Le Chant de la Terre
Mis à jour le 25 septembre 2023
Comment l’art peut-il contribuer à une prise de conscience de l’urgence climatique ? Comment la création peut-elle nous faire sortir d’une forme d’anesthésie où nous refusons de croire ce que nous savons pourtant ? Est-il possible pour les artistes d’aujourd’hui et de demain de mettre leur carrière en adéquation avec leurs convictions écologiques ? Ces questions, nous les avons posées à Jean-Philippe Pierron, auteur de Pour une insurrection des sens : danser, chanter, jouer, pour prendre soin du monde. Rencontre avec un philosophe qui révèle l’importance du sensible dans la transformation de notre rapport au monde.
Comment avez-vous construit votre rapport à l’écologie et comment celui-ci vous a-t-il mené sur le chemin des arts ?
JEAN-PHILIPPE PIERRON
Cela s’est fait de manière continue, comme une lente montée au concept de quelque chose qui était de l’ordre du sentir, qui était là mais qui n’était pas nommé : se sentir vivant parmi les vivants. Je me suis progressivement aperçu que l’intime – il ne s’agit pas là de sensiblerie ni d’exhibition – a une dimension publique. Prendre au sérieux le sensible, c’est comprendre que c’est le sensible qui soutient notre consistance de sujet. Et pour qu’il y ait des résistances extérieures à la crise écologique, il faut des consistances intérieures.
Vous évoquez une crise du sensible… pourquoi ?
JEAN-PHILIPPE PIERRON
On fait souvent de notre moment de transition écologique et sociale une affaire de savoirs et de concepts (les sciences de l’environnement et les géosciences – il en faut) et un enjeu de devoirs et de préceptes (les questions normatives, éthiques et politiques). Mais on a atteint la limite du discours de l’expertise, d’une information impersonnelle et rationnelle. L’accumulation de chiffres produit une lassitude compassionnelle et il ne suffit pas de savoir pour devoir. Nous n’arrivons pas à croire ce que nous savons car nous sommes anesthésiés. Il nous faut donc aussi sentir pour résister à l’indifférence cynique, et pour que les informations deviennent des événements non seulement tragiques (ce qui me défait dans l’éco-anxiété) mais également dynamiques. Je propose de faire un lien avec les logiques qui produisent l’épuisement des ressources naturelles et l’épuisement des psychismes : nous sommes contemporains d’une terre qui brûle dehors et du burn out qui brûle à l’intérieur.
Dans la lutte contre cette extinction du sensible, quel peut être selon vous le rôle des arts ?
JEAN-PHILIPPE PIERRON
Notre sensibilité est attaquée par une culture de la production et de l’extraction, qui pense la nature moins comme une source que comme une ressource. Face aux enjeux, on a tendance à dire que les arts ne peuvent rien. C’est tellement fragile un coup d’archet, un geste de danseur ! La tentation est de dire que la seule réponse est un solutionnisme technique. Or je pense que le rôle de l’art est de faire exister un espace potentiel de jeu, de mettre du jeu dans nos réponses toutes faites, de laisser une chance à d’autres façons de raconter notre présence, de penser ce qui fait vibrer nos institutions. Et ainsi de considérer les dispositifs techniques comme dépositaires de manières d’imaginer le monde, comme théories matérialisées. Il y a du poétique dans les techniques ! Si ce qui dynamise la culture, c’est son rêve éveillé, les arts interviennent dans cette dimension la plus fragile qui est aussi la plus incandescente d’une culture : son noyau éthico-poétique.
Que peut-on attendre des institutions, est-ce qu’on peut encore leur faire confiance ?
JEAN-PHILIPPE PIERRON
La question des institutions est celle du changement d’échelle. Quand on passe du plus intime à une manière de faire monde, on passe de soi à plus que soi. Mais nous sommes les héritiers d’un rapport très sceptique à l’égard des institutions. Merleau-Ponty dit qu’on pense trop du côté de l’institution instituée et pas assez du côté de l’institution instituante 1 . L’institution instituée est marquée par le risque de la sédimentation, de la fossilisation, de l’homogène. Elle risque de se vider de sa substance et d’oublier ce pour quoi elle a été faite. Je trouve très belle son idée que l’on devrait penser l’institution du côté de l’enfance, au sens de l’enfantin, non de l’infantile… au sens de l’enfance comme espace de jeu. Parce que les institutions ont aussi une puissance inaugurale d’ouvrir. Quand on est dans une institution, est-ce qu’on a le courage de revisiter l’intuition initiale qui l’a fondée ? Qu’est-ce qu’on fait comme dit Ricœur des promesses non tenues du passé 2 ? Est-ce qu’on en ose d’autres ?
Aujourd’hui, on est dirigés par des algorithmes et en tant qu’artiste, compositeur·rice, musicien·ne, je me demande comment on peut rivaliser avec ça.
JEAN-PHILIPPE PIERRON
C’est là la question de la distinction entre le moi analogique et le moi numérique. On délègue aux machines la capacité de nous faire entrer au monde, mais il y a un inconvénient, c’est la désincarnation des affects. Une notification, c’est de l’ordre de l’information, ce n’est pas un événement. Il nous faut devenir les tuteurs de nos tutos. La fonction de tuteur dans sa présence sensible re-trouve la force créatrice du processus sous le figé du procédé algorithmé. La question du comment n’est peut-être pas résolue, mais je trouve très précieuse la perplexité du créateur : elle détourne les formes préformées des algorithmes, remettant de l’analogique dans la logique des calculs.
Ce n’est pas simple en tant qu’artiste de se confronter à la réalité. Certains projets entrent en contradiction avec nos convictions écologiques. On est au début de notre carrière : est-ce qu’on doit refuser certaines opportunités ?
JEAN-PHILIPPE PIERRON
C’est la question plus globalement des liens entre économie et écologie, deux mots qui ont pourtant la même racine. Elle se déploie sur plusieurs registres. Il y a la question de nos attitudes personnelles, celle des collectifs (compagnies, festivals) au sein desquels on gravite et celle du système économique global (l’industrie culturelle). Il ne faut pas opposer ces niveaux, mais se demander comment les articuler et identifier des leviers possibles entre eux. Chacun a un rythme propre. À l’échelle personnelle, c’est une question éthique : quel genre de femme, d’homme, d’humain je veux être ? À quelles concessions je suis prêt·e ou pas ? Cela ne peut pas se décréter pour l’autre. Cela suppose d’identifier quelles sont les vertus sur lesquelles je veux m’appuyer pour construire ma vie : le courage, l’attention, l’hospitalité, la justice… On voit bien que dans le monde tel qu’il va, si on oublie ces trois niveaux, si je veux être cohérent, j’étouffe, je fais ce que j’appelle un burn out militant. Je n’y arrive pas, je voudrais être pur… Très belle, cette posture n’est pas vivable sans la critique des logiques d’ensemble.
Les comportements écologiques dans l’exercice du métier de musicien·ne ou de danseur·se font souvent débat au nom de la cohérence.
JEAN-PHILIPPE PIERRON
Oui, le philosophe allemand d’origine coréenne Byung-Chul Han critique justement ce qu’il appelle l’esthétique du lisse 3. Il dit que nous vivons dans une culture qui ne veut pas du rugueux, des aspérités, de là où ça grince, là où il y a des dissonances, là où il y a des conflits d’interprétation. En fait, c’est la culture du logiciel et du numérique. Ce qu’il attaque, c’est Jeff Koons, les beaux objets brillants et lumineux. Et la critique du manque de cohérence encourage une lecture très pauvre de ce qu’est la délibération morale et la délibération collective, qui est faite de pluralité, de dissensus et de discussion. Le contraire de l’idéologie de l’expertise et ses réponses « po-lissées ».
En tant qu’interprète, j’ai parfois l’impression paradoxale que faire des choses sensibles n’est pas la manière la plus efficace de faire vibrer la sensibilité du public…
JEAN-PHILIPPE PIERRON
Quand vous commencez à jouer, un monde s’ouvre. Il ne s’agit pas de « représentation », cette expression est très gênante car elle met au dehors quelque chose dans lequel on est, qui est l’expérience d’une « pleine présence ». En fait ce que vous permettez qu’il advienne – quand ça se passe bien – c’est que les gens soient restitués dans leur être-là. En phénoménologie, il y a cette idée qu’il ne suffit pas d’être là, il faut « y » être. L’expérience du sentir, c’est être restitué dans la capacité de mon propre lyrisme par le geste de l’autre. C’est peut-être ça, l’ascèse de l’interprète au moment donné de l’exécution : parvenir à la dimension de distillation personnelle qui lui permette d’être le passeur de ce qui fait pour lui qu’il est au monde. L’efficacité du geste, ce n’est pas seulement la technicité. En ce sens, la singularité insubstituable qui se donne, et qui ne se donnera plus une fois qu’elle s’est donnée, n’est en rien une data !
On est vraiment à l’endroit de l’expérience qui nous intéresse dans l’interprétation en danse, c’est la sincérité du ressenti, l’état d’être au moment où l’on comprend et le geste et son esthétique.
JEAN-PHILIPPE PIERRON
Oui, l’humain est capable d’espace et ce qui nous assèche, c’est quand nous sommes empêchés dans notre capacité d’ouvrir des espaces par le quadrillage des vies. Dans la pluralité de ses expressions, au fond c’est ce que fait la danse comme poétique du sol : elle nous restitue dans notre capacité d’ouvrir des espaces.
Ces espaces sont aussi dans le rapport à l’autre dans la chorégraphie, le geste. Se rencontrer par la danse, se toucher, toucher le public, peu importe de quel côté de la scène on est… C’est beau quand le contexte permet de dépasser la technique et de le mettre au service des liens.
JEAN-PHILIPPE PIERRON
Oui, pour moi le défi est là. Instaurer une communauté sentie n’est pas une communauté politique. La porte d’entrée du sentir est puissante car elle n’est pas récupérable par l’idéologique. Il ne forme certes pas un programme politique, mais donne l’expérience qu’il est possible, avec des inconnus, de faire monde commun, d’être touché et de se toucher. Cette préfiguration-là a un sens. Par la dimension festive, elle préfigure une communauté politique… Et en période postcovid et post-rationalité instrumentale, le premier enjeu n’est-il pas de « faire… ensemble » ?
Propos recueillis par Annaëlle Bailly, Léa Chambon, Élisa Constable, Florent Caron-Darras, Lisa Fleury, Suzanne Henry, Clémence Houillon, Solène Le Minor, Sylvie Pébrier, Victor Rouanet, Céline Talon.
1 Merleau-Ponty Maurice, L’Institution, la Passivité. Notes de cours au Collège de France (1954 - 1955), Paris, Belin, 2003.
2 Ricœur Paul, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Seuil, 2003.
3 Han Byung-Chul, Sauvons le Beau, l’esthétique à l’heure du numérique, Arles, Actes Sud, 2016.