L'Art du présent
Mis à jour le 03 avril 2025
Invitée pour la première fois à diriger au Conservatoire, la cheffe d’orchestre allemande Ustina Dubitsky a rencontré l’autrice Penda Diouf qui a dressé son portrait personnel et professionnel.
Sur la vidéo des répétitions*, Ustina Dubitsky apparaît debout, surélevée sur une petite estrade de la taille d’une marche d’escalier. À côté d’elle, une autre femme l’accompagne. C’est Victoire Bunel, soliste mezzo-soprano. En face d’elles, les musicien·nes du Paris Mozart Orchestra sont assi·es, instruments en mains, regards tournés vers la cheffe d’orchestre et l’interprète. Tout le monde est habillé de noir. Cela permet, pour les spectateur·rices, de se concentrer uniquement sur la musique, sans être détourné par les interprètes qui n’en sont que les humbles médiums. Exercice étrange que cette répétition, avant un grand concours, celui de la direction d’orchestre organisé à la Philharmonie de Paris en mars 2022.
Ustina commence en français ses indications, continue en anglais. On l’imagine également diriger en allemand, sa langue d’origine. La musique commence pendant qu’elle égraine quelques mouvements, larges, doux et précis, aidée de sa baguette. Les partitions sur le pupitre attendent patiemment d’être tournées. Ustina Dubitsky s’arrête, donne de nouvelles indications. « On change de couleur pour cette harmonie, oui ? » Cette question rhétorique n’attend pas de réponse, hormis peut-être dans le suivi de la consigne, en musique.
Les trois lieder de Mahler reprennent. Victoire Bunel commence son tour de chant d’une voix assurée et qui monte haut. Cette dernière est face au public, lorsque Ustina qui dirige fait face à son orchestre, répartition des rôles transmise depuis des générations. C’est beau à voir, une direction d’orchestre de dos. Le corps droit qui s’agite au rythme de la mélodie, qui traverse des territoires auxquels eux seuls et peut-être l’orchestre ont accès. Où le corps devient instrument au même titre que la harpe, le piccolo ou le violoncelle.
Quelques regards attentifs et complices s’échangent avec la soliste. Deux femmes debout. Le visage accompagne le geste, parfois souriant et léger, aérien. Il se fait parfois plus grave, concentré, les traits fermés en fonction de la difficulté du passage à traverser, comme s’il portait en lui-même tous les soubresauts de la musique. Un gros plan du cameraman sur la main qui ralentit, comme une invitation à zoomer dans la vie d’Ustina Dubitsky.
Cette dernière a failli passer à côté de cette carrière de cheffe d’orchestre, qu’elle embrasse aujourd’hui avec succès. C’est à dix-sept ans qu’elle fait ses premières expériences de répétitions avec des groupes de cordes ou avec des orchestres. Elle ressent beaucoup de plaisir à cette nouvelle pratique musicale mais n’envisage pas totalement, au vu du niveau exigé, d’en faire sa future profession. De plus, il faut être excellent au piano et ce n’est pas l’instrument de prédilection d’Ustina, qui lui préfère le violon qu’elle commence à l’âge de quatre ans. Elle est malheureusement obligée, suite à des soucis d’articulations, de cesser les répétitions intensives.
Elle se souvient de ses premiers concerts. Au violon, elle se sent détachée de ce qu’elle fait. Son regard cherche dans la salle son professeur ou ses parents. Suffisamment à l’aise pour laisser son esprit papillonner. Au piano, elle a besoin d’être plus concentrée et n’a pas le temps de promener son regard dans la salle, en quête d’un regard amical et confiant.
Ses parents sont musiciens, férus de musique sans pour autant être professionnels. Sa sœur plus âgée pratique également.
Elle commence le piano à l’âge de cinq ans et suit régulièrement des cours privés pour apprendre à jouer des deux instruments. Elle s’entraîne sur le piano à la maison et chez une voisine qui est professeure. Plus tard, elle fréquente le conservatoire. Elle se rappelle également le chœur d’enfants de l’opéra de Munich, quand elle a six ou sept ans. Elle se remémore l’excitation en attendant d’entrer en scène, les costumes, les loges, le maquillage, les coiffures. Dans quelle mesure ces souvenirs d’enfance ont conduit Ustina Dubitsky sur le chemin qu’elle trace aujourd’hui ?
Elle se souvient avec une pointe de nostalgie et de tendresse des moments d’apprentissage joyeux, comme le chant ou les cours au conservatoire avec d’autres enfants. Mais aussi du travail à la maison, exigeant, rigoureux. Il n’y a pas de place pour aller jouer dehors le soir ou le week-end. Après l’école, les devoirs. Après les devoirs, l’apprentissage musical. C’est sa routine quotidienne. Il faut des années de travail et s’entraîner tous les jours, pour ne pas perdre ce qui a été difficilement acquis la veille. Et répéter, sans cesse.
Elle se rappelle cette fois où excédée, chez sa première prof de violon, elle se fâche. Cette dernière habite dans une grande maison et Ustina aime pourtant y aller.
Mais ce jour-là, Ustina bute peut-être sur les exercices. Elle rêve peut-être d’être dehors à jouer au soleil avec ses ami·es.
Ustina pleure.
Ustina jette le violon.
Ustina jette l’archet.
Ustina jette ses lunettes.
Ce n’est arrivé qu’une fois.
Que de travail et d’abnégation depuis.
À treize ans, Ustina a un nouveau prof. Elle apprend beaucoup et bien à ses côtés. Il l’ouvre à la littérature, à la culture. Un·e bon·ne musicien·ne doit pouvoir sentir les choses à défaut de les avoir vécues.
Est-ce qu’Ustina pense à tous ces moments en solitaire avec son violon, son piano, à déchiffrer les partitions avant de monter sur scène ? Quel type de stress l’anime aujourd’hui ?
Sur l’image, la cheffe d’orchestre s’arrête de nouveau, donne des indications précises au trombone sur sa seconde note. La seconde note est très spéciale. Elle insiste, chargée de ce qu’elle a entendu et traversé.
« Le trombone peut-il commencer plus doucement ? Je sais que vous êtes un trombone, mais jouez comme un cor plutôt ». Rires de l’orchestre. L’ambiance est détendue.
Les deux trombones reprennent seuls. « La seconde note uniquement. »
Ils soufflent.
Acquiescements de la cheffe d’orchestre.
« La couleur est belle. Maintenant respirez ensemble et ce sera magnifique. »
Parfait.
Ustina reprend un peu plus loin. Ce passage est comme le vent, qu’elle mime avec une torsion du buste et des bras. « C’est le vent. Rien de plus. »
Grande inspiration, elle continue.
L’écran se partage désormais en trois images : Ustina Dubitsky de face, devant son orchestre. De gros plans sur des musicien·nes dont les interactions avec la cheffe d’orchestre sont devinées. On ne la voit pas, mais les yeux, les bouches, les sourires réagissent à ses indications. Et un plan large sur tout l’orchestre, dans son ensemble.
Tout participe de la musique et peut-être que le corps entier de l’orchestre est pris dans les vibrations, les sons, comme les molécules d’oxygène composant l’air et le vent, pour reprendre la métaphore d’Ustina.
L’impression d’une douce tension, d’une concentration à l’écoute, d’une grande confiance dans les autres membres de l’équipage. Le corps s’avance, recule, s’anime et suit la houle de la musique. Tout semble facile et sans effort. De l’extérieur.
« On a besoin de cette couleur, la couleur des contes de fées », dit-elle et cela tranche avec la sobriété de la salle et des costumes de l’orchestre.
« Il n’y a pas de début et de fin à ces lignes », comme le vent.
« Du vent qui traverse les arbres. »
Fugacité de l’instant.
Suspension du présent.
Ustina Dubitsky étudie beaucoup, dans deux écoles différentes. C’est un professeur dans l’école de pédagogie, les études qu’elle a commencées, qui lui conseille de se diriger par la suite vers la direction.
En tout, sept années d’études de direction, encouragées par sa famille et son mari. Sa présence et le fait qu’il soit déjà en activité permet d’échapper à la précarité des débuts. Mais Ustina travaille malgré tout à côté. L’État fournit des bourses.
Elle passe son master à Zurich, son mari vit à Leipzig. Huit heures de train aller et huit heures retour chaque semaine pour poursuivre ses études et sa passion.
Quelle force de caractère pour continuer à franchir les étapes ?
Combien d’heures données à la pratique de la musique, passées loin de sa famille, de sa fille ?
Quelle énergie à déployer quand on exerce un métier si peu connu, où les hommes restent majoritaires ?
Le métier de chef·fe d’orchestre est difficile à définir. Pour les quarante jeunes de onze à dix-huit ans avec lesquels Ustina Dubitsky anime une masterclasse et à qui elle pose la question, il y a quarante réponses différentes. Toutes valables. « Si je suis cheffe d’orchestre, c’est de la musique de chambre. Mes instruments, ce sont mes mains et le son qui sort de l’orchestre. Je travaille avec les êtres humains et je leur propose une idée, un son, une histoire et on va la raconter ensemble », explique-t-elle en français.
Ustina parle du temps, de la dynamique. Il s’agit d’interprétation, d’invitations à partager ensemble. « C’est un métier très psychologique », ajoute-t-elle. « Seule avec soixante personnes, un ensemble, un orchestre, c’est à moi d’unir autour de la composition. »
À elle d’être la traductrice de la partition, de trouver les idées qui s’agitent en creux entre les clés de sol et de fa. « Est-ce qu’il y a un fil rouge, une histoire derrière ? »
« C’est aussi une création d’atmosphère pour nous et pour le public. Ce qu’on fait sans public n’existe pas. Le public parfois fait partie de l’ambiance avec l’orchestre, par sa concentration et son écoute. Il aide à performer et à vouloir donner. »
À la Philharmonie, elle reprend justement avec l’orchestre.
« Reprenons la 26, juste pour être sûr qu’on est ensemble. »
« Si on pouvait essayer d’écouter comment Victoire organise son diminuendo et ensuite, on pourrait juste s’adapter à elle, ce serait super. »
« Il suffit juste d’être un peu plus au présent. »
Pour Ustina Dubitsky, qui vit sa deuxième saison en tant que cheffe d’orchestre professionnelle, cela reste un métier instable. « Les raisons pour lesquelles on est invité sont très subjectives, on ne peut pas mesurer. On est dépendant du goût, du quotidien […]. On a l’impression que c’est le moment pour les femmes cheffes d’orchestre », ressent-elle.
Est-ce là aussi un effet de mode ou des propositions uniquement liées au travail artistique ? Dans ce milieu où il faut faire preuve d’autorité, de confiance, d’audace, guider un collectif, comment se sentir légitime ? Il y a toujours ce doute. Est-on embauché parce qu’on est une femme ou du fait de son talent ?
Mais Ustina ne veut pas se résumer à son genre, être restreinte par la tendance, la mode ou des choix politiques. Elle souhaite continuer à se concentrer sur son travail, construire sa carrière petit à petit. Tout jouer sur un concert, tout donner, comme si c’était la première ou la dernière fois. Être sur le fil.
Si elle devait donner des conseils à celles et ceux qui souhaitent embrasser cette carrière, elle insisterait sur la solitude du métier. Elle préviendrait de la fatigue liée aux répétitions et aux concerts, aux déplacements, aux voyages. Elle conseillerait de faire attention à la pression, de ne pas la laisser s’immiscer et contrôler les émotions. « Les réflexions de l’extérieur sont parfois déplacées ou injustes. » Il faut savoir garder son cap, sa propre justesse. Elle élargit la comparaison aux métiers artistiques, où le travail est jugé publiquement. Elle dit en riant qu’un bon thérapeute n’est pas de trop pour comprendre son fonctionnement et travailler sur soi.
Faire le travail sereinement, c’est important.
Et côté pratique, il faut bien s’entourer. Aller voir des personnes, chercher une bonne école, un·e bon·ne professeur·e, suivre des répétitions quand c’est possible. Il est important de « se créer un entourage, sain et bienveillant, avoir un refuge dans lequel on peut se permettre de revenir. » Et prendre le temps pour des gens qui nous font du bien.
Justement, en dehors de la musique, qu’est-ce qui fait du bien à Ustina Dubitsky ?
En dehors, elle aime être à la maison, prendre le temps d’aller à l’aire de jeux avec sa fille ou la chercher au jardin d’enfants, voir des ami·es. Elle admet être parfois épuisée quand elle rentre et ne pas toujours avoir l’énergie d’organiser quelque chose.
« Mais ça peut se faire de façon spontanée, comme aller manger une glace. »
Sa fille rentrera en août prochain à l’école et cela sera une nouvelle étape dans la vie de famille.
Être artiste
Être femme
Être mère de famille
Rester au présent à chaque fois.
En attendant, Ustina Dubitsky donne ses dernières recommandations à l’orchestre avant de commencer le concours.
Derniers regards de confiance et d’encouragement.
En mars 2022, Ustina Dubitsky gagne le « Prix de l’orchestre » lors de la compétition organisée à la Philharmonie de Paris avec le Paris Mozart Orchestra, ajoutant une nouvelle récompense à son palmarès.
*Répétitions pour le concours de direction La Maestra, organisé à la Philharmonie de Paris avec le Paris Mozart Orchestra.
Penda Diouf
Avant-Scènes23 avril 2025 à 20h Philharmonie de Paris – Cité de la Musique, Salle des concerts |
Photo : Ustina Dubitsky © DR