Simon Steen–Andersen se manifeste
Mis à jour le 24 mai 2024
Le Festival ManiFeste – dont le Conservatoire est partenaire cette saison – a pour ambition de placer la musique contemporaine au cœur de la cité et au confluent des autres disciplines artistiques. En une année que l’on annonce olympique, l’édition 2024 a pour thème le mouvement et la vitesse : la dynamique cinétique s’empare tout à la fois de la musique et de l’image. Ce que l’on pourrait résumer en une double affirmation : l’œil écoute, la musique agit. Simon Steen-Andersen – dont la création française de Trio ouvrira le festival au Théâtre du Châtelet – occupe une place singulière dans le paysage de la musique contemporaine. Quand un vaste pan de la création musicale s’avère contemplatif, il signe une musique de l’événement. Quand bon nombre de créations procèdent par trames sonores, fascinées par le matériau élargi mais passablement muettes quant à leur forme, il articule un discours musical. Quand l’électronique s’affirme en discipline high-tech, il est l’artisan d’une low-tech. Quand la musique d’aujourd’hui se présente comme le miroir tragique de l’effondrement du monde, son œuvre est empreinte d’ironie, de mordant et de vitalité. L’une de ses forces est assurément sa capacité à mobiliser notre mémoire, avec laquelle il joue constamment.
Si les langages sont multiples et divers, le système de communication qu’est la langue est un fait social partagé, tout comme la musique. Simon Steen-Andersen transfère ici les acquis linguistiques à la musique, à l’instar de ce que fit magistralement Luciano Berio, jouant de la friction entre sens et son, de l’hybridation des sources et des styles, de la virtuosité de l’expression. Je songe aussi au Stockhausen de Hymnen : le fait de s’emparer de fragments de mémoire collective – les hymnes nationaux – rend d’autant plus perceptible la modification opérée par le compositeur au moment où elle s’accomplit… Trio, qui réunit l’Orchestre de Paris, le chœur Les Métaboles et les étudiant·es en jazz du Conservatoire, se présente comme un assemblage de nombreux enregistrements, de la musique classique au jazz – tel accord de Bruckner, une section de Miles Davis, quelques mesures de Daphnis et Chloé de Ravel, un passage du Messie de Haendel… Ces fragments sont sonores et visuels : Steen-Andersen puise son inspiration dans sa passion du cinéma, depuis les premières expériences des pionniers du septième art – la maitrise du montage et du bruitage – jusqu’aux plus récents films d’art et d’essai. L’archive n’est pas un simple contenu : elle porte une histoire des mécanismes d’enregistrement et de reproduction. Il serait sans doute possible d’imaginer ce montage virtuose qu’est le mash up de Trio avec l’aide de l’intelligence artificielle, mais Steen-Andersen revendique l’artisanat et l’ingéniosité du bricolage. Trio noue une triple intrigue entre la vie à l’écran, la vie portée par l’orchestre jouant ici et maintenant et notre propre mémoire. À l’écran vous voyez cette répétition où Carlos Kleiber mime de sa baguette l’exécution de traits rapides pour les musicien·nes. Sur scène, l’orchestre, le jazz band et le chœur répondent par une pluie de traits similaires.
Le tour de force de la performance repose sur ces effets de synchronisation et de décrochage, réglés au cordeau : un dialogue serré et à haute vitesse entre l’écran et la scène, un tourbillon réjouissant et hilarant. Ceci présuppose une écriture minutieuse de chaque moment : Simon Steen-Andersen est fondamentalement un artiste de l’écriture. Plutôt que de reconduire la division inepte et sourde entre le concert qui serait devenu « inactuel » et le dispositif contemporain, ses œuvres sont précisément des protocoles intégralement écrits. Cet art tient plus du montage que du processus. Tout est prémédité, rien n’est laissé au hasard. L’adjectif qui le définirait le mieux est le mot ludique. C’est l’homme pressé, le joueur pressé non pas tant de gagner que de relancer la mise. Il n’y a pas ici de magie révélée dans la mesure où il prend soin de nous montrer un mécanisme à l’œuvre qui va bientôt dérailler – ce qui le rapproche d’une figure fondatrice du théâtre musical comme Georges Aperghis. Simon Steen--Andersen ne cherche pas tant à imposer un concept qu’à nous en faire ressentir ses effets. En exposant les règles, il nous invite à participer au jeu.
Frank Madlener
PIANO AU BORD DE LA CRISE DE NERFS
PORTRAIT DE SIMON STEEN-ANDERSEN EN 5 PERFORMANCES
Un piano à queue chute d’une dizaine de mètres et s’écrase au sol avec fracas. Le fracas de cette chute, capturée au ralenti sur grand écran, est reproduit en temps réel par un orchestre symphonique. Ainsi débute Piano Concerto de Simon Steen-Andersen, créé en 2014 aux Donaueschinger Musiktage. Depuis une quinzaine d’années qu’il a déboulé sur la scène internationale, le compositeur danois s’emploie à surprendre son public par des performances iconoclastes qui se révèlent vite addictives. Piano Concerto s’inscrit dans une histoire de la performance musicale qui trouve probablement sa source dans le mouvement Fluxus, une longue tradition de concerto à la hache, de piano-marteau, piano-scie, piano à clous… Chez Steen-Andersen, le piano survit à sa destruction et un dispositif place le pianiste Nicolas Hodges jouant sur instrument intègre face à son hologramme jouant sur instrument détruit. La scène fait coexister la matière et l’antimatière, bafouant cette règle élémentaire des voyages dans le temps qui interdit au voyageur de se retrouver face à face avec son Moi du passé sous peine de créer un paradoxe temporel. Par des effets de play et de rewind, le compositeur annule et rejoue à l’infini le crash. Le piano éclaté au sol devient un instrument comme un autre, à ranger au rayon des percussions, cymbale, gong, marimba, tam-tam, timbale, plaque-tonnerre. Les performances de Steen-Andersen éveillent chez le spectateur des sentiments ambigus. En 2020, le Festival Musica a repris la pièce dans le cadre d’un portrait dédié au compositeur. Selon son directeur Stéphane Roth, il y a dans Piano Concerto autre chose que la fascination du pire et de la catastrophe : un geste de pure beauté. Saisi au ralenti, le piano semble se dissoudre dans l’apesanteur, nimbé de débris et de poussière en suspension tandis que son couvercle oscille dans l’air. Mais la performance s’ouvre aussi à un autre niveau de lecture, celui d’une revisitation ludique de la musique contemporaine : le cluster du piano qui s’écrase se propage en un nuage de son qui rappelle à la fois la musique concrète et la musique spectrale, hésitant entre ces techniques de composition du XXe siècle.
Au début des années 2000, Simon Steen-Andersen a étudié, entre autres, à Buenos Aires sous la direction de Gabriel Valverde. S’est-il souvenu de cette ville pour composer ce Buenos Aires, créé en 2014 par les Neue Vocalsolisten Stuttgart ? Le voici qui endosse les habits du sociologue pour une étude comportementale opposant – refrain connu – la retenue des rapports humains dans la culture scandinave dont il est issu à la légendaire chaleur argentine. Buenos Aires, c’est littéralement le bon air, le mauvais renvoyant à toutes les fois où nous nous retenons de rire, de pleurer, de chanter : aux mille et une censures quotidiennes que nous infligeons à notre corps pour l’empêcher d’exprimer nos émotions. En plus d’interroger la communication non-verbale et les rapports humains, ces observations servent de point de départ à une réflexion sur l’art lyrique, dont Steen-Andersen aime questionner les codes et les conventions. Alors qu’elle doit enregistrer le jingle d’un talk-show, une soprano se lance, face à son producteur, dans une défense et illustration de l’opéra. Le studio d’enregistrement se transforme alors en laboratoire où ont lieu les expériences les plus extravagantes. Et le compositeur d’esquisser un antimanifeste artistique à travers des questions brûlantes telles que : Pourquoi chante-t-on à l’opéra ? La musique ne devrait-elle pas servir uniquement à faire avancer l’action ? Les chanteur·ses lyriques viennent-ils réellement d’une autre planète ? À l’heure où nous écrivons ces lignes, Simon Steen-Andersen répète un Don Giovanni aux enfers qui sera créé à l’Opéra du Rhin.
Dans Black Box Music pour percussion solo, boîte amplifiée, 15 instruments et vidéo, créé en 2012 aux Darmstädter Ferienkurse, la boîte à musique noire du titre, c’est celle dans laquelle le percussionniste norvégien Håkon Stene glisse ses mains gantées de blanc, à la manière d’un magicien. Mais le secret du tour est vite éventé par un grand écran sonorisant et retransmettant en direct l’intérieur de la boîte. Ces mains géantes prennent la dimension du cadre de scène, composant de mystérieuses chorégraphies digitales. Avec la complicité de l’orchestre, elles fabriquent une musique à vue, au moyen d’objets du quotidien très simples tels que des élastiques ou des gobelets. Un hommage au théâtre de marionnettes qui semble fondre dans un même geste les rôles de chef d’orchestre et d’interprète.
La série Run Time Error compte une vingtaine d’épisodes comme autant de performances réalisées dans des lieux prestigieux, incluant le Literaturhaus Copenhagen, le Theaterhaus Stuttgart, le Queen Elizabeth Hall London, le Museum der Moderne Salzburg et le mythique Bayreuther Festspielhaus. Le protocole est toujours le même : le compositeur se filme, déambulant dans les couloirs de l’institution pour un long plan-séquence rythmé d’erreurs. Ces erreurs, ce sont les accidents qu’il rencontre sur sa route et qui provoquent des réactions en chaîne : des dominos qui chutent et font rouler une balle de golf sur une gouttière jusqu’à tomber dans le pavillon d’un trombone qui s’accorde en arrière-scène et dont la coulisse renverse une bouteille d’eau qui se déverse dans un seau, etc. Jusqu’à un costumier qui accapare Steen-Andersen pour lui donner des nouvelles des maquettes qu’il prépare pour un certain opéra… L’expression Run Time Error – qui vient de l’informatique et pourrait être traduite par erreur d’exécution – est trompeuse : ces accidents sonores, que le compositeur intègre, finissent par devenir la matière de son œuvre, comme une partition dont les ratures seraient les notes : selon les mots de Frank Madlener, Run Time Error est une tentative épique et malicieuse de terrasser le hasard.
Dans ses performances, Simon Steen-Andersen aime isoler un geste et le disséquer sous toutes ses coutures avec un plaisir enfantin. Ce peut être un geste musical comme le glissando – qu’il avoue avec humour être son motif préféré. Ce peut aussi être l’un des gestes primitifs de l’humanité, comme la marche dans Walk the Walk, œuvre pour 4 interprètes, tapis roulants, objets, lumière et fumée, créée en 2020 à la Staatsoper de Berlin. Quoi de plus simple que de mettre un pied devant l’autre ? Pourtant, on devine qu’il y a dans cette suite de chutes maîtrisées quelque chose de fascinant pour le compositeur. Quelque chose qui rappelle sans doute à ce passionné de cinéma la magie des pionniers du genre, juxtaposant les images pour créer une séquence d’animation. Walk the Walk se base d’ailleurs sur les travaux du physiologiste Étienne-Jules Marey, inventeur de la chronophotographie qui, à la fin du XIXe siècle, permit de décomposer les mouvements d’un animal, d’un être humain ou de la fumée dans l’air. De la décomposition à la composition, il n’y a qu’un pas. La marche – sa vitesse, sa trajectoire, sa pulsation – devient ici prétexte à musique. Et le compositeur d’expérimenter en 90 minutes toutes les possibilités d’aller d’un point A à un point B. Il paraît que la destination compte moins que le voyage.
Simon Hatab
Festival ManiFeste – La Playlist de l’Eté31 mai 2024 à 20h – Théâtre du Châtelet, Grande Salle Soirée d’ouverture du Festival ManiFeste. De l’humour, de la mémoire et de l’allégresse, en musique et à l’écran. En scène Carlos Kleiber et Sergiu Celibidache, Miles Davis et Bruckner, Stockhausen et Beethoven, et l’une des plus belles chorégraphies de Thomas Hauert avec sa compagnie Zoo, filmée par Thierry De Mey. La soirée d’ouverture du festival ManiFeste constitue un immense montage, un tourbillon qui se propage de l’image à la musique. Le jeune compositeur danois Simon Steen-Andersen a conçu un collage ultra-virtuose où l’orchestre, le jazz band et l’ensemble vocal présents dans la salle jouent avec une série d’archives vivantes – un voyage profond et désopilant dans notre propre mémoire musicale. La Playlist de l’été inclut et brasse large, jusqu’à la Valse de Ravel, dansée sur les toits de Bruxelles. Voltiges et tournoiements, une playlist de l’été, où l’œil écoute. |