Sunday Night Lights
Mis à jour le 14 novembre 2023
Ancien étudiant du Conservatoire, Maxime Pascal est de ces chefs d’orchestre qui n’ont pas froid aux yeux. Avec sa compagnie Le Balcon, il a amorcé en 2018 un projet titanesque : monter pour la première fois dans l’histoire de la musique les sept opéras du cycle Licht de Stockhausen en version scénique. Après un remarqué Freitag la saison passée, c’est par la création de Sonntag aus Licht que cette utopie se poursuit à la Philharmonie de Paris.
Et les musiciens de l’Orchestre du Conservatoire sont de l’aventure !
Alors que vous étiez étudiant au Conservatoire, vous avez créé votre ensemble Le Balcon en 2008. Quels désirs de jeune musicien cela venait-il combler à l’époque ?
MAXIME PASCAL
Le Balcon a été créé par des étudiant·es du Conservatoire. J’étudiais l’écriture et l’analyse, Alphonse Cemin l’accompagnement au piano et la culture musicale, Florent Derex les métiers du son ; il y avait aussi trois compositeurs : Juan Pablo Carreño, Mathieu Costecalde et Pedro García-Velásquez. Chacun avait sans doute des désirs différents, mais l’envie de faire des spectacles et des concerts par nous-mêmes nous importait avant tout. Nous avions aussi le désir commun, instantané et intuitif, de créer un orchestre dans lequel toutes les voix et tous les instruments seraient sonorisés. Pour ma part, j’étais souvent insatisfait de ce que je pouvais voir et entendre à Paris. Dans les concerts ou à l’opéra, je me sentais toujours loin de la source acoustique. Je suis devenu chef d’orchestre sans doute pour cela : j’avais besoin d’être à l’intérieur du son. Créer un orchestre sonorisé nous permettait de designer nous-mêmes les espaces acoustiques. Je me souviens très bien du premier concert du Balcon, qui a eu lieu à l’Espace Maurice-Fleuret. On y jouait une œuvre de Ravel s’inspirant des poèmes de Mallarmé. Lors de la première répétition, nous avons ouvert les micros. J’étais alors dans la salle pour écouter et me suis dit immédiatement que c’était exactement cela que je voulais réaliser. J’étais tout à coup à l’intérieur de l’œuvre.
Votre prédilection précoce pour ces espaces d’écoute délibérément immersifs était-elle déjà familière de certaines préoccupations de Stockhausen ?
MAXIME PASCAL
Complètement. Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai découvert Stockhausen, dont toutes les œuvres sont elles-mêmes sonorisées. Mais pourquoi Stockhausen a-t-il pu définir le geste du Balcon alors que je ne le connaissais pas à l’époque ? C’est parce qu’il s’inscrit lui-même dans une tradition : celle de l’opéra comme genre précinématographique. Lors de l’émergence du cinéma, l’opéra s’est effectivement transformé. Wagner a voulu par exemple détruire le fer à cheval du théâtre à l’italienne. Il a enfoui l’orchestre sous la scène pour rapprocher le public de l’espace scénique, pour l’immerger, pour que tous les spectateur·rices, placé·es dans le focus de l’écran, fassent la même expérience. Wagner a créé en quelque sorte la salle de cinéma avant l’heure. Au cinéma, où je suis allé moi-même pour la première fois à l’âge de cinq ans, on a toujours l’impression de devenir l’œuvre, de faire corps avec l’expérience artistique. Comme Wagner, Stockhausen décide pour sa part d’avoir un geste très massif, un geste expressif introduisant l’auditeur·rice à l’intérieur de l’œuvre. Ce geste était bel et bien à l’origine du Balcon, même si je l’ai compris bien après.
Stockhausen est un compositeur à la réputation contrastée, voire paradoxale. Mûrissant une musique jugée savante, expérimentale, avant-gardiste, il a pourtant été considéré comme l’un des précurseurs de la musique électronique, ou encore comme l’influenceur de grands artistes pop. Sa musique savante se rêvait au service d’une révolution globale de la sensibilité. Quelle est votre vision de Stockhausen ? Et quel lien entretenez-vous avec Licht en particulier ?
MAXIME PASCAL
Lorsque j’étais étudiant au Conservatoire, personne ne connaissait Licht. Il n’y avait même aucune partition. J’ai trouvé celles-ci à l’IRCAM par hasard. Tout le monde ne jurait alors que par l’œuvre de jeunesse de Stockhausen, chose rare pour un compositeur. Alain Louvier, qui était directeur du Conservatoire dans les années 1980, me disait que le monde entier se précipitait à chaque création de Stockhausen car personne ne savait jamais à quoi s’attendre. Aujourd’hui on dirait qu’il « tuait le game » à chaque fois, parce qu’il parvenait à dépasser le phénomène ou le paramètre qu’il s’était fixé. Il y a encore beaucoup de stéréotypes vivaces sur Stockhausen, postulant qu’il était un immense compositeur jusque dans les années 1980 puis qu’il serait étrangement devenu un mystique sans grande valeur. Stéréotypes vieillis dont j’aimerais me libérer par cette création au long cours de son œuvre la plus imposante, écrite pendant près de trente ans, qu’il n’était même pas certain d’achever. Toutes les œuvres qu’il a écrites sont extrêmement différentes, et ce parce qu’il explore toujours plus de phénomènes et de paramètres musicaux.
Pourriez-vous préciser justement quels paramètres musicaux sont particulièrement à l’œuvre dans Licht ?
MAXIME PASCAL
Stockhausen a inventé la superformule, principe sur lequel repose Licht. La superformule est la séquence ADN, pourrait-on dire, de tous les opéras du cycle. Pour simplifier, il s’agit d’une superposition de trois phrases musicales qui contiennent à la fois l’aspect mélodique, rythmique, timbrique ainsi que le texte. Cette superposition des trois formules tient sur une page de musique et forme la superformule. Celle-ci se retrouve à toutes les échelles de Licht. Nous pouvons parler d’une écriture en spirale, ou en poupées russes. La superformule se répercute à l’infini dans toutes les échelles de temps : elle est à la fois structure, moment, phrase musicale, scène. Cela peut paraître abstrait, mais devient d’une totale limpidité lorsque nous jouons et écoutons cette musique. On a beaucoup comparé ce paramètre au leitmotiv wagnérien, mais c’est en fait assez différent. La superformule rejoint pour moi une théorie du tout, où l’infiniment petit répond aux mêmes règles que l’infiniment grand dans cette œuvre. Dans Licht par ailleurs, chaque personnage possède sa propre formule.
Justement, pourriez-vous revenir sur la singularité dramaturgique de cette œuvre ?
MAXIME PASCAL
Licht se déroule dans l’espace. L’œuvre raconte l’histoire de trois anges : Michaël, Ève et Lucifer. Michaël et Lucifer s’affrontent comme deux frères qui ne se comprennent pas. Leur conflit anime l’ensemble du cycle. Ève est quant à elle plutôt un esprit créateur, proche de la déesse primordiale, un principe féminin – à la fois déesse de la lune, de l’eau, ou encore de la fertilité – étant tour à tour la mère et l’amante. Un jour, Michaël descend sur terre et tombe amoureux de la musique des humains. Il se donne alors pour mission, quête qui irrigue tout le cycle, de ramener la musique humaine dans le cosmos pour la faire entendre aux autres anges. Il va en être empêché par Lucifer qui déteste les humains et qui souhaite pour sa part les réduire en esclavage. Licht comporte aussi une dimension autobiographique : Michaël se rapproche de Stockhausen, Lucifer de son père, Ève de sa mère. Le cycle est imbibé par ailleurs des nombreux voyages du compositeur, qui essaie d’y effectuer la synthèse de tout ce qu’il a entendu dans le monde, des croyances, des cultures, des cérémonies qu’il a croisées. Cela fait de Licht une grande œuvre anthropologique où se mêlent beaucoup de traditions théâtrales et musicales asiatiques, africaines, celtes, scandinaves… mais aussi une grande œuvre astronomique, imprégnée par toute une mythologie cosmique.
Vous choisissez de créer chacun des opéras avec un·e metteur·se en scène différent·e – Silvia Costa dernièrement, et bientôt Ted Huffman. Pourquoi ce choix ? Et comment, alors que vous réfléchissez déjà beaucoup avec Le Balcon à la mise en espace de la musique, collaborez-vous avec ces metteur·ses en scène ?
MAXIME PASCAL
Il est écrit au début des partitions : musique, texte, actions et gestes de Karlheinz Stockhausen. Cela signifie qu’il a pris en charge la musique, le livret ainsi que l’aspect visuel de ses opéras. Tous les mouvements sont notés. Cela place la personne qui fait la mise en scène dans un rôle d’interprète musical, alors que dans l’opéra traditionnel elle est là pour inventer une image. Chez Stockhausen, l'image est déjà imaginée et doit être réalisée. Ainsi, le metteur ou la metteuse en scène devient inévitablement un·e musicien·ne. Je travaille avec lui ou elle en scène dans une grande proximité, voulant qu’il ou elle connaisse la partition comme je la connais. Que ce soit pour les instrumentistes, les chanteur·ses, le chef d’orchestre et le ou la metteur·se en scène, Licht nous pousse ainsi à déconstruire et à reconstruire nos rôles. Concernant le choix d’une alternance entre metteur·ses en scène, cela provient d’une circonstance totalement pragmatique : j’aimerais pouvoir jouer sur une semaine les sept opéras à la suite – c’est prévu pour 2028 –, il devient donc impossible d’avoir des équipes communes. Licht, c’est deux fois la tétralogie de Wagner !
Quelles libertés vous laisse Licht, alors que l’œuvre semble contrôlée à tous les niveaux par son compositeur ?
MAXIME PASCAL
C’est une question que tout le monde pose. Je me demande au fond pourquoi nous nous posons tant cette question. Pourquoi se dit-on qu’une musique laisse moins de liberté parce qu’elle est très écrite ? En quoi un paramètre qui n’est pas noté laisserait-il au contraire plus de latitude ? Le fait de tout noter dans le détail fait surtout prendre conscience à l’interprète, je trouve, de la profondeur et de l’importance de l’acte de lecture. Cela fait comprendre qu’il y a quelqu’un, un jour, qui compose une musique, et que cette musique-là n’est pas d’abord jouée et chantée. L’acte premier, primordial, des musiciens de la tradition écrite est bien la lecture : d’abord on lit, ensuite on joue. Stockhausen nous confronte à cela : afin de pouvoir accéder au jeu, à l’écoute profonde, tout doit partir de la lecture pour le messager, pour l’interprète. Le fait qu’il ait autant écrit galvanise en réalité beaucoup, car cela place l’acte de lecture au niveau de l’acte d’écriture. Les compositeur·rices deviennent alors des sortes de dieux qui nous transmettent cette substance à ressusciter. Stockhausen pousse l’interprète à se hisser au niveau de l’acte d’écriture. Je sens pour ma part beaucoup de liberté à ce niveau-là. Un paramètre qui n’est pas noté offre certes de l’ouverture mais pas forcément plus de liberté.
Propos recueillis par Pierre Lesquelen
Sonntag aus LichtComposé entre 1998 et 2003, Sonntag aus Licht est le dernier volet achevé du cycle Licht de Karlheinz Stockhausen. Créé de manière posthume en 2011, il célèbre l’union mystique de Michael et d’Ève, ainsi que le bannissement de Lucifer. Du 16 au 20 novembre 2023 - Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez - Paris XIXe |