Les ombres du ciel
Mis à jour le 04 janvier 2023
En quelques années, le nom de Noé Soulier s’est imposé sur la scène internationale comme celui de l’un des chorégraphes les plus doué·es de la nouvelle génération. Formé au Conservatoire de Paris puis à l’école P.A.R.T.S. d’Anne Teresa de Keersmaeker, ce titulaire d’un master de philosophie n’a de cesse d’explorer – à travers un langage original et souvent ébouriffant – le mouvement et l’intention qui l’anime. Dans le cadre du Festival d’automne à Paris, il s’investit cette saison dans un projet monumental qui réunit les étudiant·es du Conservatoire, du Centre National de Danse Contemporaine (Cndc) d’Angers qu’il dirige et les musicien·nes de l’Ensemble intercontemporain. Cette création – d’après la pièce Clocks and Clouds (Horloges et nuages) de György Ligeti – est l’occasion d’organiser un dialogue entre le chorégraphe et Cédric Andrieux, directeur des études chorégraphiques.
Comment est né le projet de cette création intitulée Clocks and Clouds, avec le Festival d’Automne, interprétée par des étudiant·es du Cndc d’Angers et du Conservatoire de Paris ?
CEDRIC ANDRIEUX
Assez rapidement après ma prise de fonction au CNSMDP est née l’idée de construire des projets monumentaux avec le Festival d’Automne. En 2019, le Festival consacrait son Portrait à Merce Cunningham, et lors de discussions avec la directrice artistique Marie Collin, il était apparu qu’une école comme la nôtre pouvait proposer aux chorégraphes de travailler avec un grand nombre d’interprètes, très jeunes. En 2021, nous avons décliné cette idée avec la pièce Trisha Brown x 100 (mettant en scène cent danseur·ses du Conservatoire), et en 2023, nous la déclinerons lors du portrait qui sera consacré à Lucinda Childs. L’année dernière, nous avions de la même façon participé à Tempête, le happening de Boris Charmatz au Grand Palais. Pour 2022, le nom de Noé Soulier s’est vite imposé, parce qu’il est à la tête d’un CCN et aussi d’une école supérieure, cela faisait donc doublement sens. Participer à ces créations permet aux étudiant·es d’aller à la rencontre d’autres formations et d’autres corps. Cette année, c’est une rencontre avec un autre profil d’étudiant·es en danse, ceux du Cndc d’Angers. C’est d’autant plus important que cette génération a été privée d’échanges par les années de pandémie qui viennent de s’écouler. Ils n’ont pas pu se retrouver dans le même espace, partager un moment commun.
NOE SOULIER
Plusieurs aspects m’intéressaient dans ce projet. Tout d’abord, l’intérêt pédagogique d’orchestrer la rencontre de deux groupes d’étudiant·es. Se confronter à d’autres façons de travailler, à la fois en répétitions et sur scène, est très enrichissant. Il est réjouissant de voir deux écoles supérieures françaises collaborer, cela n’a pas toujours été si fluide par le passé. Au-delà de l’enjeu pédagogique, Clocks and Clouds porte aussi un véritable enjeu artistique pour moi : la possibilité de travailler avec un large groupe de danseur·ses me permet de chercher à renouveler l’approche chorégraphique des vastes ensembles. Dès qu’un certain nombre de danseur·ses est impliqué dans une chorégraphie, des motifs compositionnels se mettent en place, qui tendent à unifier le groupe par une consigne généralisée. On va appliquer une même règle à tous les interprètes, les faire tous évoluer dans le même sens, ou leur demander d’exécuter le même mouvement. On peut chercher à déployer une forme de vague, ou travailler selon une logique d’accumulation. Dans Clocks and Clouds, l’idée est justement d’éviter cette logique centralisée. Des phrases de mouvements écrites sont transmises aux interprètes lors des répétitions, mais la composition se tisse ensuite en temps réel à travers les multiples décisions prises par chaque membre du groupe. Une grande liberté demeure sur la façon dont les phrases vont se déployer et se croiser dans le temps et dans l’espace. Le fait qu’elles soient écrites permet de garder une vraie lisibilité du point de vue du vocabulaire, mais la souplesse de leur organisation fait émerger des motifs à partir des interactions que chaque danseur·se va avoir avec ceux qui sont autour de lui, ou avec ceux qui sont plus distants. Cela crée des structures beaucoup plus complexes que celles qu’on pourrait concevoir et planifier -mentalement. Cette composition permet également au spectateur de choisir où il focalise son attention, il peut par exemple choisir de regarder deux ou trois danseur·ses, ou suivre le groupe en tant qu’ensemble. Si toutes les danseur·ses utilisent une seule phrase, leur improvisation va générer une répétition de motifs, comme une multitude de micro--canons qui vont s’enchâsser les uns dans les autres. Si au contraire ils utilisent plusieurs phrases de mouvements, la composition sera plus chaotique, plus difficile à lire. On peut jouer avec cette multitude de paramètres, un peu comme sur un synthétiseur, pour créer différents états chorégraphiques sur le plateau. Lors de l’élaboration de la pièce, Cédric et moi avons longuement discuté de tous ces paramètres, et je suis très excité, en tant que chorégraphe, par ce projet.
Comment cette composition décentralisée entre-t-elle en résonance avec le Concerto de chambre de György Ligeti ?
NOE SOULIER
Cette approche de la chorégraphie résonne avec certaines expérimentations de György Ligeti, qui a parfois cherché à générer des textures d’ensembles sonores à partir de l’interaction ou de l’entremêlement de multiples voix. Une des pièces du programme Ligeti est effectivement ce Concerto de chambre, dont le nom évoque déjà un paradoxe, puisqu’un concerto est une forme orchestrale, alors que la musique de chambre suppose un groupe d’instrumentistes plus restreint et un autre type de composition. La pièce est jouée par treize musicien·nes qui sont tous des solistes, donc chaque partie est autonome et les textures sonores, les timbres, sont générés par cette polyphonie. Parfois, ces voix se superposent et font naître des sons qui ressemblent à de l’électroacoustique.
CEDRIC ANDRIEUX
Nos projets monumentaux ont toujours impliqué des étudiant·es musicien·nes du Conservatoire. Cette fois, nous dérogeons à la règle parce que l’Ensemble intercontemporain dont certains des musicien·nes sont des professeur·es du Conservatoire a souhaité travailler avec les étudiant·es danseur·ses, c’est une des genèses de ce projet. Son directeur, Olivier Leymarie, s’intéresse beaucoup au travail de Noé, et il a été moteur dans cette relation tripartite impliquant son Ensemble, le Cndc d’Angers et le CNSMDP.
NOE SOULIER
Travailler avec l’Ensemble intercontemporain me réjouit. Cette expérience m’a poussé à explorer davantage la musique de György Ligeti. Si bien qu’en mars 2023, je pense partir de ses Études pour piano pour la création que je présenterai au NDT2. Clocks and Clouds vient donc nourrir ma propre démarche chorégraphique.
Quelle vision avez-vous l’un et l’autre de votre rôle à la tête, respectivement, de la direction des études chorégraphiques du CNSMDP, et de l’école supérieure du Cndc d’Angers ?
CEDRIC ANDRIEUX
Le Conservatoire est un lieu où le contexte pédagogique existe depuis plus de deux cents ans. Mon travail consiste à imaginer comment raconter aujourd’hui une histoire avec les forces en présence, que ce soit dans le cursus classique ou dans le cursus contemporain. Dans ce contexte précis, nous réfléchissons beaucoup à la tension entre le cadre et l’émancipation, ainsi qu’aux méthodes d’évaluation. De ces notions découlent des problématiques d’empowerment, de confiance en soi. Mon rôle, tel que je le comprends, me demande d’imaginer de quoi vont avoir besoin les artistes chorégraphiques de demain en termes d’outils et d’expérience. Pour les former, l’enjeu est d’orchestrer leur rencontre avec de multiples artistes invité·es, et de les ouvrir à différents contextes de création. Les étudiant·es qui participent à la pièce de Noé sont en première ou deuxième année de master, un moment où il devient important de se confronter à des problématiques d’expérimentation, de création, de répertoire, de représentation devant des publics pluriels.
NOE SOULIER
La proposition de l’école supérieure du Cndc s’adresse à des étudiant·es post-bac. Notre identité est axée sur la création et l’expérimentation. Nous formons des artistes chorégraphiques, avec une vision très élargie de l’interprète qui recoupe assez bien la réalité contemporaine des processus de création, où les artistes sont souvent amenés à collaborer. En plus des cours techniques, l’important pour moi est de permettre aux étudiant·es de traverser des expériences physiques, des expériences de spectateur·rice, des questionnements théoriques et conceptuels, pour développer de nouvelles façons de penser les contextes de production et de création de la danse. Aujourd’hui, la danse contemporaine rassemble des profils d’artistes très variés. Il s’agit pour ces artistes de trouver les domaines dans lesquels ils et elles excellent, et ceux vers lesquels les porte leur désir.
Propos recueillis par Delphine Roche
Photo © Victoria Tanto Cndc Angers