L’humanité en mouvement
Mis à jour le 01 octobre 2025
Avec des pièces aussi concises que percutantes, Leïla Ka a su s’imposer comme l’une des chorégraphes les plus actives de sa génération. Elle est invitée à réimaginer l’une de ses créations – C’est toi qu’on adore – pour les dix danseur·ses de l’Ensemble chorégraphique.
Cheveux courts et peroxydés, l’air bravache surtout, c’est ainsi que Leïla Ka est entrée dans notre vie de spectateur. Un solo comme un courant d’air, vif et précis. « Pourtant tout a été fait de bric et de broc sur Pode Ser », s’amuse aujourd’hui sa créatrice. « Il y avait cet aspect un peu fracassé à l’image de ce lustre suspendu. » Et Leïla de convoquer ses souvenirs : « Dans mon enfance, il fallait se débrouiller. Pour monter un rideau dans un chambre, on plantait deux clous au mur, on tirait une ficelle par là. Tant pis si le lendemain on devait tout recommencer. » Leïla Ka a grandi avec ses quatre sœurs dans une maison à Saint-Nazaire. Peu de meubles, la musique souvent à fond. Mais dans cet environnement chacune avait le droit de s’imaginer artiste. Et de le devenir. « Cette liberté d’être soi a stimulé notre imaginaire. Le mien comme celui de mes sœurs. » Le mouvement va entrer dans la vie de Leïla Ka sans prévenir : un stage hip-hop d’abord à ses quinze ans, des amitiés naissantes pour danser ensemble, une faculté de danse du côté de Lille enfin. Jusqu’à cet instant de bascule, une audition pour une reprise de May B, chef-d’œuvre de Maguy Marin, dans le cadre des Talents Adami. La danseuse débutante côtoie alors des interprètes plus aguerris tout en se demandant si elle est à la bonne place. Avec sa colocataire de l’époque, elle répète tous les soirs, prise dans un tourbillon de sensations. Peu à peu les doutes vont laisser place à autre chose, le goût de la danse. Une fois retenue, la voilà qui croise des « anciens » de la compagnie de Maguy Marin. Elle écoute, regarde, digère. Leïla Ka, l’autodidacte, sait bien que May B est un jalon dans l’histoire de la danse française. Même pas peur ! « J’ai appris la rigueur. » D’une certaine manière, Maguy Marin va « autoriser » la jeune soliste à s’essayer à créer. Ce sera Pode Ser, « peut-être » en portugais, titre hommage déguisé à May B et premier coup d’éclat. La soliste, poings serrés, affronte ses propres contradictions, entre jaillissement et repli. « Une petite dame avec sa robe de princesse et ses baskets. » Elle se déplie tout en maîtrise. L’effet est immédiat, celui d’une séduction partagée. Le meilleur est encore à venir.
Avec « un pied par-ci, un pied par-là », Leïla Ka se compose un début de parcours. Seule, car elle ne se voyait pas partager le studio, les répétitions, les erreurs. « J’ai chorégraphié car je voulais raconter des choses », dit-elle simplement. Le souvenir d’un stage de théâtre impro aura compté sans doute. À moins que ce ne soit cette remarque d’une répétitrice sur May B lui reprochant de changer certains mouvements. « Il y avait quelque chose de frondeur en moi. » Vouloir apporter son grain de sel à une œuvre phare, dansée par une centaine de solistes, relève de l’audace autant que de l’impertinence. Dorénavant, Leïla Ka va se libérer et les chorégraphies s’enchaîner. Après ce solo, un duo. Il sera bien temps de penser à une pièce de groupe. « Je suis bonne à faire mes petites choses. Je n’ai pas dix mille cordes à mon arc. » On lui fait remarquer qu’elle en a déjà une, de corde : cette danse entêtée et généreuse accompagnée bientôt d’une communauté d’artistes. Elle acquiesce. « Les étapes de ma vie sont marquées par les rencontres. Cela me permet de doser les choses. Les gens me donnent de la confiance. » Il en faut pour aborder certains sujets comme la chorégraphe le fait depuis déjà des années. L’identité, la difficulté d’être soi, le refus des assignations. « Je me bats », résume Leïla Ka dans un souffle. Sa gestuelle s’est enrichie au fil des créations, des soubresauts hip-hop au délié du contemporain. Une petite musique singulière. Elle a appris aussi du passé, des courants de la création chorégraphique, de celles et ceux qui ont laissé une trace. « Je savais si peu de choses à mes débuts. J’ai connu le nom de Maguy Marin avant celui de Pina Bausch. Mon père, Olivier de Sagazan, artiste plasticien et performer, crée à partir de ses mains. Loin du conceptuel. De mon côté, je n’ai pas vraiment de concepts derrière mes pièces. J’ai choisi la danse, pas les mots. » Mais il n’aura échappé à personne – et son public est de plus en plus large – que Leïla Ka a beaucoup à nous dire. Bouffées, Maldonne, Se faire la belle, ses spectacles ainsi nommés racontent ses intentions. C’est toi qu’on adore, dont le titre reprend un extrait d’un poème d’Albert Londres où ce dernier dénonce les conditions de détention des hommes au bagne de Guyane, ne fait pas exception. Justement, c’est ce duo que Leïla Ka va travailler avec et pour le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, aidée de Jane Fournier Dumet, déjà présente à la création. Elle en fera une version augmentée pour dix danseur·ses. Joli paradoxe pour celle qui n’a pas fait d’école de danse. « J’ai eu la sensation que cette pièce, au départ créée à deux, pouvait s’élargir. J’entends montrer une communauté qui tombe, chute, se relève. Cela peut faire sens de lui donner une énergie, une vitalité nouvelles. » Leïla Ka ne cache pas son impatience d’être en studio avec les étudiant·es du CNSMDP, de voir ce qu’elles et ils vont apporter à C’est toi qu’on adore, comment elles et ils vont se l’approprier. « Ce que ces corps autres peuvent raconter. » Même si « corriger » des futur·es professionnel·les de la danse au bagage technique fourni est « stressant » pour la chorégraphe. La reprise connaîtra par la suite une extension avec des danseur·ses de l’Université de Californie du Sud, aux États-Unis. C’est toi qu’on adore a des allures de combat – contre l’autre, contre soi-même. Portée par des sarabandes musicales, la danse déplie un éventail d’effets : bascule au sol, appui précaire sur un bras, tournoiement enfin. Une caresse comme un espoir. Superbe.
Depuis un moment, le nom de Leïla Ka résonne sur des continents lointains. L’artiste et ses danseuses reviennent d’une tournée en Amérique du Sud. Elle a été invitée à créer pour le Ballet Nacional Chileno dirigé par le français Mathieu Guilhaumon. En attendant un prochain opus pour sa compagnie à l’automne 2026. « Je commence à penser au temps, ce n’est pas bien », sourit Leïla Ka. Qui veut faire les bons choix, garder les pieds sur terre. « Heureusement, il y a souvent quelque chose qui me rappelle la réalité, un train raté, une roulette sous la valise qui se détache ! » Plus sérieusement, Leïla Ka évoque ce public ailleurs, ces pratiquants croisés lors de workshops au loin : « il y a encore des pays où l’art sauve, où on ressent cette urgence de créer. Ce feu intérieur que par chez nous on a tendance à calmer. »
Dans les spectacles de Leïla Ka, l’esprit de résistance perdure. On fait corps, on fait groupe. Une humanité en mouvement. Il est venu le moment pour elle « de décorseter [sa] grammaire du geste, ce [qu’elle a] écrit avec Maldonne. » Enfant, les jeux des sœurs « de Sagazan » n’avaient ni début, ni fin, ils commençaient au réveil et s’arrêtaient au coucher. Peu à peu, Leïla Ka a quitté cette bulle d’innocence pour s’inventer un monde à part. Les yeux grands ouverts, la danseuse-chorégraphe s’est confrontée aux injustices de notre époque. Elle a choisi de faire face avec ses armes, le geste dansé. Le souffle devient rythme, la bande-son joue sur tous les tons, de Schubert à la variété française. L’émancipation est, en fin de compte, exposée au regard de – presque – tous. Leïla Ka aime à dire que dans sa vie, certains, certaines lui ont donné des ailes. À la regarder sur scène, à converser avec elle, on se dit que ses horizons n’ont cessé de s’élargir.
Philippe Noisette
Journaliste spécialisé Danse et Arts vivants,
Philippe Noisette est l’auteur de Couturiers de la danse et Le Corps et la Danse.
Ensemble chorégraphique du Conservatoire au Vision & Voices16 et 17 octobre 2025 – 19h30 et 21h |