Le temps de se trouver plus libres encore…
Mis à jour le 16 septembre 2024
Le temps de la scène nous agrandit… et laisse en nous des traces parfois si marquantes que nous cherchons à les ranimer.
C’est le cas des deux propositions au plateau du 16 janvier dernier à l'occasion du colloque Handicap, en scène !, qui ont suscité une grande émotion. Des étudiant.es de la classe d’histoire de la musique-étude de l’interprétation et les étudiant.es de la classe de partnering – contact improvisation en témoignent ici.
Avec le duo « Frame », Lila Derridj et Anne-Catherine Nicoladzé, mettent au travail la question du cadre. Les corps plongés dans la pénombre en fond de scène ne permettent pas encore de différencier les danseuses l’une de l’autre. Juste le battement du cœur et le souffle, qui nous ramènent au frémissement des origines. Un.e étudiant.e rapporte une interrogation : « dès le début, le spectacle installe un doute : laquelle des danseuses est concernée par la question du handicap ? ». Cette interrogation malaisante mais sans doute partagée par plus d’une personne, butte sur l’ombre… le duo semble demander au public : comment regardez-vous ? qu’est-ce qui anime votre regard ? Plus loin, lorsque les deux danseuses mettent un masque, le trouble s’amplifie : « Notre attention se concentre sur les visages, un visage devient un autre visage, ces yeux sont à la fois joyeux et terrifiants ». Un trouble qui prend la forme pour un.e autre étudiant.e du lien entre les masques et les rituels de passage entre les mondes, entre vie et mort. Associant ainsi, cet.te étudiant.e donne une profondeur nouvelle à la responsabilité du regard de chacun.e. Un.e autre encore pointe dans les masques le jeu des conventions sociales : « c’est la caricature de la manière dont on se comporte en société, entre échanges sincères et d’autres plus conventionnels… nous sommes impliqués en tant que spectateur.rices car elles nous regardent fixement ».
Pour accompagner la transformation du regard, le duo offre des tonalités délicates invitant au déplacement des frontières… « Le fauteuil présent dès le début, perd son aspect fonctionnel pour devenir un partenaire de danse pour Anne-Catherine »… il devient le creuset de nouvelles inventions artistiques … A d’autres moments, c’est la virtuosité qui nous éblouit : « tant de prises de risques de Lila avec la vitesse du fauteuil, c’est saisissant ! » Enfin, le ruban de chantier convoque l’espace public, dans lequel il ébauche des courbes - entre arabesques et écriture - qui pourraient porter la réponse espérée. Par la force de sa propre détermination, Lila, la danseuse qui échappe aux normes dominantes se saisit du ruban et le fait disparaître le ruban en l’avalant : « la clôture devient émancipation ».
L’invitation à transformer le regard porté à l’extérieur, se double d’une invitation à revenir à soi : « de cette rencontre est née chez tous et toutes un trouble, nous devons réfléchir à ce que nous tenions pour acquis, nous devons respecter la présence différente et singulière de chacun·e. Accepter sa propre vulnérabilité pour pouvoir être rencontré·e ».
La rencontre a eu lieu, l’émotion en était le signe palpable… émotion de se retrouver ensemble dans une forme augmentée d’égalité et de liberté.
Le souffle
Les corps entremêlés
Formes sans cesse réinventées
Tendresse
D'une sensorialité en dehors des cases.
L'orage gronde au dehors
Bientôt chassé par le rire qui les traverse
Et aussitôt se répand, comme une traînée de poudre
Plonge dans quelque chose de plus animal
Souvenir de l'enfance, et de son désir de tout explorer
Pourquoi a-t-on oublié ?
Puis le tempo s'accélère
Les corps à l'affût se rapprochent et puis s'éloignent
Les rubans sont posés, comme autant de limites molles et absurdes
Les yeux menaçants tracent des lignes plus perçantes encore
Mais la danseuse se moque des lignes
Le ruban est mâché, avec une moue effrontée
Saying « I don't give a fuck »
La limite devient son étendard
Photographie de détenues, le temps de se trouver plus libre encore
La ligne est brisée
L'espace est ouvert et grand.
La lumière est tamisée, le son est déjà présent.
Les deux danseuses n’attendent pas : elles vivent déjà quelque chose.
Elles sont ensemble et ne dansent pas pour nous, pour le public, mais avec notre regard. On arrive sans avoir l’impression d’interrompre, on est invités à rejoindre un moment intime, qui a déjà commencé.
A défaut de les rejoindre sur scène, on partage le moment par les sons.
Lorsque la bande-son s’interrompt, on entend leurs souffles intenses, et on retient le nôtre. Puis elles rient. Sentant qu’on a le droit, on rit aussi, on rit avec elles, on manifeste, pour la première fois, qu’on partage ce moment aussi.
La dissociation survient : les visages ne rient plus mais le rire continue.
Le son des corps se mélange à la bande-son. Ils se déplacent ensemble.
On ne sait pas qui est qui : le sol les met sur un pied d’égalité.
Le sol crée aussi un rapport direct avec l’espace, une aisance est ressentie.
La musique change alors, elle devient répétitive et tendre.
On retrouve quelque chose d’enfantin dans un jeu de doigts de la danseuse : elle figure, par une partie du corps, ce qui n’est pas figurable par une autre.
La musique s’arrête quand il est question de sortir du rectangle bleu.
Pour la première fois, on voit la différence : l’une des deux danseuses prend appui sur ses pieds. Pour la première fois, je comprends que j’avais oublié le thème du spectacle. Cela me rattrape, je me sens mal d’avoir oublié.
Puis, je me dis que là était peut-être l’intérêt de ce début.
Le fauteuil est chorégraphié et je vois différemment ce que je craignais d’oublier.
L’espace est partagé, elles courent.
Elles s’éloignent et reviennent l’une vers l’autre.
Elles vont de plus en plus vite et disparaissent, on attend qu’elles viennent encore, la musique continue mais la lumière s’éteint, un son du début reprend et il ne reste plus rien.
Dans l’atelier comme dans le spectacle, tout se passe avec humour et tendresse.
J’ai eu l’impression de rencontrer des gens que je ne connais pas.
Le workshop animé par Isabelle Brunaud et la compagnie Anqa réunissait quelques étudiant.es en danse du DNSPD3 et en musique de la classe d’improvisation générative autour d’un groupe de danseur.euses en situation de handicap.
Les deux moments ont révélé des affinités inattendues. Loin d’être simplement juxtaposés, « l’atelier s’est nourri du duo ». Loin d’être un atelier parmi d’autres, nous avons vécu un événement : « quelque chose s’est passé … quelque chose d’extraordinaire, de pas commun, de précieux ». Pourtant la démarche proposée aux étudiant.es danseur.euses n’était pas évidente au départ. Certain.es témoignent de leur appréhension : « lors des premiers ateliers, j’ai eu parfois du mal à oser y aller », « j’avais peur de mal faire, peur de faire mal aux personnes en situation de handicap », « j’ai senti une peur monter en moi ». Et puis la rencontre a opéré et un chemin s’est ouvert : « J’ai été surprise par la grande qualité de contact physique », « J’ai beaucoup aimé découvrir ces sacrés personnages, car ils étaient très drôles et parfois totalement libres face aux codes du spectacle. » Enfin à l’étonnement a succédé la confiance : « Je me suis laissée guider par mes partenaires dont l’assurance et la spontanéité m’ont rassurée ». Les étudiant.es présent.es sur le plateau ou dans la salle ont choisi des mots chargés d’une grande intensité pour qualifier ce chemin.
La joie : « J’ai expérimenté beaucoup de joie d’être ensemble dans la même direction » ou encore : « J’ai été très ému en regardant le workshop. Ce qui m’a marqué c’est une certaine insouciance, couplée avec beaucoup d’attention et de soin […] c’était très joyeux, simple et à la fois très poétique »
La grâce : « J’ai vécu un moment de grâce pendant la performance. Nous étions - un danseur timide ayant des difficultés à se mouvoir et moi-même - au milieu d’une dynamique de groupe intense à faire un long port de bras très lent. Nos bras s’entremêlaient, se tordaient, se caressaient, se poussaient. Comme une petite fleur qui éclot au milieu d’une jungle, nos corps si différents, se complétait divinement. Lorsque je dansais avec lui, c’était comme une nappe… »
L’intimité : « pendant le workshop, les musicien.nes et le public étaient placés dans un rapport d'intimité et non pas de voyeurisme. »
Loin d’avoir été une expérience ordinaire, l’atelier comme le duo a ouvert les regards, a fait tomber les peurs, a révélé les possibles, a fait éclore des désirs d’un monde plus vaste où art et citoyenneté se conjuguent…
L’envie de s’évader l’espace d’un instant
Ce chant de baleine qui caresse mes tympans
Laisse toi voguer dans ces quelques sons cuivrés
Et fabuler toutes ces douces vies rêvées
Kaléidoscope d’émotions réunies par un étudiant dans un collier de mots : Tendresse -Égalité -Joie -Élan -Rire -Diversité -Échange -Corps - Soi – Autre.
Par
Claire Audrain, Antonin Alzieu, Olivier Cuvelier aka Molly, Brune de Guardia, Timothé Guyot, Chiara Lou Huet Tournier, Maël Maréchal, Elisea d'Orazio, Haritina Razajavatono, danseur.ses ;
Tiana van Walleghem, guitariste, Mila Gostijanovic, pianiste ;
Flora Chervel, Elisa Constable, Oriane Delville, Hyacinthe Gambard, Alexandre Guérin, Marie Roumegas, musicologues.
Accompagné.es de leurs enseignant.es : Daniel Condamines, Anne-Catherine Nicoladzé et Sylvie Pébrier.