Migrations intérieures
Mis à jour le 16 décembre 2025
En développant un style tout en fluidité faisant le lien entre hard bop, funk et avant-garde, le tromboniste Robin Eubanks propose dans sa musique naturellement syncrétique un condensé des grands enjeux esthétiques auxquels le jazz afro-américain s’est trouvé confronté ces dernières décennies et s’impose comme l’un des musiciens les plus intègres et respectés de la scène contemporaine. Portrait.
On a un peu tendance à négliger, aujourd’hui qu’il s’est diffusé un peu partout sur la planète pour entrer en dialogue(s) avec une multitude d’autres formes, d’autres styles et d’autres traditions musicales, que le jazz aux États-Unis demeure pour une grande part affaire de filiations, de terroirs et de « migrations intérieures ». Le parcours exceptionnel du tromboniste Robin Eubanks en est une magnifique illustration qui, en quelque quarante ans d’une carrière aussi riche que diversifiée, l’aura vu passer de sa Philadelphie natale à l’effervescente scène new-yorkaise des années 1980 - 1990, pour, parcourant tous les styles empruntés par la musique afro-américaine contemporaine, développer entre tradition et modernités un langage éminemment personnel, à la fois profondément ancré dans le terreau du jazz et subtilement expérimental.
Philly Sound : du funk à Sun Ra
Né en 1955 à Philadelphie, dans une famille de musiciens, Robin Eubanks est d’abord et avant tout le fruit de cet environnement particulièrement favorable. Avec un oncle, Ray Bryant, pianiste hard bop, partenaire tout au long des années 1950 et 1960 des plus grands génies du jazz d’après-guerre (Miles Davis, Sonny Rollins, Art Blakey…) et une mère professeure de piano pouvant se prévaloir d’avoir donné ses premières leçons au jeune Kenny Barron – Robin et ses jeunes frères Kevin et Duane, respectivement guitariste et trompettiste, ne pouvaient décemment faire autrement que choisir à leur tour la carrière de musicien professionnel. Au trombone dès l’âge de huit ans, Robin, en plus d’une solide formation académique, va très vite s’imprégner du son si spécifique de la riche scène musicale locale – commençant dès l’adolescence à jouer avec Kevin dans les orchestres funk de son quartier dans l’esprit de James Brown ou de Sly & the Family Stone, mais aussi à fréquenter de grands musiciens de jazz comme le tromboniste du big band de Count Basie, Al Grey, qui le prend sous son aile et même, à l’autre extrémité du spectre esthétique, le grand prêtre free cosmique Sun Ra, installé alors à Philadelphie avec son Arkestra, et aux côtés de qui il enregistre en 1978 son premier disque officiel, Other Side of the Sun…
New York is Now : le mouvement M’Base
Ayant intégré par l’intermédiaire d’Al Grey le groupe d’un autre tromboniste majeur, Slide Hampton, Robin Eubanks au tournant des années 1980 part s’installer à New York et y commence une carrière de musicien free lance. Multipliant les collaborations dans tous les styles et registres (du groupe pop arty Talking Heads au funk harmolodique du batteur Ronald Shannon Jackson…), Robin Eubanks, en plus de parfaire sa formation « classique » en intégrant occasionnellement les formations de légendes du jazz comme Art Blakey ou McCoy Tyner, se met progressivement à fréquenter avec assiduité la scène avant-gardiste downtown gravitant autour de personnalités comme John Zorn ou Tim Berne (Hank Roberts, Herb Robertson, le batteur Bobby Previte…), mais aussi un collectif de jeunes musicien·nes installé·es à Brooklyn et regroupés sous l’appellation M’Base autour des saxophonistes Steve Coleman et Greg Osby, de la pianiste Geri Allen ou encore de la chanteuse Cassandra Wilson. Embrassant en un vaste geste syncrétique toute l’histoire du jazz et des musiques populaires afro-américaines (du bebop au hip hop) ; ouvrant résolument son univers aux musiques du monde entier (des traditions rythmiques orientales aux grooves caribéens) ; poussant toujours plus loin l’exploration de structures complexes tout en rapports et proportions – le mouvement M’Base réussissait la gageure de faire danser les nombres en une musique de joie réconciliant véritablement le corps et l’esprit. Happé par ce vent de renouveau, Robin Eubanks, sous le charme, s’engage alors sans réserve dans cette nouvelle direction, participant aux enregistrements visionnaires de Steve Coleman (World Expansion) et Geri Allen (Open All Sides in the Middle) et surtout débutant pour son propre compte une carrière en leader directement influencée par cette esthétique hybride et authentiquement révolutionnaire.
Les années JMT : l’affirmation d’un style
Tout en continuant de diversifier ses collaborations dans son activité de sideman (du bluesman B. B. King au pianiste sud-africain Abdullah Ibrahim), Robin Eubanks va alors enregistrer pour le label allemand d’avant-garde JMT quatre albums majeurs posant les bases d’un univers personnel définitivement éclectique. Au-delà de leurs différences circonstancielles liées principalement au casting des musiciens invités, Different Perspectives paru en 1988, Dedication en 1989, Karma en 1990 et Mental Images en 1994 forment un corpus cohérent, déclinant dans une veine résolument progressiste les multiples facettes d’un univers kaléidoscopique, passant avec un grand naturel du funk mutant aux rythmiques complexes propre à l’esthétique M’Base au post-bop moderniste hypercontemporain influencé tout autant par les Jazz Messengers d’Art Blakey que par le courant émergent des Young Lions incarné alors par le quartet de Branford Marsalis. Entouré de la fine fleur de la nouvelle génération (toute l’équipe M’Base !) mais aussi de grands noms du jazz, tous styles et générations confondus (le contrebassiste Dave Holland, le pianiste Mulgrew Miller, les trombonistes Slide Hampton ou Clifton Anderson), Robin Eubanks ose tout dans ces albums fondateurs, allant même jusqu’à truffer son instrument d’effets électroniques pour le faire sonner à la manière d’une guitare électrique en hommage aux grands groupes de fusion des années 1970 comme le Mahavishnu Orchestra et Return to Forever.
Mental Images, Dave Holland et enseignement…
Après avoir créé un nouveau groupe, Mental Images, dans une configuration orchestrale plus traditionnelle (avec notamment son frère Duane à la trompette et Antonio Hart au saxophone alto) et enregistré à sa tête une poignée de disques résolument jazz (dont 4:JJ/Slide/Curtis & Al rendant un hommage explicite à ses références en matière de trombone), Robin Eubanks au tournant des années 2000 va progressivement mettre en veille son activité de leader – poursuivant ses collaborations occasionnelles avec des géants du jazz (J. J. Johnson, Elvin Jones, Joe Henderson) mais surtout s’installant durablement au cœur des différentes formations du contrebassiste et compositeur Dave Holland. Du quintet de Point of View paru en 1998 à l’octet de Pathways en 2010 en passant par le big band de What Goes Around en 2002, le tromboniste pendant plus d’une décennie sera de toutes les expérimentations orchestrales du Britannique, enregistrant sous sa direction pas moins de 10 albums en mettant sa science des timbres et la fluidité de son phrasé au service d’une musique élégante et moderniste tissant des liens originaux entre une sorte de hard bop post-Blue Note aux accents avant-gardistes et quelques jungles mingusiennes resongées… L’autre grand événement qui accaparera le musicien durant cette même prolifique période en le tenant momentanément éloigné de son travail de leader est son entrée au sein du Conservatoire d’Oberlin dans l’Ohio en tant que professeur de trombone et de composition jazz. Il y restera pendant plus de 20 ans, poursuivant par la suite son activité d’enseignant, devenue essentielle dans son équilibre personnel, au sein d’institutions prestigieuses comme le New England Conservatory, le Berklee College of Music de Boston ou encore le Conservatoire de San Francisco.
Tradition et expérimentation
Reconnu désormais de façon unanime comme l’un des trombonistes majeurs non seulement de sa génération mais aussi de l’histoire récente du jazz afro-américain, Robin Eubanks, depuis une quinzaine d’années, partage son activité de musicien entre sa participation à quelques grandes institutions du jazz orchestral contemporain (le Mingus Big Band, le SF Jazz Collective) et la poursuite pour son propre compte d’expérimentations langagières et formelles toujours plus personnelles. Engageant son instrument dans d’improbables métamorphoses soniques au prisme d’effets électroniques savants, Robin Eubanks continue d’inventer une musique résolument hybride, à la fois fondamentalement « ouverte » dans sa façon de s’aventurer du côté du funk et du rock dans ses rythmes et sonorités et solidement ancrée dans le jazz tant par sa grammaire que sa foi immodérée dans l’improvisation. Garant de la tradition et constamment tourné vers l’innovation, Robin Eubanks demeure en cela fidèle à l’esprit syncrétique du jazz – musique « créole » par excellence qui, en multipliant à ses frontières ces zones mouvantes d’échanges et de frictions où styles et genres s’interpénètrent en hybridations inédites, apparaît plus que jamais comme l’un des espaces privilégiés où s’affirme la beauté composite de notre humanité globalisée.
Stéphane Ollivier
Journaliste et critique musical, Stéphane Ollivier a notamment collaboré avec Jazz Magazine et Les Inrocks. Il a publié plusieurs ouvrages, parmi lesquels une biographie de Charles Mingus.
Concert jazz avec Robin Eubanks Jeudi 22 janvier 2026 à 19h30 |