais pas forcément convaincu qu'ils accepteraient car, autant pour Merce c'était dans sa pratique d'imaginer ce genre de forme, autant cela ne relève pas de l’évidence pour d’autres projets d’artistes de cette ampleur. Puis la pandémie est passée par là et je pense que la compagnie Trisha Brown s’est rendu compte de la nécessité pour elle de pouvoir imaginer d'autres types et formats de démonstrations, pour que son œuvre continue d'exister. Nos partenaires sont alors tombés d'accord sur cette idée, et l’idée de Trisha Brown x 100 au Festival d'Automne à la Grande Halle de la Villette est né, sur le même principe, c'est-à-dire une œuvre monumentale réunissant tous les étudiant.es.s en danse classique et contemporaine du premier cycle danse et de 2ème année de Master.
Il s’agit d’un travail collaboratif qui a également engagé les musicien.ne.s du Conservatoire. Comment la mise en musique s’est-elle articulée ?
Concernant la place de la musique dans Cunningham x 100, il nous paraissait très important, en tant qu’école de musique et de danse, que ce type d'évènement s’articulent comme un dialogue entre la musique et la danse. L’évidence était de se diriger vers des pièces de John Cage. En concertation avec la direction des études musicales et de la recherche, nous avons sélectionné les second and third construction pieces, des pièces pour percussions, ce qui nous a permis de travailler avec le département des disciplines instrumentales dirigé par Clément Carpentier. Nous avions 4 étudiant.es.s en percussions de la classe de Gilles Durot, qui faisaient intégralement partie de la pièce et dont les instruments faisaient aussi office de décor, c'était assez magnifique.
Pour Trisha Brown x 100, il s'agissait de déterminer, en lien avec la compagnie, quel serait le pendant musical d'un tel événement. Trisha Brown ayant eu beaucoup de relation avec le jazz, on s'est donc tourné naturellement vers le département dirigé par Riccardo Del Fra en lui proposant ce projet. Riccardo était très enthousiaste, très honoré, très heureux aussi de pouvoir faire un projet de cette ampleur avec la danse. Fruit de dialogues, nous avons déterminé un étudiant qui serait responsable de l’adaptation musicale et coordinateur de l’ensemble, composé de 11 musiciens qui accompagneront ce projet sur différentes formes.
Sur le plan pédagogique, que peut apporter ce genre de projet aux étudiant.e.s du Conservatoire ?
J’ai tendance à ne jamais séparer l’enjeu pédagogique de l’enjeu artistique, et c'était un peu ça qui irriguait le projet que j’ai porté en arrivant, à savoir de penser que les artistes et les œuvres devaient irriguer tout ce qu'on faisait. Il y a forcément des temps qui sont des temps uniquement pédagogiques, qui font partie des cursus, et il y la fréquentation des œuvres en tant que spectateur, mais aussi en tant qu'acteur.
Il est important de pouvoir attirer des artistes de renom national, international, avec des œuvres qui ont marqué l'histoire de l'art. C'est un peu l'enjeu avec Trisha Brown x 100, où des étudiant.e.s en danse classique ou contemporaine s'extraient de leur quotidien pédagogique pour justement traverser, pendant quelques semaines, un travail de reconstruction, d'interprétation, de préparation à un moment de rencontre avec un public dans un lieu qui est aussi prestigieux que la grande Halle de la Villette, et qui l’est d’autant plus avec le Festival d'Automne à Paris, et un partenaire de poids qui se rajoute cette année qui est Dance Reflections by Van Cleef & Arpels, et un partenaire média qui est Arte.
Est-ce que tu sens un engagement particulier de la part des élèves pour ce projet ?
« Je pense qu’ils sentaient qu'ils appartenaient et qu'ils participaient à un projet qui nous dépasse tous ».
L'année 2019-2020 a été marquée par ce qui s’est passé à partir de mars, à savoir le confinement, mais dans tous les entretiens que nous avons pu réaliser pour garder le lien pendant cette période qui n’était pas simple et lorsqu’on en a fait des bilans à la fin de l’année scolaire, pour les étudiant.es.s, Cunningham x 100 était un élément extrêmement marquant. D’une part parce que les danseurs classiques et danseurs contemporains se retrouvaient, se rencontraient, ce qui n'est pas forcément le cas dans un planning régulier. Ils rencontraient communément une œuvre, et tout d'un coup, pour un temps donné, l'école respirait le même air. Aussi, je pense qu’ils sentaient qu'ils appartenaient et qu'ils participaient à un projet qui nous dépasse tous, qui est gigantesque par sa forme et donc par son effet auprès des spectateurs, et ça c’est aussi quelque chose d'inhabituel.
Ce qui est intéressant c’est que deux ans plus tard, ceux qui ont vécu Cunningham x 100 sont porteurs des souvenirs qu’il a générés. Eux savent à peu près à quoi s'attendre… Parce que ce n’est pas rien, on arrive dans un lieu qui fait deux fois un stade de foot, c’est assez impressionnant !
Je me souviens en tout cas de la première arrivée des étudiant.e.s pour Cunningham x 100. Il y a eu vraiment la réalisation de ce qu'ils allaient faire là et, oui, ça les dépassait, c'était dans un cadre ultra professionnel et complètement inédit. Pour cette année il y a donc ceux qui le savent, et qui se font un peu parole pour les autres, et ceux qui n’ont pas encore découvert ça ou qui n’en ont vu que des images. On voit en tout cas qu’il y a une conscience de ce que ça va être. Même pour nous, dans l'administration et le pédagogique, il y a deux ans on ne savait pas trop si ce qu'on avait imaginé allait fonctionner. On ne le sait toujours pas mais au moins on a une petite idée de la forme. On sent chez les étudiant.es.s une certaine excitation et une adhésion, qui moi me remplit d'émotion, à l'œuvre de Trisha Brown.
C'est grâce à des personnes comme Brigitte Lefèvre notamment, qui a invité des personnes comme Pina Bausch, comme Trisha Brown à entrer dans le répertoire de l'Opéra de Paris, que l’on a des professeurs comme Isabelle Ciaravola par exemple, danseuse étoile qui a dansé l'œuvre de Trisha Brown. Il y a 30 ans, peut-être que l’on aurait encore ces clivages très forts entre la danse classique et la danse contemporaine. Aujourd’hui on voit que, par le corps des étudiant.es.s, par leur cursus, par ce qu'ils connaissent, il y a cette parenthèse un peu spéciale qui leur permet de partager ensemble du commun et de le partager ensemble, avec leur famille bien évidemment et avec un public au sens plus large.
Sur cette dimension du projet qui s'inscrit dans un tissu très professionnel : quelle importance à cette notion pour toi ?
La question de l'art et des artistes qui viennent irriguer le Conservatoire, c'est-à-dire cet aller-retour avec le monde professionnel porté évidemment par des artistes, des directeurs de compagnies, des structures, des directeurs de structures, est primordial. Aussi, j'ai l'impression que le mot mise en situation professionnelle peut être entendu à plusieurs échelles : là typiquement les Master 1 sont au Centre national de la Danse qui est un de nos partenaires, avec le département des ressources professionnelles, pour apprendre à faire un contrat, à lire son CV etc. Mais la mise en situation professionnelle, c'est aussi découvrir la tournée, c'est aussi, dans un lieu autre ou ici, apprendre ce que fait le directeur technique, ce que fait un régisseur plateau, comment s’opère la gestion les costumes, la relation avec la costumière, avec les personnes qui travaillent autour d’un projet, le rituel autour de spectacles, l'avant spectacle, l’après, la gestion du stress, de l'adrénaline, des blessures potentielles, etc.
Il me semble être essentiel, pour les outiller le plus possible, de les outiller d'expériences également. Il faut évidemment les outiller de contenu de cours et d'enseignement, mais je crois beaucoup en l'expérience : pluraliser les expériences et les rencontres avec différentes formes de danse mais aussi avec différents contextes et intervenants, et Trisha Brown x 100 participe à cela en tout cas : un autre type de contexte pour un autre type d'expérience.
Est-ce que tu as déjà une idée pour l'année prochaine ?
L’idée est de faire de ces « projets monumentaux » une biennale.
Nous travaillons avec Noé Soulier et le CNDC d’Angers plus largement l’année prochaine pour les étudiant.es.s de Masters 1 et 2 au Carreau du Temple dans le cadre du Festival d’Automne à Paris et Van Cleef & Arpels, avec l’idée que ce projet puisse être montré à Angers. L’année suivante nous devions avoir le projet de Boris Charmatz autour du Requiem de Mozart. Boris étant nommé à la tête du Tanztheater de Wuppertal, cela va chambouler notre calendrier et le projet serait éventuellement reporté sur 2024, pour les Masters avec l’Ecole d’Essen.
Pour 2023, reste à trouver une grande figure de la danse qui pourrait incarner ce projet, qui fonctionne plus sur des chorégraphes qui ont mis au cœur de leur œuvre un certain rapport à l’abstraction. Mais toutes les options restent encore sur la table.
Et cette artiste, personnellement pour toi, que représente-elle dans ta carrière, dans ta formation ?
« C’est une richesse d‘écriture qui est absolument inédite, et c’est donc un terrain d’exploration, de jeu fantastique. »
Pour moi c’est une grande dame de la danse qui était très reconnue, finalement un peu tardivement à mon sens puisque, quand j’ai fait mes études au Conservatoire, on me parlait très peu de Trisha Brown, même si après elle a irrigué des projets comme le CNDC d’Angers à l’époque dirigé par Emmanuelle Huynh, ou comme l’école P.A.R.T.S fondée par Anne Teresa De Keersmaeker qu’elle irrigue depuis 30 ans. Son œuvre a permis de former toute une nouvelle génération de danseurs, danseuses, chorégraphes.
Pour moi c’est une œuvre extrêmement joyeuse, de laquelle émane de la liberté, même si dès qu’on la regarde de plus près, on identifie une grande complexité. C’est une richesse d‘écriture qui est absolument inédite, et c’est donc un terrain d’exploration, de jeu fantastique. Parce qu’en plus il y a quand même cette notion de plaisir, de liberté, qui ne sont pas forcément des notions que l’on assimile tout le temps à la danse. Les notions de rigueur, de travail, d’effort sont évidemment présentes avec Trisha Brown puisque le corps est en jeu, mais il y a cet endroit ludique, et cette danse qui donne l’impression de faire du bien, faire du bien au spectateur mais également au danseur.
Enfin, pour terminer : Trisha Brown x 100 en trois mots ?
Je dirais : monumental, jeunesse, artiste.
POUR ALLER PLUS LOIN
Trisha Brown x 100 : la presse en parle
« Quelle belle idée ! Pour rendre hommage à la chorégraphe américaine Trisha Brown (1936-2017), figure lumineuse et superbement inventive de la danse post-moderne, cette performance pilotée par le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris rassemble une centaine de danseurs autour de différents extraits de son répertoire. L'écriture subtilement désarticulée de Brown, son sens de la bascule, du déséquilibre et des changements de direction dans l'espace sont toujours auréolés d'une élégance faussement désinvolte et swing. Cette signature chorégraphique majeure, qui s'inscrit dans des dispositifs visuels puissants, a marqué l'histoire de la danse. Ce spectacle de transmission, dont Cédric Andrieux, directeur des études chorégraphiques au Conservatoire, a eu l'idée, est une superbe entreprise de mémoire. »
Rosita Boisseau pour Télérama