Mettre des mots sur les gestes
Mis à jour le 10 avril 2025
Du geste aux mots, du visuel au sonore, des corps exaltés aux réflexions passionnées, Danse sur écoute est autant un témoignage encapsulé qui invite à entendre l’intérieur d’une performance qu’un objet d’art radiophonique mené par deux créatrices avides d’expérimentations et de partage. L’idée germe dans la tête de Clémence Galliard, danseuse et ancienne élève du Conservatoire, lors d’une collaboration avec la compagnie de Philippe Decouflé où elle s’est prêtée au jeu de la description en temps réel d’une performance dansée suivie d’un entretien avec le danseur. Elle est rejointe par Juliette Médevielle qui met à contribution son savoir-faire de réalisatrice pour la radio autant que sa patte artistique afin de créer l’identité sonore d’un podcast polymorphe où la danse devient un son, un témoignage, une atmosphère, un récit. À l’occasion de son intervention pendant la saison 2024 - 2025 du Conservatoire, nous avons pu nous entretenir quelques instants avec Clémence autour de son expérience novatrice de la « radio-description ». La transmission de ses compétences aux étudiant·es de master 2 de danse est au carrefour d’une approche sensible et incarnée de la performance dansée, d’une volonté de donner la parole aux interprètes et d’une mission de médiation de son art.
D’où te vient l’idée de ce titre qui fait référence au secret révélé en catimini, presque à l’insu de son détenteur ?
Clémence Galliard
C’est Juliette qui a trouvé ce titre à l’époque, et il illustre bien le fait de divulguer des informations auxquelles on n’a pas accès. Effectivement, ce n’est pas une enquête policière mais il y a un peu d’humour, je trouve, dans « sur écoute »… On se voudrait les Sherlock Holmes de la danse contemporaine. Ça donne un ton plus léger tout en soulignant le fait qu’on va tendre le micro vers quelque chose qu’on n’a pas l’habitude d’entendre : on ne prête pas la même oreille lorsqu’il s’agit de voir un spectacle de danse ou d’écouter quelque chose qui parle de danse. D’autant plus que je voulais une succession entre le visuel de la danse et l’écoute du podcast, j’avais envie de faire se côtoyer deux termes qui cohabitent rarement. Aussi nous affectionnons particulièrement ce titre légèrement décalé et très imagé. Au début, je pensais appeler le podcast « Écouter voir ». Puis j’ai appris qu’il existe un prothésiste visuel et auditif du même nom… Un jour, Juliette a proposé ce titre et on l’a adopté. Il s’agit de trouver des façons décalées de faire parler les interprètes.
Au fil de ton parcours de danseuse, comment l’idée de ce podcast t’est-elle venue ?
Clémence Galliard
Au cours de ma carrière, j’ai eu l’occasion de collaborer avec de nombreuses compagnies indépendantes en France, dont la compagnie de Philippe Decouflé de 2006 à 2016 qui m’a profondément marquée. C’est lors de Tout doit disparaître, un grand événement organisé au Palais de Chaillot, que l’idée m’est venue. Pendant les cinq heures de performances quotidiennes, toutes les salles de Chaillot étaient occupées. Pour ouvrir une fenêtre hors les murs nous avons proposé une « Radio Folle de Chaillot » (RFC !) qui produisait cinq heures de direct par jour. Au sein du grand foyer autour d’une table ronde, tout le monde y mettait un peu du sien : il y avait toutes sortes de manifestations artistiques et de témoignages. Pendant l’émission, j’avais instauré un moment que j’appelais la « radio-description » d’un solo pendant lequel je décrivais la danse d’un·e interprète de la compagnie en direct, en amenant des éléments de sa biographie et de l’histoire de l’écriture du solo. Puis, il ou elle me rejoignait à la table dans son peignoir et on tirait le fil de tout ce que j’avais commencé à dire sur son travail pendant ma description. Le confinement étant passé par là, Juliette et moi avons voulu pérenniser la démarche autour d’un podcast dont l’objet est le travail sur l’imaginaire de l’auditeur·rice à partir des mots que je peux poser sur la danse tout en rendant hommage aux interprètes. C’est une sorte d’atelier du regard des spectateur·rices.
Le regard du spectateur·rice ? Pourtant, le podcast est un média « aveugle »… pourquoi choisir le son pour communiquer sur l’image ?
Clémence Galliard
C’est un concours de plusieurs facteurs. Déjà, l’amour pour la radio a bercé mon enfance. C’est notamment pour cette raison que j’ai souhaité travailler avec Juliette qui détient une réelle expertise technique dans ce domaine. Il y a également ma découverte de l’audiodescription d’un spectacle de danse par Valérie Castan, qui est elle-même une ancienne danseuse-interprète, dans un format combinant vidéo et description audio. J’étais fascinée par le lien entre image et son et l’effet que cela produisait sur mon imaginaire. Enfin, il y a ma pratique de danseuse qui m’a régulièrement amenée à prendre la parole sur scène, à assurer la fonction de présentatrice, à faire le clown… Mon métier de danseuse s’est peu à peu déplacé vers celui de comédienne. Je me suis aperçue que j’allais de plus en plus vers la parole, que j’avais envie de partager la parole sur la danse, ce qui nous a permis d’inviter différent·es interlocuteur·rices à prendre part au podcast et de viser de nouveaux publics pour chaque épisode.
Visiblement, le podcast a donc un objectif de médiation clairement réfléchi en amont. Le vois-tu comme un objet qui en lui-même fait une médiation de la danse ou est-ce la réalisation des épisodes avec les intervenant·es qui est une action de médiation en soi ?
Clémence Galliard
Pour moi, les deux cohabitent, et c’est sur ces deux fronts que j’essaie de travailler. Il y a une réflexion sur les moyens de transmettre, notamment en orientant mes questions et en cherchant le langage juste pour le public cible. Mais l’exercice pratique tel que j’essaie de le transmettre aux collaborateur·rices de chaque épisode est un enjeu aussi important que le résultat final, tout autant que le geste artistique qui consiste en la réalisation de cet objet sonore. Il y a aussi une volonté d’archiver. Je crois qu’il est important de garder des traces sonores qui mènent vers une expérience plus intime et sensible des performances dansées.
L’objectif de ce partenariat avec le Conservatoire est-il donc d’aborder ces nombreuses facettes de médiation et d’archivage autour de l’objet sonore que tu réalises ?
Clémence Galliard
Cela fait partie des objectifs, mais ce qui m’importe surtout, c’est de permettre aux danseur·ses d’exprimer un discours sur leur pratique, en leur donnant des clés, des moyens de s’exprimer ou de dialoguer sur leur pratique. Dans mon cas, je n’ai pas été formée à l’université, qui est, selon moi, l’endroit où l’on apprend à verbaliser des phénomènes que l’on traverse. J’ai appris assez tard à formuler un discours sur la danse. On n’a pas le temps d’apprendre cela en cinq jours, mais j’espère que cela permettra d’ouvrir des pistes de réflexion pour elles et eux, peut-être les mêmes que j’ai abordées lorsque j’ai cherché à mettre des mots sur ma pratique.
De là à parler de recherche artistique, il n’y a qu’un pas ! D’ailleurs, ta démarche explore en pratique les propositions de quelques chercheur·ses ayant écrit sur la danse…
Clémence Galliard
Je n’ai jamais qualifié mon travail de recherche : je pense qu’il y a quelque chose d’impressionnant dans ce mot effectivement. Intuitivement je parle plutôt d’un témoignage sur la démarche artistique. Peut-être qu’au fil du temps, je vais comprendre que c’est vraiment un sujet de recherche… Je ne me suis pas particulièrement documentée sur la question, ce n’était pas ma démarche. Mais la lecture de travaux de recherche met des mots sur des choses que j’observe sans avoir vraiment besoin de les nommer. Cette question de vocabulaire n’occupe pas vraiment mon attention quand je réalise le podcast. J’essaie plutôt d’entraîner la personne qui collabore avec moi vers la proposition d’un récit d’expérience, qu’il soit en direct ou réfléchi ensuite à travers les questions que j’ouvre.
Ces récits d’expérience n’ont-ils pas également vocation à légitimer la parole des artistes sur leur propre pratique ?
Clémence Galliard
Absolument ! Et ce dès la genèse du podcast. Dans le travail radiophonique produit à Chaillot, il s’agissait de donner la parole aux collaborateur·rices, danseur·ses de la compagnie DCA pour mieux comprendre le travail de création de l’intérieur. Au final, c’est comme si la description d’une danse était un prétexte pour y entrer plus profondément en faisant parler ses interprètes. De fait, le podcast parle surtout de relations avec des créateur·rices, de leur relation avec leur propre corps, du vieillissement, d’une pratique de mise à l’épreuve physique… en d’autres termes, il aborde les préoccupations des danseur·ses sur leur métier. On y trouve des points communs entre chaque intervenant·e et en même temps des choses très singulières.
C’est vers ce genre de réflexions que tu souhaites emmener les étudiantes et étudiants pendant vos cinq jours de travail ?
Clémence Galliard
De mon point de vue, cela s’inscrit dans une démarche plus large qui consiste à comprendre que les corps dansants sont aussi des corps parlants et pensants, et à leur donner les outils pour opérer ce changement de perspective. Au début des discussions menées avec Muriel Maffre et Christine Bombal, on envisageait un épisode de Danse sur écoute sur le format radiophonique d’origine. Mais cela nous semblait manquer d’ancrage pédagogique à proprement parler. En dialoguant plus amplement avec l’équipe enseignante du Conservatoire, nous nous sommes engagées sur une autre voie plus ambitieuse et expérimentale qui aboutira tout de même à la production d’un épisode du podcast et une réalisation live. Juliette et moi souhaiterions présenter le podcast aux étudiant·es, puis entrer dans la matière de l’écriture. Je ne vais pas trop entrer dans les détails du travail d’interview et d’échange qui sera limité dans le temps. Le but est d’aborder trois types d’ateliers et d’exercices d’écriture. En retraversant une danse qu’ils et elles ont menée lors d’une création avec Hofesh Shechter l’année dernière, il s’agira de verbaliser trois points de vue différents : un récit d’expérience individuel (s’interviewer eux-mêmes) puis en dialogue avec les autres ; une description formelle et factuelle de l’objet visuel, même s’il s’agit d’un vécu dans le passé, comme du point de vue d’un·e spectateur·rice ; une improvisation de paroles en dansant, dire ce qui leur vient au moment où ils et elles dansent. Le but est d’aboutir à l’enregistrement d’un nouvel épisode du podcast qui croisera ces trois récits, et les sons de la danse que Juliette va enregistrer pendant les séances de travail.
Propos recueillis par Hyacinthe Gambard
Danse sur écoute / Le Podcast
Raconter une danse, donner la parole à celles et ceux qui l'interprètent : deux enjeux au cœur de Danse sur écoute, un podcast créé en 2021 par Clémence Galliard (danseuse interprète, auteure) et Juliette Médevielle (réalisatrice radio).
Ce projet de création sonore allie la “radio-description” d'un solo de danse et l'interview de son interprète. Une création pour partie factuelle, gestuelle et informative car la description de la performance est prétexte à des digressions sur la pièce dansée et son interprète, mais également empreinte de poésie, car elle s'appuie sur la captation sonore ambiante. Le tout s'accompagne d'un entretien mené par Clémence, dans lequel le danseur ou la danseuse évoque de manière plus approfondie son parcours.
Danse sur écoute est un podcast polymorphe qui tend une oreille sur la danse et rend hommage à ses ouvrier.ères : les interprètes.
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