TOUTES DIRECTIONS
Mis à jour le 05 octobre 2022
À l’occasion du tout premier concert de la classe de direction d’orchestre d’Alain Altinoglu le 7 octobre prochain au Conservatoire de Paris, (re)découvrez le portrait du chef d’orchestre réalisé par Solène Souriau et disponible dans notre nouvelle brochure de saison 2022-2023.
Alain Altinoglu a le contact facile. Il est si accessible et si affable lorsqu’on l’aborde que, pour un peu, il ferait oublier l’impressionnant parcours qui se cache derrière son sourire bienveillant : directeur musical d’une grande maison d’opéra européenne et d’un orchestre symphonique réputé, régulièrement invité à la tête de prestigieuses formations internationales, pianiste s’adonnant en récital à la mélodie et au Lied… En 2014, il est revenu au Conservatoire où il avait fait ses classes pour y enseigner la direction d’orchestre. Portrait de celui pour qui être chef est affaire d’écoute et de gouvernance.
Dans L’Art du chef d’orchestre, Georges Liébert décrit le chef d’orchestre comme un « leader tout à la fois traditionnel, rationnel et charismatique ». Dans son article « Le chef d’orchestre : pratiques de l’autorité et métaphores politiques », Esteban Buch affirme : « Le chef d’orchestre est un chef, et la question de l’autorité est au cœur de sa pratique. » « Leader », « chef » : l’utilisation d’un vocabulaire politique pour décrire la fonction de celui qui se trouve face à un collectif de musicien·nes afflue dans notre langage quotidien et la figure du chef d’orchestre moderne semble intrinsèquement liée à la question de l’autorité. Cette incarnation du pouvoir absolu émerge à partir du XIXe siècle lorsque le batteur de mesure en France ou le Kapellmeister en Allemagne disparaît peu à peu au profit d’une figure dominante et autoritaire, pour ne pas dire autocrate. La métaphore politique va encore plus loin lorsqu’on cite Spontini qui, se prenant pour Bonaparte, lançait à ses interprètes la veille d’un concert : « Au revoir au champ de bataille ! », sans parler du XXe siècle qui a vu naître la figure du « chef--dictateur » dont le modèle par excellence est Arturo Toscanini. Les images filmées du chef italien en train de hurler sur ses instrumentistes a entériné le chef d’orchestre comme un homme tyrannique, capricieux et despotique. En rencontrant Alain Altinoglu, la question se pose : chef à la carrière internationale, invité des plus grands festivals et orchestres du monde, quel dirigeant est-il donc ? Quelle image du chef transmet-il ?
Né en 1975, Alain Altinoglu entre en tant qu’étudiant au Conservatoire de Paris en 1992, à l’âge de dix-sept ans. Trente ans plus tard, animé par un devoir de transmission, il est à la tête de la classe de direction du Conservatoire depuis 2014, tout en conciliant ses activités de directeur musical à La Monnaie de Bruxelles et à l’Orchestre symphonique de Francfort. Le concours pour intégrer son programme au Conservatoire est extrêmement sélectif. Les étudiant·es sont retenu·es en fonction des places disponible et doivent montrer un niveau techniques irréprochable ainsi qu’une érudition riche et poussée, qui dépasse les connaissances musicales. Actuellement, sa classe est composée de huit étudiant·es : trois femmes et cinq hommes. Pendant cinq ans, il a pour mission de les guider et s’efforce de partir de la personnalité de chaque étudiant·e pour forger le ou la chef·fe en devenir. Lui qui n’a jamais étudié la direction musicale, il trouve le moyen de l’inventer en souhaitant s’adapter à chaque étudiant·e. Aucun rapport mimétique ne s’installe. Le geste découle du corps de l’étudiant·e et non de l’enseignant·e qui se contenterait de simplement montrer machinalement. De plus, le système exceptionnel qu’offre le Conservatoire avec l’Orchestre des Lauréats permet aux étudiant·es de se mettre en situation : ils et elles peuvent ainsi diriger l’Orchestre, en présence ou non d’un public. C’est ainsi qu’ils perfectionnent leur instrument. « Il y a autant d’orchestres qu’il y a de chefs d’orchestre » nous explique Alain Altinoglu. Comme en politique, la relation d’interdépendance est inévitable : que devient un·e dirigeant·e sans groupe à diriger ?
Alain Altinoglu se pose en intermédiaire. Aussi bien dans le cadre de son activité professionnelle que dans le cadre pédagogique. Face aux partitions, il serait un « médium » entre le génie créateur du compositeur ou de la compositrice et son public. Face à ses étudiant·es, il serait un « médium » entre qui ils sont et le ou la chef·fe d’orchestre qu’ils peuvent devenir. Lors de notre rencontre, son champ lexical semble davantage relever de la psychologie que de la politique. Les expressions qu’il use pour décrire sa mission envers ses étudiant·es, telles que « les aider à devenir qui ils sont », « les guider pour qu’ils acceptent qui ils sont », laissent entrevoir un homme analyste et à l’écoute. Antoine Dutaillis, qui s’apprête à finir ses cinq années de cycle dans sa classe, nous raconte son premier jour : « Je m’en souviens très bien. Nous étions en train de travailler le deuxième mouvement de La Pathétique de Tchaikovsky. Il m’a alors invité à faire un geste qui permettait de faire ralentir l’orchestre. J’ai essayé et ça a marché. Dès la première classe, j’ai eu l’impression d’avoir tout de suite progressé, c’était génial. » Le jeune chef vient de passer avec brio son prix à la Cité de la musique devant un public enthousiaste et témoigne de la générosité de son professeur. Il souligne également la place accordée à l’approfondissement des styles et des compositeur·rices dans l’enseignement, sans quoi il est impossible de donner une interprétation juste.
À la question « Qu’est-ce que la fonction de chef d’orchestre ? Charles Gounod répondait : Un mandat. Le chef d’orchestre, si le compositeur est vivant, est un délégué de ses intentions ; si le compositeur est mort, le chef d’orchestre est un délégué de la tradition. En tout cas, il est tenu en conscience de se renseigner et non pas de s’imposer. » Afin de servir le plus justement possible le ou la compositeur·rice, de respecter le plus son style, les musicien·nes élisent donc leur représentant·e à titre temporaire, celui d’un « mandat », c’est-à-dire seulement la durée du concert. Dans quel but ? Alain Altinoglu, dans la lignée de Gounod, apporte la même réponse : la finalité est esthétique. « Faire le plus beau concert possible. » Il s’agit alors de faire ressortir le meilleur des musicien·nes en les dirigeant, en mettant à l’unisson chaque voix individuelle dans l’orchestre pour qu’elles ne fassent qu’une. Comment appelle-t-on cela en politique ? Ce qui peut paraître utopique en politique ne l’est certainement pas chez ce chef fédérateur dont l’ambition est à la hauteur des compositeur·rices et de la tradition dont il s’affirme le digne représentant.
Selon Alain Altinoglu, l’image du ou de la chef·fe d’orchestre a changé car « le rapport dans la société entre dirigeant et dirigé n’est plus du tout le même ». Connaître la manière dont se comportent les chef·fes d’orchestre en répétition nous amènerait donc à savoir dans quelle société nous vivons. Sans sous-estimer les rapports de force entre un orchestre et un·e chef·fe, rapports qu’il n’hésite pas à mentionner sans tabou, Alain Altinoglu opte plutôt pour l’humour, et se dévoile talentueux stratège, ne manquant pas de tact. Loin de l’image du chef-dictateur qui existe malheureusement encore dans le paysage musical, Alain Altinoglu ne cesse d’user de finesse, de diplomatie mais aussi d’un certain sens moral. Finalement, la clé de la direction d’orchestre se trouverait dans la communication. Ni despote, ni tyran. Alain Altinoglu se pose en chef de son temps.
Solène Souriau