Pourquoi composez-vous ?
Mis à jour le 08 septembre 2023
En 1919, les surréalistes faisaient paraître dans la revue Littérature une enquête dont l’intitulé est resté célèbre : « POURQUOI ÉCRIVEZ-VOUS ? » Question indiscrète, difficile, impossible, posée à leurs contemporain·es et qui leur valut à l’époque quelques réponses mémorables : « PARCE QUE » (Cendrars), « POUR ÊTRE RICHE ET ESTIMÉ » (Morand), « PAR FAIBLESSE » (Valéry). Un siècle plus tard, nous avons adapté cette question pour la poser aux étudiant·es en classe de composition, juste avant qu’ils ne passent leur Prix. Que le point de départ soit un mot, une phrase, une légende, une disposition particulière de l’esprit, une réflexion politique ou une simple impression, leurs réponses sont expansives, généreuses, passionnantes. Elles nous invitent à entrer dans leur atelier imaginaire, à la recherche des signes précurseurs de la composition.
Petite anthologie de ce qui met la musique en mouvement.
POUR FAIRE ENTRER UN MYTHE DANS L’HISTOIRE
MANON LEPAUVRE
Ma prochaine pièce s’intéresse au mythe de Circé – la magicienne qui, dans l’Odyssée, transforme en porcs les compagnons d’Ulysse. Je suis inspirée par les travaux d’historiennes contemporaines – comme Silvia Federici – qui expliquent que les sorcières étaient en réalité des femmes persécutées pour leurs savoirs. C’est en flânant dans une librairie que je suis tombée par hasard sur le livre que Madeline Miller a consacré à Circé. Les mythes sont de vastes puzzles dont nous rassemblons les pièces et, en lisant cette romancière américaine, je me suis rendu compte que notre vision de Circé était incomplète. Celle-ci a autrefois été emprisonnée par Athéna sur l’île d’Ééa. Lorsque le voile d’invisibilité qui la dissimulait a été levé, des marins sont venus et l’ont violée. C’est pour se prémunir de la violence des hommes qu’elle les transforme en porcs : ce que nous prenons pour un sortilège maléfique est en réalité un geste d’autodéfense. C’est ainsi que le mythe touche notre époque contemporaine. En tant que compositrice, je travaille souvent à partir d’histoires issues de la mythologie grecque, à l’instar de ma récente pièce Calypso composée pour un quatuor d’accordéons. Les dieux et les déesses vivent hors du temps. Ils envient les mortels qui cherchent à donner un sens à leur existence. Fascinés par ces vies brèves et intenses, ils n’ont de cesse d’intervenir dans leurs guerres et dans leurs conflits. Il en résulte un choc des temporalités qui est une source d’inspiration pour la composition : si la musique est l’art du temps, comment peut-elle faire coexister l’urgence et l’éternité ? Cette pièce – Circé – me tient à cœur car elle me permet aussi d’aborder des questions que je me pose depuis longtemps, notamment celle-ci : la musique qui – à la différence du texte – ne porte aucun message direct, peut-elle, doit-elle être politique ? Je m’interroge également sur la place des compositrices : à l’image de Circé qui a vécu à l’écart du monde, dans l’histoire de l’art, les femmes ont longtemps été tenues éloignées de la création. Pour porter cette pièce, j’envisage de rassembler sept musiciennes – trois percussionnistes, deux pianistes et deux accordéonistes – ainsi qu’une cheffe d’orchestre, une danseuse et une scénographe.
POUR SUIVRE UN SON
TOBIAS FEIERABEND
Pourquoi je compose ? -Comment savoir si une idée vaut la peine d’être écrite ? Difficile à dire. Plus je compose et moins je crois qu’il s’agit d’un acte conscient. Je ne crois pas qu’on choisisse réellement ce qu’on écrit. Quand je commence une partition, je me lance sans plan prédéfini, sans savoir où je vais. Je me sens mal à l’aise avec l’idée que l’on s’exprime par la composition. Lorsque je compose, je n’ai pas l’impression d’extraire une partie de moi : plutôt de découvrir un objet qui possède sa propre cohérence et se révèle à moi peu à peu. C’est comme rencontrer une personne qui me serait à la fois étrangère et familière. J’y vois aussi un processus d’acceptation : il arrive qu’une idée que j’avais trouvée sans intérêt et laissée de côté finisse par devenir le centre de la pièce. Le point de départ est souvent une sonorité. Par sonorité, j’entends quelque chose qui dépasse le solfège, dont l’écriture est d’une simplicité totale, dont le geste de production est facile, mais qui, joué par l’instrumentiste, me surprend et dépasse les attentes que j’avais placées sur le papier. Il y a deux ans, j’ai composé Jitter pour l’accordéoniste Ambre Vuillermoz, qui partait d’une exploration de l’instrument et des différences stéréophoniques entre la main droite et la main gauche : un simple sol grave joué avec un léger tremblement de l’avant-bras. Pour une autre de mes pièces, Shreds, dont le titre renvoie à l’univers des Guitar Heroes, j’ai demandé à l’interprète de taper très fort sur des cymbales avec des baguettes à tête de métal. Le son produit, qui fusait du fond de la salle et se diffusait à travers l’orchestre, était à la fois bête et hallucinant : il ouvrait tout un monde. Le verbe to shred signifie faire des confettis mais aussi – dans l’univers du rock – être hyper bon à la guitare électrique : déchirer, dans tous les sens du terme. La guitare électrique est aussi un souvenir de mon adolescence. Récemment j’ai composé une pièce intitulée Night Light, que l’on pourrait traduire par veilleuse, la lumière que l’on place au chevet des enfants rétifs à l’obscurité. La pièce part de crotales joués à l’archet et retournés sur une caisse claire. La sonorité est étonnante, comme le larsen d’une guitare électrique lointaine. C’est un son aigu, pur, qui se distord en vibrant sur les caisses claires, faussement naïf et coloré, onirique comme des lueurs dans la nuit. Il y a aussi des berceuses, comme souvent dans mes compositions. Pourquoi ? Je n’en ai aucune idée. Les pourquoi ont quelque chose -d’effrayant.
POUR MÉMOIRE
SEONG-HWAN LEE
Enfant, j’ai assisté aux funérailles de ma grand-mère. À cette occasion, les membres de sa communauté catholique ont interprété un chant yeondo puissant et continu : une prière funéraire accompagnée de chants traditionnels coréens. La beauté mystérieuse des textes sacrés mêlés aux mélodies envoûtantes a laissé en moi une marque indélébile. Il s’agit de mon plus ancien souvenir ayant influencé mon parcours artistique. Je suis parti à Londres. J’ai eu l’occasion d’approfondir mes recherches sur le yeondo pendant mes études au Royal College of Music. J’ai collectionné les mélodies. À mon retour, je me suis lancé dans la réalisation d’un documentaire sur les cérémonies funéraires traditionnelles dans différentes régions de Corée. J’ai étudié plusieurs marches funéraires et les rituels d’interaction entre le cercueil et les porteurs. Lorsque j’ai mis la dernière main au film, c’était comme si un poids lourd s’était garé dans mon cœur. Il fallait que je donne une forme à la tristesse. Un jour, j’ai appris que le corps d’Isang Yun – un compositeur que j’admirais – allait revenir en Corée. Il avait été enterré en Allemagne à une époque où la Corée du Sud l’avait refusé pour raisons politiques. Il allait être rapatrié et inhumé sur une colline surplombant la mer à Tongyeong. Profitant d’une commande de la Tongyeong International Music Foundation, j’ai voulu rendre hommage à sa vie et à son héritage en composant Rituel au Tombeau d’Isang Yun : une pièce qui fusionnerait les voix, les chants, les rythmes, les danses et les images de ces cérémonies qui m’étaient devenues familières. Quand j’ai eu terminé, je me suis retourné et je me suis rendu compte que dix ans étaient passés.
POUR MESURER LE POIDS DE L’ATTENTE
IMSU CHOI
Mes sources d’inspiration sont diverses. Il peut s’agir d’une idée musicale – d’un motif, d’un son, d’un timbre spécifique – ou extramusicale. Mais dans ce dernier cas, je voudrais souligner que mon but n’est jamais de traduire cette idée en musique : je tiens à créer autre chose, en construisant une dramaturgie propre à ma musique. Je suis en train d’écrire une pièce intitulée Weight of Waiting pour soprano et dix-huit musicien·nes. Le titre vient d’une œuvre de l’artiste noire américaine Betye Saar que j’ai vue il y a une dizaine d’années dans une exposition à Milan et dont j’ai gardé l’affiche quelque part chez moi. Dans mon souvenir, il s’agissait d’un espace rempli de centaines de montres de différentes tailles, de poupées et d’une myriade de petits objets. Le tout baignait dans une ambiance occulte. On aurait dit la chambre d’une sorcière. Il y avait aussi une phrase reproduite dans le catalogue de l’exposition à propos de cette œuvre : What does it mean to feel the weight of the world on your shoulders? Les années ont passé et je me suis dit que le moment était venu d’écrire une pièce sur ce sujet. Je voulais exprimer différentes facettes de l’attente : l’excitation lorsque la fin est proche, l’espoir, l’inquiétude, l’angoisse et la rage lorsqu’elle est incertaine, le désespoir, la déception et la résignation lorsque la fin n’aura pas lieu… Ici, la finalité de l’attente n’est pas nécessairement matérielle : elle peut être spirituelle. Partant de ces différentes possibilités, je construis ma pièce en plusieurs parties. Le but n’est pas de transmettre un message. J’utilise des phrases absurdes, des palindromes, des mélismes sans paroles… Selon les parties, je compose des sons texturés – comme des tapis sonores – dans un temps dilaté, des figures oscillantes ou, dans un temps condensé, des figures rythmiques inspirées des signaux en morse…
POUR SUSPENDRE LE TEMPS
FILIPPOS SAKAGIAN
Je compose par nécessité, à la recherche d’un moment suspendu dans le temps. C’est dans cet état que je me concentre sur ce qui, selon moi, mérite d’être partagé. Composer est avant tout une aventure intérieure qui, dans sa forme la plus profonde et la plus sincère, enseigne l’humilité et la transcendance à l’esprit qui s’y engage. En se retirant et en laissant sa source intérieure s’écouler librement, la composition devient une forme d’écoute et de recueillement, une méditation où le langage, tel un symbole, s’efface pour nous confronter directement à nos propres projections. Le point de départ pour la pièce de mon Prix de composition – IИVERSED CATHEDRAL – est un accident auditif que j’ai subi en décembre dernier et qui m’a plongé dans un état de profonde détresse. L’exploration de cet espace-temps négatif a suscité en moi une quête de beauté et de transmutation. En donnant un sens à mes expériences passées, chaque nouvelle œuvre me permet d’aller au-delà, de les dépasser. C’est dans cette alchimie de la transformation que je trouve une catharsis personnelle et la capacité de partager une expérience vraiment significative avec le public.
POUR CRÉER UN ESPACE RELATIONNEL
MARIN ESCANDE
Depuis quelques années, je m’interroge sur la composition musicale dans une perspective que l’on pourrait qualifier de « relationnelle ». La musique classique occidentale peut nous apparaître abstraite et figée dans le temps. En s’institutionnalisant, elle s’est décontextualisée, devenant un objet inerte et sanctuarisé. Pourtant, beaucoup d’éléments de langage et de forme s’enracinent dans une réalité historique, autour de faits sociaux : ce peut être un work song, un rituel, une danse, une manière particulière de chanter ensemble. Ils laissent transparaître des modes d’organisation collective propres à certaines époques. Remettre au centre de la composition cette idée latente de collectif est une source d’inspiration dans ma pratique. Une pièce de musique peut être comprise comme un espace relationnel au sein duquel des individus interagissent. Dès lors, la composition devient une expérience sociale que l’on mènerait à huis clos. C’est un jeu de mimétisme entre musicien·nes qui s’écoutent et se répondent selon des configurations chaque fois différentes. La manière dont le collectif se reconfigure devient la trame narrative sur laquelle s’organisent des évènements sonores. Si certains compositeurs expliquent visualiser des « images acoustiques », les miennes sont donc plutôt de nature « socio-acoustique ». La saison dernière, j’ai composé une pièce pour onze saxophones, Extreme Quiet Village, qui explore cette idée. Le choix de reproduire onze fois le même instrument n’était pas innocent : il me permettait d’expérimenter différentes configurations au sein d’un ensemble uniforme. Les voix modulées par les saxophones sont comme un chant folklorique imaginaire à l’intérieur duquel une mélodie fantôme créée par le mouvement des touches passe d’un instrument à l’autre. Avec des moyens bien différents, ma pièce de Prix – Friends and Strangers – s’inscrit dans la continuité de ces réflexions.
Témoignages rassemblés par Simon Hatab