Les noms du commun
Mis à jour le 06 mars 2023
Cette saison, plusieurs salles du Conservatoire de Paris se voient attribuer un nom lorsqu’elles n’en avaient pas. La sociomusicologue Hyacinthe Ravet revient sur le sens et les enjeux de cette démarche qui interroge l’espace de l’institution et vise à faire exister de nouveaux récits.
Donner un nom, c’est identifier, fixer une figure, une période, une manière d’exercer un art. Nommer, c’est contribuer à écrire une histoire, c’est forger un récit peuplé d’humaines et d’humains, c’est illustrer notre pensée par des modèles qui sonnent et résonnent. Dénommer des espaces sans nom, c’est faire un choix, des choix dans la variété des possibles. Ne pas tout nommer, c’est laisser de la place à ce qui va s’écrire à l’avenir. S’engager dans une démarche collective et concertée pour introduire plus de variété dans les noms qui désignent les espaces où sont formés les interprètes, les créatrices et les créateurs, les pédagogues de demain, où elles et ils se rencontrent, prend part à l’écriture d’une histoire, notre histoire. Cela permet d’inventer d’autres possibles, de faire une place à de multiples manières de créer, d’ouvrir une infinité d’horizons, et in fine d’œuvrer à plus d’égalité et de diversité.
L’histoire de la musique constitue un récit parmi d’autres, fondé sur la parole et des choix qui forgent les figures, les domaines et les mouvements esthétiques au cœur de l’identité d’un lieu tel que le Conservatoire supérieur de musique et de danse de Paris. Ces choix identifient une institution de formation et participent à l’identification à une institution pour des artistes en devenir. Sous l’impulsion de sa directrice Émilie Delorme, un groupe de travail piloté par Cécile Grand, responsable de la médiathèque, et formé de membres représentant les différentes composantes du Conservatoire (communauté étudiante, corps professoral et administratif) s’est réuni durant un an. Il a engagé des recherches, a discuté avec les personnes directement concernées et a réfléchi à la manière de dénommer des espaces alors sans nom. Ce groupe a poursuivi trois objectifs : refléter la diversité d’esthétiques et de genres, évoquer la danse et la musique, prendre en compte l’histoire de l’institution. Il a souhaité créer un lien entre la destination d’un lieu et le nom proposé, mais aussi donner une dimension pédagogique au projet. Des cartels viendront éclairer l’histoire du nom des salles et des espaces nouvellement désignés ; des manifestations artistiques et pédagogiques accompagneront l’officialisation des figures ainsi célébrées au sein de l’institution.
Alors que les 80 espaces qui portaient un nom étaient tous identifiés par celui d’un homme de musique, les choix de dénomination ont porté sur des noms de danseuses, de femmes chorégraphes, de compositrices, de pédagogues, de musicologues et d’artistes femmes qui ont œuvré pour l’institution et / ou leur domaine artistique. Ces choix de noms ont aussi porté sur des danseurs et des hommes chorégraphes, inventeurs et ingénieurs du son. L’ouverture est donc multidimensionnelle : vers d’autres domaines artistiques, comme la danse, ou d’autres disciplines intimement liées à la création, comme l’ingénierie sonore ; vers d’autres esthétiques et genres musicaux, comme le jazz ; vers la moitié de l’humanité, laquelle a concouru à faire l’art, les femmes. Elle laisse en suspens d’autres possibles encore.
Créer une fresque artistique plus inclusive favorise l’accès à la formation, aux pratiques, à la création. Lorsque les murs sont seulement recouverts de certains noms, il est particulièrement difficile de s’imaginer, de se projeter, de s’identifier quand vous n’appartenez pas à l’une des catégories rendues visibles. Cela peut tantôt inciter à transgresser ce qui peut potentiellement paraître comme une forme d’« interdit » ; cela peut aussi miner la confiance en ses propres capacités à dépasser ces mêmes « interdits ». À rebours de nombreuses idées reçues, l’observation de la construction d’une « vocation artistique » montre qu’il s’agit fondamentalement d’une affaire collective, un processus nourri de l’étayage de la -communauté -éducative (-familiale et professorale notamment). Dès lors, la question de l’accès peut s’entendre en deux sens : le premier, un sens historique (combien de femmes et depuis quand, par exemple, au sein de l’« histoire de la musique » – dont on aura compris qu’elle n’est pas un récit unique et universel) ; le second, une conjonction de facteurs sociaux et culturels (quels possibles pour telle ou telle personne selon son appartenance sociale ? Quels droits – économiques, sociaux, symboliques – à « payer» pour pouvoir entrer au sein de telle ou telle institution ?). Le Conservatoire de Paris a été l’une des premières institutions de formation supérieure mixtes en France. Il a rassemblé différentes disciplines artistiques dès ses origines. Peu à peu, il a fait une place à certaines esthétiques et genres musicaux émergents. Mettre en lumière les avancées collectives et les reculs, les contributions individuelles probables et improbables, les régularités et les exceptions dans les parcours, vient donner du relief à une histoire et enrichir les perspectives de chacun et de chacune.
Proposer une galerie de noms plus diverse participe ainsi de la transformation des images et des représentations attachées aux figures artistiques, aux espaces-temps propices à la création, aux appartenances à ces univers. Les pratiques s’en trouvent, à leur tour, modifiées, tout comme elles agissent pour faire muter les images et les représentations. Une figure, un modèle, un phare, cela éclaire, donne envie, incite à partager, à inventer, à découvrir. Finalement, nommer autrement, c’est inclure au sein du Conservatoire. C’est ancrer cette institution et l’engager davantage encore dans la Cité. C’est aussi donner du souffle et de l’espoir à celles et ceux qui regardent le Conservatoire, du dehors…
Hyacinthe Ravet