Où sont les compositrices ?
Mis à jour le 25 septembre 2024
Alors que la lutte pour l’égalité femmes / hommes occupe plus que jamais le devant de la scène, comment expliquer que les créatrices en général et les compositrices en particulier restent trop souvent absentes ou sous-représentées dans les programmations institutionnelles ? Pour tenter d’apporter à cette question des éléments de réponse, nous avons proposé à des étudiantes et des étudiants du Conservatoire – actuel·les ou récemment diplômé·es – de s’entretenir avec la chercheuse et enseignante Marianne Chauvin. La compositrice Imsu Choi et les étudiantes en cycle supérieur de musicologie Élisa Constable et Léa Chambon se sont prêtées au jeu. Dialogue à bâtons rompus.
Marianne Chauvin
Les acteurs et actrices du monde musical d’aujourd’hui et de demain – interprètes, futur·es enseignant·es, compositeurs et compositrices, chargé·es de programmation… – sont parmi vous, qui étudiez au CNSMDP ou en êtes jeunes diplômées. À ce titre, que diriez-vous de la place accordée aux compositrices dans les institutions où s’exercent ces métiers ?
Imsu Choi
Il s’agit d’une grande question, merci d’être venue ouvrir ce dialogue avec nous ! Quand j’étais étudiante au Conservatoire, je ne me la posais pas forcément, mais depuis que je suis diplômée et engagée dans ma vie professionnelle de compositrice, j’y suis devenue attentive car je me rends compte que les programmations de nombreuses institutions ne reflètent pas l’existence et la diversité des créatrices et ne rendent pas justice à la qualité de leur travail.
Élisa Constable
Beaucoup d’étudiants de conservatoire pensent encore que la question du genre n’est pas légitime. Mais ces voix se manifestent dans les départements où les étudiantes sont particulièrement peu nombreuses. Il serait aussi intéressant de mettre en regard le nombre d’enseignantes et le nombre d’étudiantes pour chaque discipline.
Marianne Chauvin
Lucie Prod’homme raconte que quand elle est devenue professeure de composition au CRR de Perpignan, tout à coup le nombre de femmes inscrites dans cette discipline a significativement augmenté ; et depuis, les classes de composition de ce conservatoire comptent autant d’étudiantes que d’étudiants.
Élisa Constable
Avoir des modèles auxquels s’identifier est décisif, qu’il s’agisse de choisir un instrument ou d’apprendre la composition ! Un autre enjeu concerne les répertoires enseignés : on dispose d’une quantité incalculable d’enregistrements d’œuvres de compositeurs, mais on a peu de choix pour celles des compositrices.
Marianne Chauvin
J’ai une anecdote qui illustre à quel point nous sommes pétri·es du répertoire étudié pendant notre formation, écrit principalement par des hommes : il y a deux ans, l’Université de Tours m’a confié en urgence l’initiation au commentaire d’écoute à la suite d’un désistement. J’ai dû construire un TD en quelques jours, à partir de supports de cours de personnes qui avaient déjà enseigné cette discipline, en choisissant, pour des raisons pédagogiques, des extraits issus du canon de la musique savante occidentale. La veille de la première séance, en passant en revue ce que je diffuserais le lendemain, j’ai réalisé que parmi toutes les œuvres que j’avais préparées, une seule avait été écrite par une femme. J’avais beau être spécialisée dans le genre en musicologie, travailler avec des compositrices, collaborer avec des musicien·nes pour mettre en œuvre des programmations paritaires, j’avais sans m’en rendre compte conçu un cours sans compositrices. La nuit suivante a été consacrée à le remanier pour qu’il comporte autant d’œuvres écrites par des femmes que par des hommes. Ce qui montre que c’était faisable !
Léa Chambon
Il est vrai qu’on n’étudie pas, ou peu, le répertoire écrit par des femmes dans les classes d’instrument ou de formation musicale. Un professeur d’histoire de la musique du CRR dans lequel j’étudiais il y a quelques années avait pris ce problème à bras-le-corps et consacré un cours à la question de savoir s’il était essentialisant de dédier la moitié de l’année aux compositrices. J’avais alors réalisé qu’il s’agissait de la première fois qu’on m’en parlait ! Mais… se demanderait-on d’un programme où seuls des hommes sont joués s’il est essentialisant ? [rires]
Marianne Chauvin
Ce problème dépasse la question du genre, j’ai continué à modifier mon cours pour qu’y figurent aussi des œuvres de musique savante occidentale écrites par des personnes non blanches.
Imsu Choi
Étant moi-même compositrice, je suis sensible au fait qu’on en parle et aux enjeux que cela recouvre.
Marianne Chauvin
Consacrer un cours aux compositrices selon l’angle de leurs trajectoires et de leur effacement en tant que résultat d’un phénomène historique n’est pas essentialisant. Florence Launay observe que dès qu’une compositrice décède, « ses œuvres disparaissent du répertoire et ses activités sont éradiquées des mémoires 1 ». Elle donne l’exemple de Louise Farrenc, compositrice reconnue de son vivant qui gagna des prix, fut jouée sur de grandes scènes, est présentée dans les ouvrages du XIXe siècle comme pianiste, compositrice, pédagogue et musicologue 2. Or au siècle suivant, dans l’encyclopédie Fasquelle par exemple 3, elle n’a plus droit qu’à quelques lignes en tant que membre d’une famille de musiciens ; l’essentiel de l’article est consacré à Aristide Farrenc alors qu’il est devenu éditeur musical pour publier l’œuvre de sa femme. Et ce n’est que lors d’un semestre de licence passé à York en 2018 que j’ai pour la première fois entendu parler des Lieder de Fanny Hensel : il n’en avait été question dans aucun des cours d’histoire de la musique que j’avais eus depuis le lycée. De retour en France, j’ai demandé à un musicologue spécialiste du XIXe siècle s’il connaissait Fanny Hensel. Ce nom lui disait quelque chose, mais il ne voyait pas qui elle était.
Imsu Choi
Cela me fait penser à Yvonne Loriod, mieux connue comme muse de Messiaen et copiste de ses partitions que comme compositrice. Quelques-unes de ses pièces seront créées cette année seulement au Festival Messiaen !
Élisa Constable
Quand tu construis un cours, Marianne, trouves-tu plus ardu d’atteindre une parité dans le répertoire contemporain ou dans le répertoire historique ?
Marianne Chauvin
Pour le répertoire contemporain c’est facile : je connais beaucoup de compositrices et je collabore avec l’ensemble PTYX qui joue et enregistre leurs œuvres. Pour celles du passé, en revanche, on dispose d’outils comme Demandez à Clara 4, mais il n’existe pas toujours d’enregistrement de ces pièces, ou d’enregistrement de qualité, ce qui pose un problème pour les proposer en commentaire d’écoute… On y arrive néanmoins : on cherche des captations de concerts ou d’auditions, et on intègre alors au commentaire le critère de la qualité de l’enregistrement, qui est significative.
Élisa Constable
Le nom de nos salles de cours est aussi symptomatique et partie prenante du problème 5 : n’y voyant pas de compositrices, peu de petites filles se projettent dans ce métier.
Marianne Chauvin
Les institutions englobent aussi la radio – je crois que Création mondiale, produit par Anne Montaron, est un cas unique d’émission paritaire sur France Musique –, les organismes de subventions – comme la Maison de la Musique contemporaine, qui porte un concours de composition 6 – et les salles de concerts.
Léa Chambon
Connaît-on la part des compositrices dans les programmes de concerts ?
Marianne Chauvin
Le 8 mars dernier, Héloïse Luzzati a présenté une étude réalisée par Elles-Women Composers sur les programmations françaises pour 2022 - 2023 7 : 3 400 programmes de maisons d’opéra, de théâtres et de 104 festivals ont été compulsés, soit 15 000 œuvres. Ce travail montre que les compositrices représentent 6,4 % du nombre de pièces programmées et 4 % si l’on s’intéresse à la durée des œuvres. Luzzati précise que l’opéra est particulièrement concerné parce qu’on manque d’identifications et d’enregistrements de compositrices actives en même temps que les compositeurs dont les œuvres constituent le canon. L’analyse des causes soulève que des moyens moins importants sont alloués aux femmes. Comparer, dans une même institution, les créations d’opéras contemporains écrits par des hommes ou par des femmes révèle, en effet, des disparités économiques en défaveur des compositrices : effectifs moins importants, salles plus exiguës…
Imsu Choi
Cela me fait penser à la prochaine saison de l’Opéra de Paris, sans compositrice ni metteuse en scène ou librettiste. À Aix-en-Provence, j’ai participé à un atelier destiné aux créatrices, dans lequel trois Néerlandaises avaient déjà travaillé avec le Dutch National Opera alors qu’elles étaient à peine plus âgées que moi. Je m’imaginais difficilement dans leur situation, travaillant à l’Opéra de Paris !
Marianne Chauvin
L’absence de compositrices dans les programmations contribue au sentiment d’illégitimité ressenti par les femmes. Là encore, les rôles modèles sont cruciaux ; cela change les choses de se dire : « d’autres femmes avant moi ont exercé ce métier, j’y ai donc ma place. » On sait que Clara Schumann fut confrontée à ce sentiment d’illégitimité parce qu’elle ignorait qu’il y avait eu des compositrices avant elle. Quand j’étudiais au conservatoire à la fin du siècle dernier [rires], une de mes amies rêvait de devenir cheffe d’orchestre, mais son professeur de violon, qui enseignait aussi la direction, disait que ce n’était pas un métier pour une femme ; sans modèle, quel argument lui opposer ? Aujourd’hui elle pourrait citer des noms de cheffes d’orchestre. C’est pareil pour les compositrices. Et leur effacement est renforcé par l’idée que, comme les femmes ont été entravées, elles n’ont pas pu devenir compositrices, et il serait donc inutile de les chercher.
Élisa Constable
Les modèles sont d’autant plus importants qu’on connaît les difficultés des femmes à concilier parcours personnel et professionnel. Se dire : « si elle l’a fait alors qu’elle avait des enfants, je peux y arriver aussi », créer des espaces d’échanges avec d’autres femmes à qui on peut demander comment elles ont traversé telle ou telle situation fait partie des leviers.
Léa Chambon
La question des moyens financiers rappelle ce qui se passe à Roland Garros : on ne programme pas les matchs féminins le soir au prétexte que le tennis féminin est moins rentable. Peut-être pourrait-on aussi s’appuyer sur l’expérience du milieu cinématographique et du collectif 50 / 50.
Marianne Chauvin
Ces similitudes montrent le caractère systémique de situations qui affectent les milieux artistiques comme sportifs, avec des arguments et réponses comparables lorsqu’on révèle les discriminations ou VSS 8 qui nuisent aux carrières des femmes.
Imsu Choi
Parmi les obstacles rencontrés dans nos parcours de formation, il est difficile de savoir ce qui relève d’une anecdote personnelle ou d’un phénomène général.
Marianne Chauvin
Une compositrice qui porte un prénom majoritairement masculin, Stéphane Bozec, fait le même constat. Lors d’un concours de composition qu’elle avait remporté, quand elle vint chercher son prix, les membres du jury étaient stupéfaits, ils pensaient avoir primé un homme. Elle explique que, sans en avoir la preuve, il lui est arrivé de penser que porter ce prénom avait pu lui être utile. Ce qui est intéressant avec les anecdotes personnelles est de les comparer à celles d’autres personnes qui ont le même profil que nous ; on réalise parfois que ces anecdotes se répètent, ce qui permet d’identifier un phénomène systémique.
Léa Chambon
Quand, sur quinze personnes, on n’est que deux ou trois femmes dans une classe, cela procure un sentiment difficile à décrire, comme une chappe, comme si le neutre était masculin.
Imsu Choi
Je suis d’accord, j’ai aussi vécu cela ! Lors de l’entretien final du concours de composition, quand on m’a demandé comment je voyais ma vie professionnelle, j’ai répondu que j’aimerais vivre en étant compositrice. Mais on m’a alors demandé si je connaissais quelqu’un qui exerçait cette profession. J’ai cité Unsuk Chin, grâce à qui j’ai eu un modèle même si je n’avais pas de contact avec elle. Mais je me suis demandé si l’on posait la même question aux hommes.
Marianne Chauvin
Quelle est la part de femmes dans les classes de composition au CNSM aujourd’hui ?
Imsu Choi
Chaque année il y a quelques étudiantes. Quand je suis entrée en licence j’étais la seule. Je ne crois pas en avoir été choquée car j’avais peut-être l’idée inconsciente qu’il y avait peu de femmes dans ce domaine. Dans le cursus que j’ai intégré cette année à l’Ircam, nous approchons la parité : nous sommes 4 femmes et 6 hommes. Mais atteindre la parité dans les concours professionnels dépend aussi, en amont, d’un rééquilibrage entre le nombre d’étudiantes et étudiants qui fréquentent les classes de composition.
Marianne Chauvin
Il faut aussi parler du modèle que représente la présence, pour la première fois, d’une femme à la tête du CNSMDP !
Imsu Choi
Cette arrivée a été quelque chose de fort. La présence de la directrice lors des concerts de la classe de composition, ou parfois pendant quelques minutes de répétition, m’a donné le sentiment d’être soutenue.
Léa Chambon
S’imaginer directrice du Conservatoire reste difficile, même si c’est moins inconcevable désormais. Avant même cela, tant de marches à franchir, de blocages à surmonter demeurent. Comme pour s’imaginer directrice de département.
Marianne Chauvin
Peut-être, pour conclure, auriez-vous envie de partager ce que cela vous fait d’échanger sur ces questions ?
Léa Chambon
De tels espaces de dialogue sont précieux parce qu’on s’y construit aussi en tant que citoyen·ne pour relier ce qu’on étudie aux valeurs qui nous animent.
Imsu Choi
Je trouve cela précieux moi aussi ! On voit que parler de la place des compositrices dépasse largement la seule question des femmes.
Élisa Constable
Je pense que ces espaces d’échanges sont essentiels, ils permettent de se soutenir, de s’instruire, de se confronter à d’autres points de vue et d’envisager de nouvelles perspectives ensemble.
1 Florence Launay, Les Compositrices en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2006, p. 16.
2 François-Joseph Fétis, Biographie universelle des musiciens, 3, 2e éd., Paris, Firmin Didot, 1878, p. 186-188.
3 François Michel, François Lesure & Vladimir Fédorov (dir.), « Farrenc », Encyclopédie de la musique, Paris, Fasquelle, 1958, p. 26.
4 presencecompositrices.com/que-demander-a-clara/
5 Voir Hyacinthe Ravet, « Les noms du commun », site internet du Conservatoire de Paris
6 Le grand prix lycéen des compositeurs, fondé en 2000 par La Lettre du musicien, est devenu SuperPhoniques en 2024 avec, pour la 1re fois, une participation paritaire en termes de candidat·es.
7 Voir podcast France musique du 8 mars 2024 : « Quelle est la place des compositrices dans les programmes de concerts en France ? »
Propos recueillis par Marianne Chauvin
CD-ROME
L’un des arguments fréquents pour justifier l’absence de compositrices dans les programmations est leur faible représentation dans l’histoire de la musique. Kishin Nagai, Magdalēna Geka et Aymeric Biesemans ont décidé de faire mentir les idées reçues en consacrant un disque – publié sous le label du Conservatoire – à trois compositrices lauréates du Prix de Rome.
Comment est née l’idée de consacrer un disque à trois compositrices lauréates du Prix de Rome ?
Kishin Nagai
En 2022, nous donnions un récital avec mon amie violoniste Magdalēna Geka. Il y avait au programme la Sonate pour violon et piano de Marguerite Canal, une œuvre que nous avions découverte peu de temps auparavant avec notre professeur de musique de chambre au Conservatoire, Claire Désert. L’accueil enthousiaste du public nous a donné l’idée de ce projet de disque autour d’autres compositrices françaises lauréates du Prix de Rome.
Lili Boulanger a été la première compositrice à recevoir ce prix longtemps interdit aux femmes…
Kishin Nagai
Le Prix de Rome a été créé par Louis XIV en 1663 et il était alors ouvert uniquement aux peintres et aux sculpteurs, puis aux architectes à partir de 1720 et aux graveurs à partir de 1804. Ce n’est qu’à partir de 1803 que les compositeurs purent prétendre à la résidence à la Villa Médicis, désignée comme siège de l’Académie de France à Rome la même année. Il a en effet été longtemps interdit aux femmes, admettant sa première lauréate en 1911 : Lucienne Heuvelmans, une sculptrice. La classe de contrepoint et fugue du Conservatoire de Paris était pour sa part interdite aux femmes jusqu’à la fin du XIXe siècle, et la possibilité de concourir au Prix de Rome ne leur a été offerte qu’à partir de 1903. Lili Boulanger en devint en 1913 la toute première lauréate, suivie par Marguerite Canal en 1920 puis par Jeanne Leleu en 1923.
Pouvez-vous nous parler des œuvres figurant sur le disque ?
Kishin Nagai
Lili Boulanger a composé son Prélude en ré bémol majeur pour piano en 1911, au cours de sa préparation pour le Prix de Rome. D’un langage harmonique riche en couleurs diverses, cette pièce parvient à créer une atmosphère envoûtante et poétique. Les Quatre mélodies ont pour leur part été composées entre 1911 et 1916, une période marquée par deux ans de souffrances – de 1913 à 1915 – liées à la tuberculose qui finira par emporter la compositrice. Ces pièces mettent en musique des vers de Maurice Maeterlinck, Georges Delaquys et Bertha Galeron de Calonne.
Carte blanche au Label INITIALE avec Kishin Nagai4 octobre 2024 à 19h Conservatoire de Paris, Espace Maurice Fleuret
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