Le son du vivant
Mis à jour le 12 novembre 2024
Dans le cadre du dispositif doctoral SACRe – dont l’objectif est de favoriser les échanges entre sciences et création –, Florent Caron Darras a mené un travail de recherche sur les interactions entre la musique et son environnement. Alors que la question du rapport de l’humain à la nature se pose plus que jamais, nous l’avons rencontré pour qu’il nous parle des enjeux pour la composition musicale de s’ouvrir au vivant.
Vous étudiez l’ouverture de la composition musicale à son environnement. Que mettez-vous derrière cette expression, « s’ouvrir au vivant » ?
Florent Caron Darras
Par ouverture j’entends un mouvement conscient, une attention portée sur ce qui nous entoure, ce qui pour des musiciens se joue avant tout dans l’écoute. Poser le terme d’ouverture peut certes laisser penser qu’il y aurait des attitudes de fermeture, d’imperméabilité au monde environnant, ce qui à l’échelle de la vie entière d’un être humain, a fortiori d’un ou d’une artiste, n’est évidemment pas soutenable. Je crois que même les pièces les plus abstraites et les plus conceptuelles sont abondamment traversées par la vie et par l’autour. Cette opposition entre fermeture et ouverture ne vise donc pas à établir des catégories d’artistes et de pièces, mais plutôt à reconnaître que toutes et tous, nous n’écoutons jamais assez. L’ouverture à notre environnement, et j’entends par là tout environnement, qu’il soit social, urbain ou sauvage, même lorsqu’elle est revendiquée dans la démarche d’un ou d’une artiste, n’est jamais totale, jamais continuelle. Elle s’active à ce moment de la journée où l’on réalise que nous n’écoutons plus. Il faut donc être disponible, être si je puis dire « ouvert à l’idée de s’ouvrir », pour s’offrir la possibilité de ce moment de clarté, de ce sursaut qui appelle un acte. L’acte de l’attention, dans le temps présent, est un acte dénué de toute intention, de toute projection, de tout désir. Il y a ouverture parce qu’il y a disponibilité, parce qu’il y a observation sans jugement ni analyse. Il y a ouverture parce qu’il n’y a pas de séparation : nous sommes notre environnement et nous sommes le vivant. En composition musicale, certaines démarches ou certaines pièces travaillent plus volontiers cette question de l’écoute qui les précède et qui leur succède. Elles établissent une interprétation sonore d’expériences d’écoute vécues en dehors de la musique, jusqu’à parfois bouleverser des manières de sentir. Elles portent le témoignage d’une écoute ouverte pour en inviter mille autres.
Ce souci du vivant, cette préoccupation de la musique pour son environnement est-elle récente – liée à l’émergence d’une conscience écologique – ou plus ancienne ?
Florent Caron Darras
Des termes d’ouverture, de vivant et d’environnement, aucun n’est tout à fait ancien dans l’usage, puisqu’ils sont liés tous trois à un moment bien particulier, certes héritier de la pensée écologiste des années 1970, mais qui est surtout celui, actuel, du contact avec les termes d’urgence, de crise ou d’effondrement. Votre terme de « préoccupation » a d’ailleurs aujourd’hui un double sens qui le rend très juste. Cette ouverture à la diversité du monde vivant peut se trouver dans les travaux de jeunes compositrices et compositeurs comme Sivan Eldar, Samir Amarouch, Théo Mérigeau ou Bastien David. Il y a comme un phénomène de génération que l’on peut être tenté de relier aux préoccupations politiques contemporaines, surtout lorsqu’on y trouve un fort sentiment tragique (je pense à Asterism d’Alexander Schubert), tandis que d’autres continuent d’approcher le vivant avec angélisme et légèreté. Il y a bien entendu toute une histoire des relations entre musique et nature sur laquelle je ne pourrais sérieusement revenir en quelques lignes, mais il est intéressant de constater que sans remonter très loin, que ce soit chez John Cage, Pauline Oliveros, Olivier Messiaen, François-Bernard Mâche ou certains compositeurs spectraux, la question de l’écoute comme la question de l’environnement ne se sont pas toujours placées comme aujourd’hui sous le signe d’une sensibilité à la fragilité ou à la disparition, pas plus que dans une pensée critique du capitalocène.
Vous expliquez comment, à la Renaissance, l’apparition du concept de paysage met l’humain à distance de la nature. Cette séparation n’a-t-elle pas contribué à légitimer la prédation de l’humain sur le vivant ?
Florent Caron Darras
Cette théorie se trouve chez Philippe Descola comme chez Anne Cauquelin. Ils soutiennent que l’invention de la perspective et l’émergence du paysage pictural, cette vue encadrée et idéalisée du pays depuis la ville, ont contribué à l’objectivation de la nature à la Renaissance, laquelle objectivation serait à l’origine d’un rapport fonctionnel et conflictuel avec la nature. La nature (et l’on parle là très spécifiquement des lieux non bâtis, comme les forêts, plaines et océans, et non d’un ensemble de faits complexes qui devraient définir plus largement la nature) y est ordonnée, mise en scène, vue depuis un point fixe et distant, et le cadre du tableau constitue une limite spatiale face à laquelle un observateur se tient debout et se projette. Cette origine culturelle de la séparation nous permet avant tout de reconnaître que ce n’est pas l’entier règne humain qui a par essence un rapport de prédation sur la nature, mais que l’on peut voir les prémices d’un rapport problématique au vivant dans le tournant humaniste en Europe, dans un mouvement conjoint entre l’émancipation de la destinée humaine, la colonisation et le capitalisme marchand. Tout cela est vrai, mais il serait bien réducteur et simpliste de faire du paysage pictural une telle boîte de Pandore. En dehors de l’Europe de la Renaissance, des rapports de prédation et de destruction ont existé à divers degrés chez des peuples très différents – je pense notamment aux Mayas qui développaient déjà une agriculture intensive il y a 4 000 ans. Et François Jullien relate que nous trouvions déjà le concept de paysage chez les Chinois au IVe siècle, qui sans parler de perspective représentaient les montagnes et les rivières avec une gradation de plans, sans que cela n’ait pour conséquence une mise à distance de l’humain sur la nature. En revanche, la possibilité d’une jonction entre un mode de représentation et une conception du monde m’a intrigué au point de me poser la question suivante : qu’est-ce qui dans l’histoire de la musique attesterait au même titre que le paysage pictural d’une objectivation de la nature ?
Vous décrivez également comment, à certaines époques, la musique a voulu combler cette distance à la nature par une forme de mimétisme, en imitant les bruits de la faune par exemple…
Florent Caron Darras
L’imitation est l’un des outils dont dispose la musique pour référer à la nature, mais seulement lorsqu’il s’agit d’une nature sonore. Lorsque Debussy écrit La Mer en 1905, il n’imite pas le son de l’eau, mais il peint par le son le mouvement des vagues et l’immensité d’une étendue. La nature sonore est essentiellement celle des animaux (bien qu’il y ait la possibilité d’imiter d’autres bruits tels que le vent, avec par exemple l’éoliphone dans Alcyone de Marin Marais), et nous pouvons donc établir tout un bestiaire dans l’histoire de la musique écrite européenne. Pour prendre des exemples très connus, la fin du deuxième mouvement de la Symphonie n° 6 « Pastorale » de Beethoven (1808) ou le concerto pour flûte il gardellino de Vivaldi (1728) se posent à la fois comme imitations et comme évocations de chants d’oiseaux. Imitations car il s’agit de se rapprocher des profils mélodiques et rythmiques des chants du rossignol, de la caille et du coucou pour Beethoven, ou du chardonneret élégant pour Vivaldi. Évocations car la culture et le paradigme instrumental dominent les modèles à imiter : les chants d’oiseaux entrent dans un cadre tonal, tempéré et mesuré, et sont donc altérés au point de ne plus qu’évoquer les oiseaux. Cette discrétisation des fréquences et du temps est inhérente à la musique, et je trouve qu’elle pose une question fascinante lorsqu’il s’agit d’y faire entrer la nature. Précisément parce que le vivant échappe par essence à la quantification, au calcul et à la découpe, quoi que l’on en dise en notre époque de datafication généralisée. Par conséquent, c’est parce qu’une musique aussi tempérée et mesurée que la musique tonale est un système à fortes contraintes que toute représentation du vivant y est immédiatement décalée, y fait un pas de côté sur le réel. Ce pas de côté est le propre de l’art, mais il est parfois produit par une technique. L’avènement de l’enregistrement au XXe siècle va bouleverser ce rapport à la référence, en permettant aux artistes de faire entendre la faune sans l’interprétation instrumentale ni la discrétisation, mais avec d’autres contraintes qui sont autant d’écarts : techniques d’enregistrement, nombre de points de diffusion, etc. Au final, être au plus proche du modèle n’est jamais un effet recherché, et lorsque cette proximité est rendue possible par la technologie, la question de son articulation avec un matériau dans un discours demeure. On observe même que la musique électronique de synthèse, comme celle de Rashad Becker, de Matthias Puech ou d’Andrew Pekler, permet d’évoquer jusqu’à l’idée de faune avec des sons d’espèces qui n’existent pas.
Pourquoi avoir placé le temps au cœur de votre démarche ?
Florent Caron Darras
Je suis sensible à l’approche de la musique comme art du temps, bien qu’elle soit à la fois plein d’autres choses (art du son, art vibratile, art organologique, art de l’espace, etc.). Une partie de mon travail se déploie dans le domaine de l’enregistrement de terrain, en forêt par exemple. Au début de mes recherches, en organisant ma vie entre la pratique de ces terrains et la composition de musique instrumentale et électronique, il m’est apparu qu’il y avait comme un impensé dans le rapport entre musique et vivant, et que cet impensé se situait au niveau temporel. Mes enregistrements de terrain, bien entendu dépourvus de formes intentionnelles, n’avaient de valeur que dans un certain vécu, éprouvé dans une certaine longueur de temps. A contrario, la tradition du concert semble avoir déterminé un horizon d’attente quant à la durée des pièces et à leur développement. J’ai alors réalisé qu’un grand nombre de musiques se réclamant d’un rapport à la nature ne prennent généralement pas en compte la dimension temporelle du vivant, qu’il s’agisse de comportements rythmiques de certaines espèces ou de la durée d’une expérience d’écoute. Elles cherchent le plus souvent à imiter les bruits de la nature, mais en les insérant dans une logique temporelle propre à la discursivité musicale, dirigée avant tout par des relations de tension-détente, par la mélodie, par l’emphase, par des effets d’orchestration, etc. Or il me semble qu’un art du temps est le plus à même de prêter attention au temps de ce qu’il veut accueillir en lui. Et peut-être que « combler l’écart » commence ici : faire écouter un mode temporel qui nous est étranger. La domination et la prédation sur le vivant sont avant tout les conséquences sinon les conditions de notre système économique, mais tout un mouvement de pensée cherche à en expliquer la cause dans le défaut de notre rapport et de notre sensibilité à l’autre. Il y a certainement quelque chose à explorer dans les temporalités du vivant pour mieux le comprendre et le représenter autrement dans le domaine du son organisé.
Dans le cadre du programme SACRe, votre recherche a donné lieu à la création de plusieurs œuvres. Pouvez-vous nous en présenter quelques-unes ?
Florent Caron Darras
J’ai enregistré et analysé certains lieux pour faire quelques observations sur les rythmes des espèces qui les habitent. Mes principales observations sont celles de la microvariation et de la répétition de sons à équidistance relative de temps, que j’appelle quasi-isochronie, et que j’ai exploré pour la première fois dans Territoires, pour huit musiciens (2021). Dans Transfert (2022), j’ai utilisé un microphone 3D pour récolter les informations spatio-temporelles d’une forêt, approchée donc comme un système dynamique, ce qui m’a permis de remplacer les sons des animaux par des sons imaginaires. Les dix-neuf pièces composées pendant mon doctorat ont toutes pour point commun de ne jamais imiter les sons de la faune, et d’explorer chacune une question quant à la temporalité ou au rythme. Leurs matériaux sont imaginaires et abstraits, mais par le travail du temps elles transportent quelque chose d’une écoute environnementale. Elles sont aussi l’occasion de soulever quelques problèmes de notation, notamment parce que les rythmes du vivant sont, d’une certaine manière, non quantifiables, et qu’ils se situent dans une forme de « microtemps », à mi-chemin entre le prédictible et l’imprédictible, entre le mesuré et le non-mesuré, ou entre la répétition et la variation, une ambiguïté qui me fascine et qui est aussi à défendre politiquement aujourd’hui. Ces pièces engagent également une recherche formelle, il ne s’agit jamais de purs paysages sans direction, bien qu’elles explorent volontiers des temporalités assez étirées. J’aime le défi de réunir l’écoute contemplative et l’écoute structurelle.
Propos recueillis par Simon Hatab
Photo © Yurina NIIHARA