On nE NaîT pAs chEf·Fe
Mis à jour le 08 février 2024
C’est peu dire que, pour Lucie Leguay,
le parc de la Villette est chargé d’histoires. Parmi les plus récentes, certaines sont liées à la Philharmonie – où elle a remporté un Tremplin international avant de devenir cheffe assistante de l’Ensemble intercontemporain – d’autres, au Conservatoire – où elle a dirigé un opéra, La Chauve-souris, en 2022. À trente ans à peine, cette artiste à la carrière fulgurante fait partie d’une nouvelle génération de chef·fes d’orchestre. Alors qu’elle revient pour diriger l’Orchestre des Lauréats lors d’un concert éclectique mêlant Messiaen, Chopin et Rachmaninov, l’auteur Marcos Caramés-Blanco l’a rencontrée et a dressé son portrait sur le vif.

Tu te réveilles pas un matin en te disant…
– Et pourquoi pas chef·fe d’orchestre ?
Tu deviens chef·fe d’abord parce que tu joues d’un instrument.
Du piano ou du violon. De la flûte, des percussions.
T’es pianiste. Tu commences, t’as genre 3 ans.
T’as pas vraiment choisi mais on peut dire que tu vas poursuivre.
Tu deviens chef·fe parce que tu aimes le groupe.
Tu découvriras l’orchestre plus tard, sa multitude, sa diversité, son unisson, son inertie.
Il t’enchantera. Alors tu deviens chef·fe parce que tu veux en être.
Tu veux créer le son.
Écouter. Traverser. Respirer. Partager.
Tu deviens chef·fe parce que tu ne lâches rien.
Tu grandis avec une niaque qui te tient le corps.
8 heures, 10 heures, 12 heures de musique par jour.
Tu ne t’arrêtes jamais.
T’es un·e enfant en vacances. Plein mois d’août. 40 degrés dehors. Et pendant que celleux de ton âge s’éclatent à l’ombre, toi tu t’enfermes avec ton piano dans ta chambre jusqu’à ce que tes doigts soient raides de douleur.
– Ne lâche jamais. Passe les concours. Frappe aux portes, ou défonce-les. Et surtout sache que rien n’est facile.
Tu deviens pas chef·fe par hasard.
Non que tu veuilles te la péter, mais juste parce que c’est impossible, concrètement, que ça relève du hasard.
Tu peux pas tomber dedans. Tu peux que pratiquer.
Tu deviens chef·fe en rencontrant ton Maître Yoda.
Tu trouves ton professeur aux grandes oreilles.
Celui qui entend mieux que les autres.
-– T’as fait de l’écriture ?
– Oui.
– Orchestration ?
– Oui oui.
– Analyse ?
– Bien sûr.
– Alors bienvenue dans ma classe.
On sera là trois jours par mois.
Et t’as intérêt à t’accrocher.
Tu deviens chef·fe en prenant des cours.
Au milieu de 50 personnes de tous les âges, tu les prends avidement. Tu retiens tout.
Il y a ceux qui démarrent, les musicien·nes professionnel·les, les amateur·rices.
Peu de femmes. Peut-être une seule, deux ou trois.
Et une fois par mois, c’est travail à la table le vendredi soir et le samedi matin, orchestre le samedi après-midi et le dimanche matin, technique le dimanche après-midi.
-– Vous, là-bas.
– Moi ?
– Oui, vous. Vous avez bossé la partition ?
– Évidemment.
– Alors au pupitre.
Tu deviens chef·fe parce que tu profites de chaque seconde où tu as la main sur ton instrument.
Et ton instrument, c’est l’orchestre. Et l’orchestre, tu l’as pas à la maison pour t’entraîner comme le piano ou le trombone.
Alors quand il est devant toi, tu bosses. Tu bosses, tu bosses, tu bosses. C’est d’arrache-pied.
-– Personne n’a bossé le finale de la -symphonie ?
Tu deviens chef·fe parce que tu sautes sur l’occasion.
– Personne ?
– Si, moi.
– Ah ! Eh bien on vous écoute.
C’est en faisant que tu apprends. Sur le terrain.
Tu fais. Tu commences. Tu corriges. Tu te trompes. Tu écoutes. Tu recommences.
– Un bon chef d’orchestre, c’est quelqu’un qui met ses coups d’archets.
Tu dois chercher le son.
Inspirer par le nez, inspirer les musicien·nes.
Jouer avec tout ton corps.
Tu es acteur·rice, metteur·se en scène, danseur·se. Tu interprètes. L’histoire, les sentiments, l’intention. C’est une performance.
– Un bon chef d’orchestre, c’est quelqu’un qui n’empêche jamais l’orchestre de jouer.
Tu rejoins d’autres écoles.
Tu rencontres d’autres profs.
Tu détruis ce que tu apprends.
Tu apprends d’autres choses.
Tu rencontres les chanteur·ses. Tu vas à l’opéra. Tu fais de l’opéra. Tu regardes avec attention le travail de la mise en scène en train de se créer. Tu fais la régie surtitres, tous les soirs. Comme ça, tu peux écouter.
Tu bouffes du répertoire. Tu l’avales. Tu ingurgites. Tu digères.
Tu deviens chef·fe assistant·e.
Tu rejoins des ensembles.
Assis·e dans la salle, tu fais les oreilles du chef.
– Excuse-moi, les cuivres sont trop forts. On n’entend pas la flûte.
Tu écoutes, encore, toujours.
Tu fais les balances.
Et tu observes ce que tu ne peux pas voir depuis le pupitre quand c’est toi qui diriges.
Tu découvres des Ferrari d’orchestres. Des puissants, imparables, qui vont vite et juste.
Tu deviens de moins en moins scolaire. Tu lâches les rênes. Tu fais confiance.
Tu remplaces le chef malade.
Tu doutes de toi tout le temps.
Tu crois en toi chaque soir.
Tu deviens chef·fe parce que t’es mauvais·e perdant·e.
Que ce que tu veux, tu feras tout pour l’obtenir. Parce que tu aimes la vitesse, la sensation forte, la compétition sportive, les avions de chasse, le hockey sur glace et tout ce que les filles ont pas le droit de faire.
Tu deviens chef·fe en gardant les pieds sur terre.
Toute ta vie c’est de la musique. Mais la musique c’est que de la musique, comme te le dit probablement ta mère.
– Mais ARRÊTE de stresser, sérieusement, y a des enfants qui meurent dans des pays en guerre et toi tu craques parce qu’on te demande de jouer un petit morceau de piano ?
Tu deviens chef·fe avec des modèles.
Des chef·fe·s qui vont si loin dans la musique qu’iels te fascinent.
Tu vas les voir diriger, tu essaies de les rencontrer.
Mais les meilleurs modèles, c’est celleux avec qui tu bosses. Celleux que tu vois répéter de près.
Untel qui est très clair dans ses gestes. Untel qui dirige la musique comme un impressionniste fait une peinture sur toile. Untel qui emmène la musique partout, qui la sort des institutions et l’entend n’importe où. Untel qui a un vocabulaire très particulier. Untel qui a énormément d’humour. Untel qui a un calme si profond en lui qu’un missile pourrait lui tomber à côté, il continuerait de battre la mesure en soufflant.
Tu deviens chef·fe en absorbant.
Tu fais ta cuisine.
Tu développes ton style à toi.
Tu cherches ce qu’il y a d’humain entre toi et l’orchestre.
Ça se joue dans la précision,
la fidélité au texte,
l’énergie,
le dynamisme,
une forme de joie,
mais ça se passe avant tout dans les regards,
dans la conversation secrète,
individuelle,
qui a cours dans tes yeux et tes mains,
et celles de chaque musicien·ne.
Tu deviens chef·fe parce que tu veux que chaque moment soit complètement unique.
Brahms. Debussy. Ravel. Poulenc. Williams. Prokofiev. Chostakovitch. Tchaïkovski. Stravinsky. Chopin. Rachmaninov.
Jamais le même compositeur·ice à diriger.
Et chaque semaine, tu tombes amoureux·se de lui en rentrant dans la partition.
– Les deux grandes règles de la direction d’orchestre, c’est : CURIOSITÉ et -ÉMERVEILLEMENT.
Tu les trimballes partout avec toi.
Et les parcours comme on visite un pays inconnu, explorant avec un enchantement naïf chaque enchaînement, chaque entrée, chaque levée.
Tu les annotes, dessines dessus, mets de grands cœurs. Tu écris SUBLIME et MAGNIFIQUE et BRAVO et WAHOU.
Et face aux musicien·nes, ces petits mots te disent tout.
Tu deviens chef·fe, tes partitions sous le coude,
un corps balloté d’un endroit à un autre,
d’un train à un autre,
d’une musique à une autre.
Aucunes journées ne se ressemblent.
Aucunes villes ne se ressemblent.
Aucuns hôtels ne se ressemblent.
Aucun·es musicien·nes ne se ressemblent.
Jamais chez toi.
Tu composes avec la solitude et une valise extrêmement lourde.
Tu danses sur Beyoncé pour décharger -l’énergie.
Tu écoutes parfois un peu de rap, de jazz.
Tu chantes Véronique Sanson sous la douche.
Tu sifflotes les musiques de film que ton père retranscrivait lorsque tu étais enfant.
Et tu repars pour un autre orchestre.
Le jour du concert, tu restes dans ta chambre d’hôtel jusqu’au soir pour ne croiser personne.
Tu arrives une demi-heure avant l’entrée public dans ta loge. Tu te concentres. Tu fais quelques étirements. Et tu te réveilles l’esprit en sautillant face au miroir et en répétant ton mantra.
Et puis on t’ouvre les portes de la scène d’un élan théâtral.
L’adrénaline monte d’un coup.
On te jette dans l’arène.
Mais au moment de traverser le plateau, tu es déjà dans la musique. Tu entends déjà ce qui va se passer dans ta tête.
Tu deviens chef·fe parce qu’il t’est impensable de planter les gens.
Alors le stress s’évapore d’un seul coup.
Tu souris. Tu prends une grande et longue inspiration.
Et la battue commence.
Main droite, le tempo.
Main gauche, le cœur.
Marcos Caramés-Blanco est auteur dramaturge. Parmi ses pièces, Gloria Gloria (Éditions Théâtrales, février 2023), À sec, Trigger -Warning, Ce qui m’a pris et Bouche cousue. Lauréat de la bourse Jacques Toja en 2022, il a été en résidence à La Colline – théâtre national avec l’acteur Lucas Faulong où il travaille à un cycle dédié à « la jeunesse non-conforme ». Ses textes sont mis en scène par Rémy Barché, Sarah Delaby-Rochette, Maëlle Dequiedt, Isis Fahmy, Jonathan Mallard, Karelle Prugnaud.
Photo © Julie Calbert
Avant-scènes29 février 2024 à 20h |