Nous vivons sous le même ciel
Mis à jour le 04 octobre 2023
Saison 2023-2024

« Nous vivons sous le même ciel » : cette phrase fait référence à une installation de l’artiste indienne Shilpa Gupta, I Live Under Your Sky Too : des lettres au néon qui s’éclairent à la tombée de la nuit, rassemblant des passant·es attiré·es par la lumière. Cet espace qui s’étend sous le ciel et au sein duquel nous coexistons, c’est celui de l’hospitalité. Il a été théorisé par le philosophe Souleymane Bachir Diagne avec qui nous dialoguons dans les pages suivantes. Diagne raconte le mythe de Babel ou comment les humains voulurent établir dans leur démesure une tour qui leur permettrait d’atteindre le ciel. La tour s’effondra, les peuples se mirent à parler différentes langues et le monde se divisa en différentes nations. L’acte de la traduction est une tentative de réparer cette séparation originelle, de reconstruire par la langue un espace commun par-delà les frontières géographiques et symboliques qui séparent les peuples. Une telle réparation est-elle encore possible à notre époque ? Peut-on encore rêver aujourd’hui, à l’image de Goethe, d’une Weltliteratur (« littérature mondiale »), voire d’un art-monde qui permettrait aux artistes de tous pays de se retrouver et de s’enrichir mutuellement ? Alors que la guerre est revenue aux portes de l’Europe, ce rêve fragile semble aujourd’hui une utopie. Mais il est des utopies auxquelles il est un devoir de continuer à croire. Il faut imaginer Babel heureuse, nous dit Diagne. Car de cette mise en dialogue des langues et des cultures, la pensée et les traditions sortent régénérées, revivifiées pour reprendre une expression chère au philosophe. C’est à ce processus de revivification que nous souhaitons nous employer en faisant dialoguer la musique et la danse avec la société.
En décembre 2022, j’ai eu la joie d’être reconduite pour trois ans à la direction du Conservatoire. Cette nouvelle m’a ramenée trois ans en arrière, lors de ma prise de fonction dans le contexte inédit de la crise sanitaire. Contraint·es de passer à un enseignement en distanciel, nous avions hérité de ce que j’avais appelé un conservatoire diminué. C’est pour tirer les leçons de cette crise et enrichir notre institution des solutions que nous avions dû développer dans l’urgence qu’est né le projet de conservatoire dit augmenté, que vous pouvez découvrir dans ces pages. Du reste, augmenter le Conservatoire, ce n’est pas seulement en accroître les possibilités technologiques. C’est aussi dépasser les frontières pour imaginer avec d’autres pays de nouveaux modes de coopération à même d’enrichir nos pratiques.
Le projet Drumming XXL d’Anne Teresa De Keersmaeker met en corps cette philosophie et cette soif de découverte : sur la musique de Steve Reich, la chorégraphe étend sa pièce légendaire à un grand effectif, associant les étudiant·es en danse du Conservatoire, de l’école P.A.R.T.S à Bruxelles et de l’École des Sables à Dakar. Ouverture toujours : en juillet dernier, nous avons appris que l’alliance IN.TUNE – regroupant notre Maison et sept autres écoles supérieures – était lauréate de l’appel à projet Erasmus+ de la Commission européenne. De telles perspectives sont précieuses : elles contribuent à créer des possibles à une époque où nous sommes en quête de sens, à la recherche d’un avenir désirable. Mais ces évolutions doivent plus que jamais se faire en concertation, sans éluder la question de notre identité. Qu’est-ce que le Conservatoire ? Comment préserver une identité basée non sur le numérique mais sur l’humain et l’artistique ? Comment penser aujourd’hui la place de l’art et de l’artiste dans nos sociétés ? Comment concevoir une carrière artistique au temps de la crise écologique ? Comment ouvrir de nouveaux imaginaires ?
Pour raconter notre Conservatoire, pour écrire sa richesse inouïe, nous avons choisi de donner la parole à celles et ceux – étudiant·es, professeur·es, agent·es – qui le font au jour le jour, tout en invitant des auteur·rices, des dramaturges, des photographes, des plasticien·nes à dialoguer avec elles et eux. Notre progression à la deuxième place du classement mondial du QS Performing Arts, qui distingue les meilleures écoles d’art du spectacle, nous encourage à poursuivre nos efforts pour faire du Conservatoire ce lieu d’hospitalité ouvert à toutes et tous, cette école à la pointe de la pédagogie et des nouvelles technologies où coexistent des esthétiques variées, où les étudiant·es, tout en recevant une formation d’excellence, ont la possibilité de trouver leur propre voie.
Trois ans plus tard, notre monde semble se trouver dans un moment de vulnérabilité extrême. Il est difficile de parler de vulnérabilité dans un système qui exalte le culte de la performance et la mise en compétition permanente. Étymologiquement, le mot vulnérabilité signifie blessure. Cette blessure, c’est aussi le passage que le monde se fraye pour entrer en nous. C’est – selon les mots de Leonard Cohen – « la fissure de toute chose par laquelle passe la lumière ». De même que, dans les années 1960, l’Italie a inventé un arte povera (art pauvre), il faudra sans doute un art vulnérable pour dire l’époque que nous traversons. En quoi consiste cet art ? C’est un art en mouvement, qui rend possible la diversité des sens et des interprétations. Dans les pages qui suivent, nous avons posé à nos étudiant·es en fin de cursus de composition cette question : « Pourquoi composez-vous ? » Leurs réponses esquissent un art en quête permanente, en prise profonde avec notre société et les interrogations qui la traversent. Les aspirations de ces jeunes artistes, leurs inquiétudes, leurs doutes, leur colère et leur révolte parfois, nous donnent davantage confiance en l’avenir que les paroles des celles et de ceux qui – selon les mots de Jean--Philippe Pierron – nous anesthésient. Babel est un mythe. En ces temps où les ravages de l’architecture productiviste sont dénoncés à juste titre, les tours que nous construisons ensemble, au Conservatoire, ne sont ni en pierre ni en béton. Elles sont immatérielles, faites de savoirs et d’intuitions, de transmission et de créations. Pour autant, on aurait tort de croire qu’elles sont moins solides. Elles défient le temps et regardent les générations futures. Certes – comme l’écrit Pascal Bertin dans le texte qu’il consacre à Bach – chercher, c’est apprendre l’humilité, car ce que nous construisons aujourd’hui sera remis en question demain. Mais il arrive que les tours qui tombent deviennent des ponts.
Émilie Delorme, directrice
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Photo © Shilpa Gupta, I Live Under Your Sky Too, depuis 2004