Où es-tu Mélisande ?
Mis à jour le 27 janvier 2022
Un projet hors-norme du Conservatoire de Paris conté par Emmanuelle Cordoliani.
Ces derniers mois ont vu la création d’un projet inédit au Conservatoire de Paris. Une web-série en six épisodes d’une vingtaine de minutes chacun, avec pour matière Pelléas & Mélisande de Debussy. Ces épisodes seront à découvrir très prochainement sur le site internet du Conservatoire. Dans cette attente, Emmanuelle Cordoliani, à l’origine de ce projet, nous ouvre les portes de cette expérience inédite.
Pouvez-vous vous présenter et partager votre parcours ?
J’ai toujours été intéressée par la voix. D’abord par la voix au théâtre : les questions vocales m’interrogeaient, me passionnaient, et j’ai eu l’opportunité de développer une recherche active sur ce sujet lors de mes études au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Le directeur de l’époque, Marcel Bozonnet était quelqu’un pour qui la voix était centrale dans le jeu. Je venais par ailleurs assister au cours d’art dramatique du CNSMDP, où j’avais des amis et où j’ai rencontré toute une génération de musicien.nes, dont Alain Altinoglu par exemple, qui est devenu un collègue.
Progressivement, j’ai été de plus en plus à l’aise avec le répertoire chanté, que j’ai beaucoup étudié. J’ai ensuite été contactée par le biais du Jeune Théâtre national, qui est la structure qui accueille les jeunes étudiant.es sortant des écoles supérieures, pour être assistante dans la maison sur la grosse production de l’époque du Conservatoire, Albert Herring.
Depuis ma nomination au CNSMDP, je continue à travailler en freelance ou avec ma compagnie, le Café Europa, dans le domaine de la mise en scène et de l’écriture, à la fois sur des gros projets, et sur d’autres, plus intimes, comme les trois opéra-contes que nous avons créés de A à Z.
Ma classe ici s’appelait autrefois l’art lyrique : j’apprends aux chanteurs à jouer, à interpréter en chantant. J’ai un assistant, Yann Molénat, qui est pianiste et chef d’orchestre, et nous donnons cours sur l’entièreté du répertoire chanté : opéra, opérette, lied, mélodies, oratorio…
Lorsque j’ai débuté au Conservatoire, seul.es les étudiant.es qui participaient à ce qu’on appelle la grosse production d’art lyrique montaient sur scène. Les autres étudiant.es, s’ils n’étaient pas distribué.es pour cette représentation, pouvaient effectuer toute leur scolarité sans monter sur le plateau, devant un public. Lors des deux premières années, j’ai d’ailleurs appelé mon cours « Le salon des refusé.es ». Pour les étudiants, le format n’est pas le plus important, même s’il est formidable de chanter avec orchestre dans une grande production. Mais multiplier les occasions de porter eux-mêmes un projet, que ce soit un opéra entier ou autre chose, c’est ce qui me semble le plus important.
Nous avons donc commencé à monter des ateliers, en plus de la production annuelle, et c’est notamment dans ce cadre qu’est né Où es-tu Mélisande ?.
Pouvez-vous nous présenter ce projet ?
Durant la crise sanitaire, nous avons beaucoup travaillé en visioconférence. En octobre, nous avons finalement dû renoncer au projet conçu pendant le confinement : un spectacle de retrouvailles autour de Gianni Schicchi de Puccini. Nous avons largement débattu la question de la captation. Les étudiant.es avaient de nombreuses réserves à ce sujet : l’absence de public, les questions pratiques de ce qui n’est pas initialement leur travail, les questions éthiques aussi, car jouer dans un spectacle capté, sans retravail derrière, génère un enregistrement qui vous suivra toute votre carrière.
Je leur ai donc proposé, non pas une captation d’une œuvre montée mais un tournage, une websérie, autour d’une œuvre phare : Pélléas et Mélisande de Debussy. Certains étudiant.es en avaient déjà travaillé des extraits auparavant, et c’est une dramaturgie que je connais très bien, pour l’avoir montée plusieurs fois : elle ouvre tout un champ des possibles. Un autre avantage, dans ce contexte particulier, est que les chanteurs sont rarement plus de deux sur scène… !
C’est un documentaire fictionnel, c’est même ce qu’on appelle un « mocumentaire », dont il a fallu construire le scénario. Je donne un cours de groupe, les étudiant.es sont au minimum une quinzaine. J’ai donc une perception de groupe de leur travail, ce qui me permets de voir les endroits de résistance commune, de solidarité, de doute et c’est à partir de cela que l’on a bâti ce projet. La dramaturgie s’est également construite autour des étudiant.es qui n’avaient pas de rôle dans Pélléas et Mélisande. Nous avions un contre-ténor et beaucoup de ténors qui ne pouvaient pas être distribués dans l’œuvre originale, ça a donné lieu à un jeu de construction à partir des connaissances dramaturgiques que j’avais de l’œuvre.

Cela a donc des conséquences sur la dramaturgie, car il y a une écriture propre à la websérie. Aviez-vous une vision précise de ce que vous souhaitiez ?
Pour ce projet, l’écriture a été conséquente car, ayant peu de temps, j’ai dû rédiger un scénario accompagné d’un prémontage. Nous choisissons chaque année une œuvre à laquelle il faut souvent ajouter de la musique. Je choisis premièrement ce qui va correspondre aux étudiant.es : l’objectif étant de leur donner un rôle qui leur va comme un gant, ou de leur proposer un projet qui in fine les mettra en valeur, en accord avec leur professeur de technique vocale.
Depuis plusieurs années maintenant nous collaborons avec la classe de Cyrille Lehn, qui donne un cours d’arrangement. Je lui fournis donc le répertoire assez rapidement afin que ses étudiant.es l’arrangent ensuite pour un instrumentarium que l’on a choisi. Cette phase vient en amont de l’écriture dramatique, même si nous avons bien sûr déjà en tête une direction et quelques idées.
Pour le scénario, nous avons fait d’abord une lecture de Pélléas et Mélisande, en visioconférence avec les étudiant.es, ce qui a permis de retraverser avec eux tous les endroits où la dramaturgie permettait une excroissance, une ramification. Durant la phase d’écriture qui a suivi, j’ai eu beaucoup d’échanges avec Frédéric Martin, le réalisateur vidéo pour la construction du projet.
Il est devenu clair pour les étudiant.es que leur geste artistique ne pouvait pas être une contingence. L’ambition artistique n’est pas l’objet de la contingence, c’est même l’inverse. Avec ce projet, nous sommes vraiment passés du côté du laboratoire. Nous avons montré, enseignant.es, étudiant.es et équipes techniques que dans ce contexte, nous pouvions rester complètement au travail, et pas uniquement dans un petit arrangement. Nous avons tou.tes été embarqué.es dans un vrai travail.
C’était également une manière de répondre très concrètement au projet d’établissement. À cet instant, les étudiant.es n’ont pas eu l’impression de monter une « sous-production », mais un projet qui était complètement nouveau.

Pouvez-vous nous parler des différents acteurs de ce projet ? Quels sont les métiers et services du Conservatoire impliqués ?
Il faut savoir qu’une telle expérience n’a été possible que pour deux raisons : la première c’est la longue expérience commune, le long voisinage de travail avec Frédéric Martin à la vidéo, Jean-Christophe Messonnier au son, mon propre assistant Yann Molénat, et Bérengère Lalanne à la production.
Jean-Christophe Messonnier a réalisé le montage son avec les étudiant.es, ce qui est une première pour eux. À leurs débuts, on leur explique tout le travail derrière ce genre de projet, mais ils l’oublient par la suite. Ici nous avons tourné six épisodes en six jours, donc dans un délai très court. Les étudiant.es avaient conscience que dans le cadre de ce projet, il n’y avait que trois ou quatre prises au maximum, ce qui était souvent très troublant pour eux. Cependant, chacun.e a pu réecouter, ajuster, travailler plusieurs versions avec Jean-Christophe, et même assister à des extraits de montage pour la vidéo et découvrir ainsi une collaboration de plusieurs corps de métiers.
Avec Jean-Christophe encore, nous avons travaillé à un livre blanc de cette expérience pour le Conservatoire. Nous savons qu’elle a engagé beaucoup de moyens et que nous ne pourrons pas la reproduire demain, mais nous avons beaucoup de leçons à en tirer. Nous savons notamment qu’un tel projet a été possible car nous nous connaissons très bien, ce qui a permis un gain de temps considérable. Ce livre blanc permettra donc à un potentiel nouveau collaborateur venant de l’extérieur de disposer d’un support, un guide qui puisse l’éclairer dans ce type de projet.
Nous avons également enregistré les voix off, une expérience toute nouvelle pour les étudiant.es. Et ici aussi, Jean-Christophe a réalisé une direction artistique exceptionnelle sur la voix parlée.
Ensuite, il y a eu une grande réactivité de la part de la direction, des chefs de départements, Alexis Ling et Pascal Bertin, mais aussi d’Émilie Delorme. Ce projet s’est fait en un temps record et dans un contexte de crise sanitaire qui en même temps, nous a permis d’apporter une réponse très différente de beaucoup d’autres structures.
Ce projet a impliqué beaucoup de métiers du Conservatoire, les départements de Clément Carpentier et de Yannaël Pasquier notamment, qui se sont pleinement investis. Sans oublier l’accompagnement hors pairs de l’équipe technique des salles publiques.

Quel impact pédagogique peut avoir ce type de projet sur les étudiant.es du Conservatoire ?
Les initiatives lancées ici font que le niveau a considérablement augmenté, la vision des étudiant.es de ce cours a complétement changée en vingt ans. Lorsque j’ai débuté, les étudiant.es n’avaient pas la même relation avec l’apprentissage de la scène. À présent, cette façon de porter un regard sur l’œuvre qui permette de la partager leur tient très à cœur.
Ils ont notamment pu s’y illustrer dans le cadre de notre collaboration avec l’École Estienne, qui a réalisé les décors graphiques incrustés de certaines scènes. Certains étudiants ont présenté avec moi le projet à cette École, à des gens qui ne vont pas forcément à l’Opéra et qui travaillent autrement. Il ne fallait pas les restreindre dans un style graphique narratif, mais au contraire les laisser extrêmement libres. C’est encore une fois une expérience nouvelle à laquelle nos étudiant.es et les leurs ont participé.
Où es-tu Mélisande ? a conduit à l’émergence de créations nouvelles : il a permis aux étudiant.es de se projeter dans leurs propres projets, dont par exemple celui de deux instrumentistes qui ont fondé une compagnie afin de monter des œuvres lyriques.
Ce moment de rencontre a également eu un impact sur les arrangeurs, puisqu’ils ont pu assister aux répétitions musicales, entendre en direct leurs arrangements avec à la fois les instrumentistes et les chanteurs, et suivre le tournage. C’est un moment qui a mis leur geste en perspective et qui a aussi créé des partenariats et des désirs nouveaux, car maintenant les chanteurs réfléchissent à ce type de collaboration pour leur récital de fin d’année ou d’autres projets.
Grâce à Cyrille, nous ne procédons jamais à une réduction d’orchestre, mais à un arrangement original. En effet, l’instrumentarium choisi fait sens sur le plan de la dramaturgie musicale, mais ce n’est pas pour autant une réduction du grand orchestre initial. C’est typiquement ce qui a été fait pour Cendrillon de Massenet, qui nécessite une certaine orchestration avec de grandes scènes de magie. Nous savions que nous ne pouvions pas avoir beaucoup d’instrumentistes, j’ai donc proposé à Cyrille d’orchestrer ces scènes de magie avec un « toy orchestra », c’est-à-dire avec des instruments pour enfants. Le résultat était très intéressant, évitant tout effet de « sous-production ». Nous avons toujours fait ce type de choix très engageants, d’itinéraires bis. C’est aussi, pour les étudiant.es en arrangement, un moyen de les faire se positionner dans un nouveau regard sur la transmission des œuvres, car il faut se centrer sur l’essentiel, s’interroger.

Quels sont vos projets à venir ?
Nous avons deux principaux projets à venir. En avril, nous allons donner le Parlement des Reines, un spectacle pour sept femmes ayant pour thème la figure de la Reine. C’est un arrangement pour quintette à vent et piano. Ce projet répond selon moi à une nécessité : les jeunes chanteuses savent jouer les personnalités timides, ingénues, les coquettes, mais ont beaucoup de difficultés avec la figure de l’autorité. C’est donc un atelier en forme « d’empuissancement », et qui nous fait du bien à toutes, d’ailleurs !
Le deuxième projet est un podcast intitulé Non loin de là, qui devrait voir le jour en juin. Il s’adresse aux étudiant.es de M3. Six épisodes de dix minutes. Le principe est très simple : chacun.e enregistre un air de leur choix, et leur personnage devient le héros d’un atelier d’écriture qui compose la première partie du podcast. L’objectif étant pour eux de parvenir à inscrire ce personnage dans quelque chose de leur quotidien. La dernière partie du podcast consiste en un entretien monté d’une heure trente avec des questions posées à ces étudiant.es, dont nous ne conserverons que quelques minutes.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement étonnée dans cette aventure ? Qu’avez-vous découvert chez vos étudiant.es ou sur votre propre travail ?
Pour moi, le théâtre est comme être en bateau. Je dois dire que j’ai été particulièrement surprise par l’engagement collectif dans ce projet, réalisé dans un contexte difficile où nous étions tou.tes dans un drôle d’état : il y avait une forme d’usure et une forme d’inédit. Il y a eu un tel engagement dans ce projet qui fait que, en portant un regard a posteriori sur cette expérience, nous nous étonnons des capacités déployées pour sa réalisation. Nous avons été portés par cet engagement collectif et, en comparaison avec d’autres projets que j’ai pu monter, il y avait ici une bienveillance qui se dégageait à tous les niveaux. Nous avons foisonné d’idées, car nous étions tout.es très présent.es, très engagé.es et très confiant.es.
Quel est votre épisode préféré ?
Le découpage de ce tournage n’est pas net pour moi, je suis donc incapable de vous répondre ! Nous avons énormément de merveilleux souvenirs liés au tournage. La petite piscine bleue de Mélisande, Marine des paillettes d’argent sur les mains et le visage, Clémence « debout » sur les épaules d’Adrien, tout en étant deux mètres derrière lui…
Écrire sur-mesure pour les gens est une activité que j’aime beaucoup, qui nécessite de bien les connaitre, et de connaitre aussi leurs limites. Pour certains il faut écrire comme ils parlent dans la vie, pour d’autres au contraire, il sera possible de faire d’énormes compositions.
POUR ALLER PLUS LOIN
Comment rester vivant.es ? , par Emmanuelle Cordoliani – article de septembre 2021 paru dans Alternatives théâtrales.
Biographie détaillée d’Emmanuelle Cordoliani.
Vidéos Où es-tu Mélisande ?
Épisode 1/6 Néméa
Épisode2/6 Yniold
Épisode 3/6 Les barbes terribles
Épisode 4/6 L'autre Néméa
Épisode 5/6 Les secrets
Épisode 6/6 Notre histoire
Crédits photos : Magid Madhi et portrait d'Emmanuelle Cordoliani par Clémence Demesme