Sur les histoires en train de s’écrire
Mis à jour le 13 septembre 2024
Si étrange que semble le moment présent, quelque mauvaise apparence qu’il ait, aucune âme sérieuse ne doit désespérer. Les surfaces sont ce qu’elles sont, mais il y a une loi morale dans la destinée, et les courants sous-marins existent. Pendant que le flot s’agite, eux, ils travaillent. On ne les voit pas, mais ce qu’ils font finit toujours par sortir tout à coup de l’ombre, l’inaperçu construit l’imprévu. Sachons comprendre l’inattendu de l’histoire.
Victor Hugo, Paris, juillet 1876
N’est-ce pas le propre de l’art que de scruter et de saisir ces courants sous-marins dont parle ici Victor Hugo ? Ne sommes-nous pas dans une période cruciale qui nécessite que notre société accorde aux artistes la place qui leur permettra de tisser les fils de l’histoire, les fils de nos histoires ? Il me semble que cette tentative de saisir les courants sous-marins s’incarne dans la recherche artistique menée jour après jour par nos étudiant·es, dans ce laboratoire intime dont je suis souvent frappée de voir à quel point il est connecté au temps présent. L’attention au monde de ces jeunes artistes représente à mes yeux un espoir puissant dans un contexte où les occasions d’espérer sont aussi rares que précieuses.
« L’histoire en train de s’écrire. » On a beaucoup entendu cette expression à propos de la séquence politique du printemps et de l’été 2024. Ce qui s’écrit n’est jamais qu’une part subjective de ce qui est vécu. Ce qui ne s’écrit pas encourt le risque d’être refoulé ou – pire – de disparaître à jamais. En tant que mise en récit des événements, l’histoire nous permet de nous emparer du passé, de le faire nôtre, de lui donner une forme et un sens. Écrire l’histoire, c’est considérer que nous avons quelque chose à voir avec ce passé et qu’il a quelque chose à voir avec nous. Écrire son histoire, ses histoires, c’est mettre en débat ces écritures, mettre en perspective les passés qu’elles mobilisent : c’est assurément une garantie pour construire un avenir qui ne soit pas condamné à répéter les erreurs du passé. Dans ces pages, nous avons à cœur d’accueillir une diversité de récits : autant de points de vue dans la confrontation desquels nous pouvons espérer nous construire et faire advenir la richesse de notre avenir.
En France, le temps de l’élection est un moment intense de la vie démocratique, un moment fait de débats enflammés et de polarisation extrême. Passé ce temps, comment reconstruire un espace commun ? Comment recommencer à vivre ensemble ? Comment retrouver le plaisir de la confrontation des idées, la joie de se construire dans l’altérité ? Comment faire à nouveau communauté – une communauté vivante et vibrante ? Certes, notre institution a déjà vécu bien des bouleversements. Sa naissance est contemporaine de la Révolution française. Si quelques fées se sont penchées sur son berceau, il s’agissait sans doute des fées du chamboulement et du chambardement. Le nom même de Conservatoire est trompeur : il laisse présager une forme de stabilité et d’immuabilité quand sa force a toujours été d’évoluer avec son temps. Nous dialoguons dans ces pages avec Frédérique Aït-Touati. À travers ses conférences performées, cette artiste et chercheuse en histoire des sciences développe des formes originales qui nous donnent un exemple d’une esthétique de l’essai, d’un art capable de sonder les profondeurs du temps pour mieux saisir le monde en train de se faire et de se défaire.
Au Conservatoire, nous nous attachons sans relâche à tisser ces liens entre les arts vivants et les savoirs, entre la recherche et la création. En témoignent les projets de nos étudiant·es. Vous pourrez notamment découvrir dans les pages suivantes la recherche de Florent Caron Darras, qui se demande comment – en portant attention à son environnement – la musique peut se mettre à l’écoute du vivant et combler la séparation avec la nature qu’a creusée un certain anthropocentrisme. Parce que notre héritage artistique ne cesse de se recréer dans la dialectique entre enseignant·es et étudiant·es, nous débattons ici de cette pédagogie en mouvement lors d’un dialogue mené avec notre directeur des études musicales Jean-Claire Vançon et notre directrice des études chorégraphiques Muriel Maffre.
La séquence électorale de 2024 a plus que jamais mis à jour les fractures qui fragmentent notre territoire. Notre mission prend son sens à l’échelle du pays : comment former des artistes venus de tous horizons et qui seront capables à leur tour d’ancrer leur art sur leur territoire, de faire rayonner la culture et les arts vivants à l’échelle nationale et internationale ? Lancé en 2023, le projet d’université européenne IN.TUNE réunit huit établissements d’enseignement supérieur européens pour penser le devenir de notre héritage culturel et politique. Œuvre fondatrice du récit européen, la Neuvième Symphonie de Beethoven que dirige cette saison Raphaël Pichon nous rappelle que cette utopie fragile s’est toujours construite sous le signe de l’ouverture et non du repli sur soi. Parce que l’égalité des chances compte parmi nos missions prioritaires, nous accueillons cet automne des étudiant·es en danse venu·es de Guadeloupe. En partenariat avec la Fondation Culture & Diversité, le stage auquel ils participent leur permet de se projeter dans la poursuite de leurs études dans l’enseignement supérieur. Dans les pages qui viennent, nous donnons également la parole à Clémence Galliard, artiste chorégraphique qui a développé une expérience sensible et novatrice de « radio-description » pour permettre à la danse de dépasser les frontières et de toucher une large audience.
Le centenaire de Pierre Boulez – que nous célébrons en 2025 – nous rappelle que l’histoire des arts est aussi faite de ruptures et de bouleversements, des artistes que l’on exalte et de ceux qu’on oublie. Le voyage que nous entreprenons ne doit laisser personne au bord de la route. Aussi avons-nous convié la chercheuse Marianne Chauvin à débattre avec des étudiant·es de la sous-représentation des créatrices dans les programmations. Dans un texte que nous avons commandé à Ryoko Sekiguchi, l’autrice enquête sur l’installation secrète réalisée par Christian Boltanski dans les sous-sols du Conservatoire, qui met en lumière – non sans humour – les oubliés de l’histoire de notre institution. Enfin, nous avons invité le photographe Vincen Beeckman à déambuler au Conservatoire pour capter sur le vif des métiers souvent invisibilisés mais qui n’en sont pas moins essentiels. Je vous invite à nous rejoindre pour explorer ces histoires en train de s’écrire. Chaque spectacle, chaque concert est une invitation à plonger dans ces récits variés, à découvrir leur richesse inouïe. Venez célébrer avec nous la créativité et la diversité des talents au Conservatoire de Paris. Nous sommes impatients de vous accueillir et de partager avec vous cette saison riche en découvertes et en émotions artistiques.
Émilie Delorme, directrice
Photo Mustapha Azeroual © ADAGP Paris 2024