Pourquoi diable se perdre dans les musées ?
Mis à jour le 19 septembre 2025
À l’occasion du centenaire de Pierre Boulez, Tânia Carvalho investit les musées d’Art Moderne de Paris et des Beaux-Arts de Lyon avec les étudiant·es des conservatoires respectifs de ces villes pour une performance au titre mystérieux : Tout n’est pas visible, tout n’est pas audible. Figure majeure de la scène chorégraphique internationale, la créatrice portugaise signe un geste puissant qui fait dialoguer les tableaux et les corps autant qu’il interroge le regard que nous portons sur le passé.
La proposition de chorégraphier des pièces de Boulez, accompagné de Stravinsky et de Berg – que Boulez-chef d’orchestre dirigea et contribua à ancrer au répertoire – a ramené Tânia Carvalho à ses cours particuliers de piano, à l’époque où elle a découvert le compositeur du Marteau sans maître : « Sans être spécialiste j’écoutais sa musique. » Boulez a 100 ans et sans être spécialiste écouter sa musique est sans doute le plus bel hommage qu’on puisse lui rendre. Cette commande conjointe du Festival d’Automne à Paris et de la Biennale de la danse de Lyon a donné l’occasion à la chorégraphe de plonger plus profond dans son langage musical : « Le voyage émotionnel qu’il propose est complexe. Il y a un contraste entre sa beauté systémique, sa perfection formelle et ce qu’il creuse en nous : c’est une musique qui va chercher des choses qui appartiennent à tout être humain mais qu’on préfère garder secrètes, ne pas montrer en public. » Elle cite le cri du violon entendu dans Anthèmes I, qui fait partie du programme.
Ces états instables, ces zones d’inconfort que la musique révèle dans les corps, il y a longtemps que Tânia Carvalho les explore à travers ses spectacles. Elle a développé un processus de création qui fait la part belle à l’intuition : « Je laisse les idées venir à moi. Ce sont elles qui me choisissent. Quand c’est le moment, elles remontent à la surface. » Une ouverture que vient ici renforcer la perspective de collaborer avec des étudiant·es : « En termes de technique ou d’expressivité, ce sont déjà des professionnels. La différence se situe dans la manière dont ils s’emparent du projet, dans leur enthousiasme, leur curiosité, leur fraîcheur. Vous lancez une idée et ils veulent immédiatement l’essayer. Ils me rappellent moi quand j’avais leur âge. » Tânia Carvalho considère le temps avec une mélancolie joyeuse. Elle aime à croire que ces étudiant·es la regardent un peu comme si elle avait un pied dans un passé qu’ils et elles n’ont pas connu.
L’originalité de Tout n’est pas visible, tout n’est pas audible est que la performance prend place dans des musées : les visiteur·ses sont invité·es à un parcours qui traverse les salles du Musée d’Art Moderne de Paris ou du Musée des Beaux-Arts de Lyon, avec pour guides 27 interprètes qui dansent en dialogue avec les tableaux. Si la chorégraphe est habituée aux pièces pour grands effectifs, c’est la première fois qu’elle se prête à un tel dispositif. Elle avoue avoir une relation épisodique mais intense avec les musées. Elle les fréquente avec une prédilection pour la peinture ancienne : « Parce qu’elle nous est lointaine et que ses expressions nous paraissent étrangères. » Lors d’un séjour à Dresde, elle se souvient du choc esthétique qu’a été la découverte des tableaux de Cranach l’Ancien, dont les yeux révulsés furent le point de départ d’une expérimentation chorégraphique : « Je me suis mise à chercher des lignes de divergence entre l’axe du corps des interprètes et leur regard. »
Souvent décrites comme expressionnistes, ses chorégraphies prennent volontiers appui sur une image, une peinture ou une photographie. Pour Mysterious Heart, créé en Allemagne avec le Tanzmainz, elle est partie des Expressions des passions de l’âme, une série de dessins à l’encre de Charles Le Brun, peintre de Louis XIV, qui représentent des émotions comme le désir, la haine, la tristesse, l’effroi ou la colère. Tout n’est pas visible, tout n’est pas audible s’inscrit dans la continuité de ces recherches : « Comment représenter par le corps les émotions comme des personnages en soi, détachés de celles et ceux qui les éprouvent. »
Lorsqu’elle ne danse pas, elle dessine d’ailleurs. Régulièrement exposés autour de ses spectacles, ses dessins au crayon ou au feutre mettent en scène des petits bonshommes gores qui s’adonnent aux actes les plus répréhensibles dans la joie et la bonne humeur. Comment exorciser la violence ? Cette question qui la taraude constitue assurément l’un des fils rouges de son travail : « Pas la violence réelle, qui se donne l’apparence de la vérité, plutôt la violence désamorcée par l’humour et par le rire. » De même que le diable se cache dans les détails, la violence se dissimule dans les musées. Elle peut nous surprendre à tout moment au détour d’un tableau de Rembrandt ou d’Albrecht Bouts : le corps d’un saint lapidé, la tête du Christ couronné d’épines… Elle cite aussi des tableaux qui ne sont pas vraiment violents mais qui mettent violemment mal à l’aise, telle cette vieille femme peinte par Géricault, au visage déformé par l’envie.
Le titre de la performance – Tout n’est pas visible, tout n’est pas audible – fait référence à une expérience qu’on a tous vécue en entrant un jour au Louvre avec la ferme intention de tout voir et se retrouvant trois heures plus tard sans avoir dépassé l’Antiquité ou le Moyen Âge. Il est sans doute présomptueux de vouloir embrasser en un après-midi quelques millénaires d’histoire de l’art. Selon Tânia Carvalho, il en va de même pour les arts vivants : « Il est important de dire au public qu’il ne verra pas tout. » En tant que réservoir de gestes du passé – fussent-ils figés sur la toile ou dans la pierre, le musée confronte également la danse à sa propre histoire. Tânia Carvalho aime agrémenter ses chorégraphies de gestes furtifs issus de la technique académique : des gestes qu’elle qualifie elle-même de clichés et qui semblent tenir de la persistance rétinienne. Le regard, les regards, la réciprocité des regards sont au centre de sa réflexion. Adolescente, alors qu’elle étudiait le ballet romantique, elle déplorait déjà qu’elle pouvait s’approprier les gestes des danseur·ses du passé mais que l’inverse était impossible : « Nous autres regardons le passé mais est-ce que le passé nous regarde ? »
Simon Hatab
Dramaturge, Simon Hatab travaille notamment avec les metteur·ses en scène Clément Cogitore, Silvia Costa, Maëlle Dequiedt, avec les chorégraphes Olga Dukhovna, Sofia Dias et Vítor Roriz, avec les compositeur·rices-performeur·ses Nadia Ratsimandresy et Rangalanga Mboangy.
Tânia Carvalho,Tout n'est pas visible, tout n'est pas audiblePour célébrer le centenaire de Pierre Boulez, compositeur visionnaire, la chorégraphe Tânia Carvalho imagine une déambulation artistique unique au Musée d'Art Moderne de Paris Du 27 au 28 septembre 2025 - Musée des Beaux-Arts de Lyon Du 3 au 5 octobre 2025 - Musée d'Art moderne de Paris |
Photo Tania Carvalho © Rui Palma