À la vie, à la mort
Mis à jour le 04 mars 2025
Il est des opéras qui permettent de retracer l’évolution d’une carrière. Ainsi, dans Le Nozze di Figaro, Dorothea Röschmann a interprété la jeune Barbarina en 1995, Susanna dans les années 2000, la Comtesse en 2006 à Berlin et à Vienne, pour finir par camper magnifiquement la rusée Marcelina. Interviewée à propos de la « folle journée », la soprano déclarait : « C’est avant tout une question de développement vocal : Susanna était le bon rôle pour moi pendant des années. J’ai fait mes adieux à ce rôle au Metropolitan Opera avant de chanter ma première Comtesse, avec Barenboim, au Festival de Ravenne. » Les rôles des Nozze di Figaro accompagnent les chanteur·ses tout au long de leur parcours et ont un impact profond sur leur vie. Dire adieu à Susanna pour devenir la Comtesse, c’est marquer un tournant. Susanna, la comtesse, Figaro, le comte sont plus que des personnages : ils sont des piliers, des références musicales si puissantes que celles et ceux qui les chantent vivent et grandissent avec eux. Ils sont d’une richesse infinie et des compagnons de vie. Cette saison, Mariame Clément met en scène les étudiant·es du Conservatoire dans la production de Mozart aux côtés du chef d’orchestre Paul Daniel. Les chanteur·ses feront alors leurs débuts dans des rôles qui les suivront probablement toute leur vie. Mariame Clément les guide dans cette rencontre et propose de leur livrer les clés de cette œuvre déterminante.
Comment est né le projet de monter Les Noces de Figaro au Conservatoire ?
Mariame Clément
Cela fait longtemps qu’Émilie Delorme et moi avons envie de travailler ensemble. Cette saison, elle a choisi d’entreprendre un projet de grande ampleur avec Les Noces de Figaro. J’étais heureuse d’accepter car c’est une œuvre que je connais très bien, que j’ai déjà montée en Allemagne… et que je vais remettre en scène au Festival de Glyndebourne. Mon but est ici de me concentrer sur la direction d’acteur. Une mise en scène des Noces au Conservatoire n’est pas le lieu d’un projet lourd – financièrement, mais aussi visuellement et conceptuellement. L’œuvre de Mozart est l’héritière, à travers Beaumarchais, d’une tradition de commedia dell’arte : on pourrait monter Les Noces seulement avec quelques chaises (ou du moins un fauteuil). Sans être totalement minimalistes, nous avons pris le parti, avec la scénographe Clémence Bezat, d’opter pour un décor léger et fluide. Je ne veux pas écraser les étudiant·es sous un concept qui prendrait trop de place, mais plutôt explorer avec eux des personnages qu’ils et elles croiseront de nombreuses fois dans leur future carrière. J’aimerais les armer pour qu’ils et elles puissent se confronter plus tard à différentes interprétations, plus ou moins conventionnelles. C’est à cet endroit que j’ai l’impression de pouvoir leur apporter quelque chose.
Comment travailler selon vous ce jeu d’acteur·rice ?
Mariame Clément
Il y a, dans Les Noces, une manière unique d’aborder le rapport entre la musique et le texte. C’est pourquoi, dans un premier temps, je souhaite m’attarder sur les récitatifs. Encore trop souvent dans les productions, les chanteur·ses négligent les parties de récitatifs. Souvent, ils et elles se dépêchent de les réciter pour s’en débarrasser ou donner l’impression que le texte est vivant. À l’inverse, ils et elles peuvent aussi avoir tendance à ralentir le débit pour le donner à entendre, ce qui n’est pas pertinent non plus. J’aimerais leur montrer qu’avec une même notation musicale, on peut dire le texte de mille manières différentes, en mettant du poids sur tel ou tel mot, en faisant ressortir tel ou tel élément syntaxique, en pensant l’enchaînement des phrases. Il ne s’agit pas de décider arbitrairement d’un tempo ou d’un débit, mais de comprendre la construction du texte : pourquoi telle phrase vient après telle autre, quels sont les connecteurs logiques ou alors, quand ils font défaut, où est la logique implicite du texte. Il faut reconstituer la pensée derrière les mots : le tempo d’un récitatif n’est qu’une conséquence de cela. Le travail sur le texte des airs est d’ailleurs exactement le même.
Comment allez-vous aborder les récitatifs ?
Mariame Clément
Pendant une semaine, en amont des répétitions, nous travaillerons à la table en lisant intégralement le texte – récitatifs, airs et ensembles. C’est toujours le point de départ, mais c’est vraiment essentiel pour Les Noces. L’intrigue est très compliquée si l’on commence à la décortiquer en détail, et les stratégies des personnages changent au fil des actes. Je veux m’assurer que toutes les situations soient comprises. L’histoire des Noces tourne autour de portes, de clés et de papiers. Encore s’agit-il de bien savoir quelle porte, quelle clé, et surtout quel papier, quel billet et quelle lettre ! On se rend parfois compte que même des chanteur·ses chevronné·es n’ont pas tout compris, bien qu’ils et elles aient chanté l’œuvre plusieurs fois.
On a souvent tendance à regretter la pièce de Beaumarchais quand on lit le livret de Da Ponte …
Mariame Clément
Je ne suis pas d’accord. Un livret n’est pas une pièce de théâtre et il n’est pas un sous-produit. Il appartient à une autre forme. La pièce de Beaumarchais se suffit à elle-même. Mais un livret d’opéra est incomplet par essence car il a besoin de la musique pour exister. C’est pourquoi le livret de Da Ponte est parfait car il est absolument en cheville avec la musique de Mozart. Dans Les Noces, ce qui manque de Beaumarchais, on le retrouve chez Mozart.
Que souhaitez-vous transmettre aux étudiant·es ?
Mariame Clément
Par ce travail sur le texte, je souhaiterais que les étudiant·es arrivent à s’approprier la langue de Mozart. Qu’ils et elles puissent assimiler la logique de la langue à tel point qu’elle devienne instinctive. J’aimerais aussi apprendre aux étudiant·es que le travail de mise en scène est fait main dans la main avec le ou la chef·fe d’orchestre. Les chanteur·ses sont encore trop souvent conditionné·es à penser la mise en scène et la direction d’orchestre comme deux forces contraires, voire conflictuelles. J’aimerais les armer contre ce cliché qui a la peau dure. Une collaboration peut être fructueuse et joyeuse. Un·e metteur·se en scène donne parfois des indications à première vue contradictoires avec celles du chef ou de la cheffe d’orchestre, ce qui met les chanteur·ses dans une situation inconfortable. Or dans l’immense majorité des cas, ces indications sont en réalité compatibles. Il y a mille manières musicales d’exprimer un même sentiment (pour prendre un exemple simple, on peut chanter la colère fortissimo ou pianissimo : il suffit de le décider). Le travail de l’interprète est précisément de traduire et fusionner ces indications musicales et dramatiques, de se les approprier, et de leur donner vie. Encore faut-il se libérer de la culture du conflit.
Que représentent Les Noces dans votre carrière et votre vie personnelle ?
Mariame Clément
Les Noces sont la base. Elles sont la bible de l’opéra. Cette œuvre est un tournant dans l’histoire du langage d’opéra tel qu’on le conçoit encore aujourd’hui. Mozart et Da Ponte portent à son apogée une forme inventée au temps de Monteverdi, et qui se développera dans d’autres directions après eux. Personnellement, j’ai vraiment l’impression de connaître les personnages et de les redécouvrir sans cesse. Pour les chanteur·ses c’est la même chose : dans le monde de l’opéra, les personnages des Noces sont des référents communs. Ils nous accompagnent dans nos vies et je dirais même qu’ils existent dans nos vies.
Propos recueillis par Solène Souriau
Le Nozze di FigaroDu 11 au 17 mars 2025 |
Photo © Corinne Mercadier, Une fois et pas plus 43, 2000. Galerie Binome