Quels récits pour l’opéra aujourd’hui ?
Mis à jour le 07 mars 2023
CONTRIBUTION À UN DÉBAT ACTUEL
Entretien entre Émilie Delorme, Leonardo García Alarcón et Marc Lainé
Récemment, la presse s’est fait l’écho de la politique artistique du Metropolitan Opera à New York, qui a pris la décision de dédier un tiers de sa saison à des opéras récents ou contemporains : une façon pour l’institution de se réinventer en espérant toucher de nouveaux publics. Un choix qui n’est pas passé inaperçu. Un choix considéré comme « radical » pour un art dont on aime à rappeler qu’il est riche de quatre siècles d’Histoire, et où le répertoire tient une place prépondérante dans les programmations, réduisant souvent la création contemporaine à la portion congrue. Un choix, enfin, qui place la question des récits au cœur des débats sur l’avenir de l’art lyrique : comment l’opéra peut-il porter des récits en prise avec notre monde contemporain ? Comment peut-il raconter notre société dans sa complexité et dans sa diversité ? Comment peut-il donner à entendre d’autres histoires ? Comment peut-il se déplacer, s’écarter du centre pour habiter les marges ? Comment peut-il se faire les voix de celles et de ceux que l’on n’entend pas aujourd’hui ? Suffit-il de relire, de réactualiser les œuvres du passé ou doit-on repenser la place de la création ? Et comment penser notre rapport paradoxal au passé : un passé qui nous apparaît dans son étrangeté alors que nous en sommes les héritiers ? Nous avons profité de la production de Didon et Enée pour poser ces questions à la directrice du Conservatoire Émilie Delorme, au chef d’orchestre Leonardo García Alarcón et au metteur en scène Marc Lainé au cours d’une conversation à bâtons rompus.
Émilie, Didon et Enée par les étudiants du Conservatoire réunit le chef d’orchestre Leonardo García Alarcón et le metteur en scène Marc Lainé, qui fait avec cette production ses débuts à l’opéra. Quelles sont les intuitions qui vous ont conduite à rassembler cette équipe artistique ?
Émilie Delorme : Une production d’opéra peut avoir différents points de départ : on peut partir d’une œuvre, d’un chef d’orchestre, d’un metteur en scène… Le projet Didon et Enée est né d’une conversation avec Leonardo que je souhaitais inviter au Conservatoire. Je connaissais sa passion pour la transmission, je l’avais vu diriger à maintes reprises des chanteurs et des musiciens débutants ou confirmés et je savais à quel point travailler avec lui peut être marquant dans une carrière d’interprète. Nous nous sommes vite mis d’accord sur Didon et Enée car c’est une œuvre puissante, dont la résonance aujourd’hui est forte - nous y reviendrons. En outre, elle appartient à un répertoire important à pratiquer pour ces jeunes artistes en passe de se professionnaliser. Quant à Marc, il s’agissait de choisir un metteur en scène capable de conjuguer cette œuvre au présent tout en répondant au cahier des charges complexe du Conservatoire : créer du lien, être dans un souci de transmission envers nos jeunes artistes qui apprennent ce qu’est une production d’opéra en même temps qu’ils la portent. Je connais le travail de Marc au théâtre et j’avais envie de lui confier un opéra depuis longtemps. Il est scénographe avant d’être metteur en scène : son rapport au récit passe par l’image. Les arts de la scène sont en perpétuelle évolution et je trouve essentiel qu’au cours de leur formation, nos étudiants s’initient à ces nouvelles formes de théâtralité.
Émilie et Leonardo, vous avez mené des projets ensemble au Festival d’Aix-en-Provence. Comment ce Didon et Enée s’inscrit-il dans la continuité de votre collaboration artistique ?
Leonardo García Alarcón : J’ai rencontré Émilie lorsqu’elle dirigeait l’Académie du Festival. C’était en 2011 et nous avions entrepris un tour d’Europe des conservatoires pour choisir des interprètes en musique ancienne destinés à jouer dans une production d’Acis et Galatée de Haendel, mise en scène par Saburo Teshigawara. Il s’agissait de mon premier contact avec le Festival et beaucoup d’interprètes que j’ai rencontrés alors sont depuis devenus des collaborateurs réguliers de mon ensemble Cappella Mediterranea : des chanteurs comme Julie Fuchs, Emöke Barath, Valer Barna-Sabadus, Emiliano González Toro, Mariana Flores, Christopher Lowrey… qui étaient en début de carrière. Cette expérience - suivie par la Première mondiale d’Elena en 2013 puis par Erismena en 2017 - nous a surtout convaincus qu’il était possible de développer au sein du Festival une académie de chanteurs et de musiciens. Une académie qui garderait en son sein un esprit de jeunesse…
Émilie Delorme : …de jeunesse et de troupe…
Leonardo García Alarcón : …oui, cet esprit de jeunesse et de troupe indispensable pour ressusciter et faire vivre les œuvres de compositeurs comme Monteverdi ou Cavalli…
Marc Lainé : Au moment d’Elena, il se trouve que je participais à l’Académie du Festival en tant que scénographe. J’avais assisté à la master class donnée par Leonardo et j’avais trouvé la production passionnante, tant sur le plan musical que scénique. Elle a été pour moi une révélation : je me souviens d’une conversation que nous avions eue à l’époque avec toi, Émilie, à propos des questions de genre qu’abordait l’œuvre. Je me suis rendu compte que la musique baroque permettait de parler très directement du monde dans lequel nous vivons.
Vous avez décidé de situer ce Didon et Enée dans un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile. Comment en êtes-vous venu à imaginer cette transposition contemporaine du mythe ?
Marc Lainé : C’est une inspiration de circonstance. Il se trouve que je suis directeur de la Comédie de Valence et Émilie m’a proposé ce projet quelques jours après l’invasion de l’Ukraine. Je sortais d’un rendez-vous avec la Préfète qui m’avait demandé si les appartements dont le théâtre dispose pour héberger les artistes pourraient être utilisés pour accueillir des réfugiés. Moi qui m’étais toujours imaginé au service de l’art, j’ai été surpris par cette responsabilité citoyenne, dictée par l’urgence de la situation, qui nous incombait. J’ai alors relu l'histoire d’Enée au prisme de cette actualité tragique : les Troyens qui fuient la guerre en quête d’un endroit pour reconstruire leur pays et leurs foyers. L'œuvre s’est mise à résonner. Ce n’était certes pas la même guerre ni le même voyage mais la coïncidence a fait naître le désir d’inscrire ce récit non dans un palais mais dans ce Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile.
Comment les étudiants ont-ils réagi à cette proposition ? Peut-on porter ces récits qui ne nous appartiennent pas ?
Marc Lainé : Les étudiants ont pris la question très au sérieux. Ils s’interrogeaient sur ce qu’est la réalité du fonctionnement d’un tel centre… Je pense qu’il n’est effectivement pas anodin de porter les récits de personnes qui sont sociologiquement éloignées de nous, qui ont des expériences de vie que nous n’avons jamais connues. Nous ne devons pas nous « approprier » leurs histoires. Il est important de conserver une certaine distance. Sur scène, nous restons au « seuil » de leurs vies, en évitant toute instrumentalisation du pathos. Nous ne cherchons pas à « faire croire que »...
Émilie, dans votre éditorial de saison, vous aviez formulé le souhait que le Conservatoire se laisse traverser par le monde. Un tel projet concrétise-t-il ce souhait ?
Émilie Delorme : J’ai l’impression que les étudiants sont dans une période de leur vie où leur rapport au monde est exacerbé. Ils sont interpellés par le monde et je sens qu’ils ont envie et besoin de réagir…
Comment la musique de Purcell porte-t-elle et supporte-t-elle ces récits contemporains ?
Émilie Delorme : Il me semble que cela tient pour beaucoup au travail de Leonardo, à ce pont qu’il construit entre ce qu’il appelle le « laboratoire des émotions humaines » élaboré à l’époque baroque et notre époque actuelle…
Leonardo García Alarcón : Oui, c’était justement le thème de la master class que je donnais à Aix cette année-là : il y a un pont construit par l’émotion et qui repose sur cette véritable obsession d’avoir voulu codifier la relation entre le texte et l’intervalle musical. J’ai recensé 73 types d’intervalles qui ont accompagné la musique occidentale depuis la Renaissance jusqu’à la fin du 19e siècle. Quand on s’intéresse à la manière dont un compositeur construit la force d’un personnage, la force des lignes musicales, on se rend compte que le paramètre le plus important est la relation « contrapuntique » : j’emploie ici le terme dans son sens premier – « un point contre un autre », la tension entre deux points que l’on nomme « intervalle ». Ces intervalles constituent la palette de couleurs dont dispose un compositeur pour nous laisser à travers les siècles, ce qu’il a voulu dire ou ce qu’un texte lui a immédiatement inspiré. Si l’on déconnecte l’interprétation musicale de cette codification, alors on joue à l’aveugle. Cette interprétation demande parfois à être construite rationnellement - et il s’agit du travail que je mène avec les chanteurs et les musiciens. D’autres fois, certains interprètes la perçoivent intuitivement car la force de ce lien ne nous est pas étrangère, elle transparaît encore aujourd’hui dans nos musiques populaires. C’est Monteverdi qui a élaboré ce « laboratoire des émotions » qui s’est diffusé par la suite en Europe : il a créé un catalogue concentrant à l’extrême les émotions humaines. Dans Didon et Enée, Purcell nous offre un superbe exemple de cette synthèse. Ce sont ces couleurs, ces émotions qui assurent la pérennité de la musique à travers le temps. Lorsque j’interviens au Conservatoire, je me demande souvent ce que signifie ce mot – « conservatoire ». Que cherchons-nous à « conserver » ? Il me semble que ce sont les émotions que nous conservons. Les moyens pour parvenir à exprimer ces émotions, eux, varient au fil des siècles.
La question des récits est aujourd’hui au cœur des débats sur l’avenir de l’opéra. Comment cet art quatre fois centenaire peut-il continuer à porter des récits en résonance avec notre monde actuel ? Poser la question des nouveaux récits, c’est aussi poser - en creux - la question du répertoire qui tient une place prépondérante dans les programmations. Y a-t-il aujourd’hui une contradiction entre transmettre le passé et raconter le présent ?
Émilie Delorme : Je ne crois pas. Je crois au contraire à l’intemporalité de certains récits. D’une manière générale, dans les débats actuels, je trouve que l’on a souvent tendance à opposer passé et présent, au nom de quelques œuvres dont les idées nous choquent ou nous paraissent aujourd’hui dépassées. C’est regrettable car on oublie que la plupart des œuvres du passé se distinguent justement par leur capacité à transcender le temps. Le mythe de Troie, qui est à l’origine de Didon et Enée, a inspiré les artistes et fait l’objet de relectures multiples à travers les siècles.
Leonardo García Alarcón : Je crois également à l’universalité des œuvres : qui pourrait dire que La Divine Comédie de Dante n’est pas universelle ?
Émilie Delorme : Il me semble que le problème n’est pas de savoir si les œuvres du passé sont périmées ou non, mais de s’interroger sur la place qu’on donne aux récits d’aujourd’hui. La Divine Comédie est actuelle mais sans doute ne suffit-elle pas à prendre en charge la totalité des récits du monde dans lequel nous vivons. De là, le besoin et la nécessité que nous avons d’inventer de nouveaux récits, en phase avec les préoccupations et la complexité de notre époque. C’est le but de la création contemporaine et il ne s’agit pas d’opposer de manière conflictuelle cette création au répertoire que nous avons reçu en héritage, mais plutôt de chercher une forme d’équilibre entre les deux : un équilibre dans la diversité des récits qui circulent.
Leonardo García Alarcón : C’est une vraie question. Il me semble que - dans le cas de Didon et Enée - l’émotion a le pouvoir d’être le trait d’union entre nous et ce public anglais de 1689… L’émotion est universelle.
Émilie Delorme : Mais le mot important dans ton propos est le mot “trait d’union”. L’émotion est universelle. Mais c’est le médium, le moyen d’atteindre cette émotion, le chemin pour parvenir à toucher le public que nous devons interroger. Au fond, cette défiance, ce supposé désamour dont les œuvres patrimoniales seraient aujourd’hui les victimes, cette apparente crise du passé n’est-elle pas le revers d’une crise de confiance dans le présent, dans la capacité des artistes actuels à inventer des récits qui nous rassemblent ? Car, ce que nous apprend Enée, c’est que les récits ont pour fonction de rassembler les êtres et de fonder des communautés.

Il me semble que la situation actuelle de l’opéra - caractérisée par la prépondérance du répertoire par rapport à la création contemporaine - n’a pas été la règle dans l’histoire de cet art, et qu’au 19e siècle par exemple, on se pressait davantage pour assister aux opéras des compositeurs vivants qu’aux œuvres du passé…
Marc Lainé : Et au 20e siècle, on a composé des opéras sur des sujets politiques ultra-contemporains : je pense à Einstein on the Beach de Philip Glass en 1976 ou à Nixon in China de John Adams en 1987, sur la visite du président américain en Chine et sa rencontre avec Mao Zedong.
Émilie Delorme : Plus proche de nous, il y a aussi Innocence de Katia Saariaho et Woman at point zero de Bushra El-Turk qui ont été créés au Festival d’Aix-en-Provence en 2021.
Marc Lainé : Proposer de nouveaux récits à l’opéra, écrire des livrets qui se confrontent aux questions de notre époque me paraît effectivement une porte d’entrée pour permettre à un large public d’accéder aux maisons d’opéra, de déjouer les présupposés que peuvent avoir bon nombre de spectateurs sur cet art et de retrouver la nécessité d’être de ces lieux de création lyrique. Au cours de son histoire, l’opéra a su prendre en charge le politique et les crises - que ce soit frontalement ou par des détours métaphoriques. Mais il me semble urgent de sortir d’une tour d’ivoire patrimoniale en proposant de nouveaux récits, qui permettent à la création lyrique contemporaine de s’engager activement dans l’élaboration du monde à venir.
Le débat sur les récits concerne-t-il uniquement le texte ?
Émilie Delorme : Je constate que, dans le débat actuel, la question des récits est souvent abordée sous cet angle du texte et du livret. Or, ce qui fait la singularité de l’opéra, c’est justement que la musique est une composante forte du spectacle, un discours à part entière. On dit souvent à tort que la musique est « au service du texte ». L’expressions me semble malheureuse car tous les plus grands compositeurs d’opéra - Mozart au premier rang - excellent à faire « mentir » le texte par la musique, à révéler grâce à elle les non-dits du drame et la complexité des sentiments cachés de l’âme humaine… Le récit devient complexe : il excède et déborde le livret, il est une superposition de discours qui dialoguent et parfois se contredisent.
Leonardo García Alarcón : Cette « indépendance » de la musique est intéressante. Dans le cas d’une œuvre ancienne, le texte et la partition ne « vieillissent » pas de la même façon. Le texte peut parfois être un obstacle que ne connaît pas la musique. Il me semble que la musique est un langage plus atemporel.
Ce caractère « atemporel » que l’on prête à la musique est-il ce qui explique que, pour prendre en charge des récits contemporains, l’opéra semble aujourd’hui s’appuyer assez peu sur la création mais multiplie en revanche les relectures, réactualisations ou transpositions des œuvres du passé ?
Marc Lainé : C’est ce que je ressens. Au théâtre, je serais incapable de monter des pièces de répertoire. J’écris mes propres textes car j’ai besoin d’extraire quelque chose de moi pour le faire dialoguer avec le monde. En revanche, à l’opéra, les œuvres du passé ne me posent pas de problème car il y a quelque chose dans la musique qui me touche au-delà des mots et stimule mon imaginaire. La première fois que j’ai écouté un enregistrement de Didon et Enée, j’ai été ému aux larmes sans entendre le texte. La musique nous inspire au-delà du sens.
Leonardo García Alarcón : Dans l’Histoire de la musique, il est fréquent que l’on accorde le primat à la musique et que le livret en vienne à être considéré comme anecdotique. À la limite, c’est Rameau dont on disait qu’il serait capable d’écrire un magnifique opéra sur un article du Mercure de France. Il y a des musiciens qui croient à la musique pure.
Marc Lainé : En tant qu’auteur et fabuliste, je reste persuadé que la puissance d’évocation des mots et du récit alliée à celle de musique font les plus grands opéras ! J’aimerais beaucoup avoir l’occasion, un jour, d’écrire un livret pour une création lyrique contemporaine, de me mettre au service d’un compositeur pour avoir la chance d’être au cœur de son processus de création… Mais j’adorerais aussi m’emparer d’une œuvre purement instrumentale pour imaginer un récit, construire une narration à partir d’une musique pure. Un récit scénique et musical…
Leonardo García Alarcón : Il est vrai que lorsqu’on joue un concerto pour clarinette de Mozart, il y a déjà une dizaine de personnages qui prennent vie dans la musique sans livret.
Émilie Delorme : Cette question de travailler sur des ouvrages non-scéniques, de mettre en scène la musique sans recourir à la médiation d’un texte, traverse aujourd’hui de nombreux musiciens et metteurs en scène. On s’écarte alors de l’opéra pour aller davantage sur les terres du théâtre musical. C’est intéressant car, au 20e siècle, le théâtre musical a offert un nouveau terrain d’exploration et d’expérimentation à des artistes qui se sentaient un peu trop à l’étroit dans le domaine de l’opéra. Il part aussi du désir des musiciens de s’emparer de la question du récit. Et - puisque nous parlons de récit - ces formes posent la question de qui en est l’auteur : est-ce le librettiste ? Le compositeur ? Le metteur en scène ? L’interprète ? C’est une voie passionnante dans laquelle il reste beaucoup à inventer.
Nous parlions tout à l’heure de « récit complexe » à l’opéra et cette notion de complexité me paraît importante. À travers le rôle central que l’on attribue au récit dans l’avenir de l’opéra, on sent parfois la tentation de revenir à des œuvres à thème, à des ouvrages dont le sujet serait immédiatement saisissable et communicable, à un certain primat du fond sur la forme, à une manière de raconter les histoires que le 20e siècle a largement remises en question, que ce soit à travers les arts de la scène, le cinéma ou la littérature. Or, à l’écoute de Didon et Enée, on a l’impression qu’il y a autre chose dans cette musique et sans doute plus de mystère, qu’elle ne porte pas - dans sa forme même - une dramaturgie linéaire, qu’elle peut accueillir plus que ça… Leonardo, tout à l’heure, pendant la répétition, alors que vous dirigiez une interprète, vous lui avez dit : « Et là, tu bascules dans une autre dimension… »
Leonardo García Alarcón : Je dirais que cette musique est travaillée par une sensation de bipolarité constante. Généralement, en tant que musiciens, dès notre apprentissage, influencés par certaines œuvres des 19e et 20e siècles, nous sommes attachés à soutenir une émotion pendant quelques minutes de manière homogène. Si l’on essaie de le faire avec ce type d’opéra, on détruit la matière. Didon et Enée est une pièce en dialectique permanente, en dialogue perpétuel, où l’on passe constamment d’une couleur à son inverse : il ne s’agit pas simplement de miroirs mais réellement d’oppositions. C’est ainsi que se construit le discours musical, par cette coexistence d’éléments contradictoires : le bien et le mal, l’amour et la violence, la matière et l’antimatière… Je pense que c’est un principe fondamental en art et que c’est pour cela qu’il ne faut jamais chercher à simplifier ni expurger les œuvres. Dans le cas contraire, Œdipe n’aurait jamais épousé sa mère. Les Grecs nous apprennent que - pour réaliser la catharsis - nous avons besoin de mettre en scène les sentiments les plus extrêmes.
Émilie Delorme : Je suis d’accord quant au fait que - dans l’art en général et dans l’opéra en particulier - les récits doivent porter la complexité de notre rapport monde et nous confronter à nos contradictions. Et j’ajouterais que cette complexité que l’on applique à l'œuvre doit s’étendre aux publics : nous devons prendre en compte la complexité et la diversités des émotions de celles et ceux à qui nous nous adressons. J’ai la conviction que les œuvres que nous créons nous dépassent, qu’elles nous font sortir de nous-même.
Marc Lainé : Oui, les récits et les passions que nous représentons finissent par nous déborder : de la même façon que Didon et Enée, au moment de leur séparation, se retrouvent dépassés par des sentiments et des pulsions contradictoires qu’ils ne dominent plus.
Propos recueillis par Simon Hatab et Alexandre Pansard-Ricordeau