La scala di seta - Les coulisses de l’opéra
Mis à jour le 10 juin 2020
Entretien avec Ludovic Lagarde, metteur en scène et Marco Guidarini, directeur musical.
Musique de Giochino Rossini
Livret de Giuseppe Maria Foppa
Une fois par an, le Conservatoire de Paris propose, avec la Philharmonie de Paris, une grande production lyrique qui rassemble tous les talents de l’école. Dirigés par des grands noms de la scène internationale de l’opéra, pour la direction musicale comme pour la mise en scène, ils abordent tous les aspects du processus de création, dans des conditions professionnelles.
Gioachino Rossini, maître italien de la comédie, a débuté sa carrière par un ensemble de farces écrites pour Venise.
Elles s’inscrivent dans la tradition des intrigues amoureuses de la Commedia dell’arte, où les jeunes amants bravent les interdits des vieux barbons et se retrouvent nuitamment en grimpant le long d’une échelle de soie.
AU-DELÀ DE LA LÉGÈRETÉ - Entretien avec Ludovic Lagarde, metteur en scène
Le dernier opéra que vous avez mis en scène était Les Noces de Figaro de Mozart et vous avez monté récemment La Collection de Harold Pinter au Théâtre national de Bretagne. Quels liens unissent votre travail au théâtre et à l’opéra ?
Le travail de préparation est le même.
Enfin presque. La réflexion sur l’œuvre se fait un peu de la même manière. Tout part d’un texte, du contexte historique.
Il s’agit de définir une esthétique, de rêver un espace, de réfléchir aux personnages, même si l’opéra possède une dimension supplémentaire du fait de la musique.
Le livret de L’Échelle de soie est tiré, parfois par simple traduction, d’un opéra comique de Gaveaux sur un texte de Pansard. Composée par Rossini en Italien, l’œuvre est aujourd’hui montée à Paris. Que vous inspire ces échanges culturels France-Italie ?
J’en ai parlé avec le chef d’orchestre Marco Guidarini puisqu’il se trouve que nous sommes l’un français, l’autre italien. Cette relation entre la France et l’Italie commence il y a longtemps : à l’opéra, le grand exemple serait Lully, par lequel je suis venu à ce genre.
L’Échelle de soie découle effectivement d’un livret d’opéra comique français mais un compositeur italien s’en empare et n’en prend qu’une partie, puisque son librettiste compresse le texte, le contracte et supprime beaucoup d’éléments de contextualisation. Il en résulte quelque chose d’assez riche en terme d’hybridation. Les allers-retours entre la France et l’Italie sont nombreux, en particulier au XVIIIe siècle, mais ces transferts culturels commencent dès le XVIIe siècle. Les influences de la commedia dell’arte, la comédie italienne et des comédies à la française – Molière, Marivaux – sont très importantes. Le personnage d’Arlequin vient de la commedia dell’arte, mais il évolue beaucoup. Chez Marivaux, de simple valet il devient un personnage plus profond, au sein d’une société qui change avec l’avènement de la bourgeoisie, son émancipation, puis la Révolution française. On retrouve tout cela au début du XIXe siècle, comme un reste de l’époque précédente. Rossini commence donc avec quelque chose qui se finit. Il n’en prend que l’écume, ce qui est actuel pour son temps.
L’intrigue, avec cette situation de la pupille mariée à l’insu de son tuteur, est tout sauf originale et tient du vaudeville, avec ses quiproquos et ses personnages dissimulés. Comment interpréter cette apparente légèreté ?
Au départ, le livret m’a posé quelques problèmes. Si chez Molière, Marivaux ou Goldoni, on trouve des ancrages sociaux, économiques ou politiques, ici pas du tout. On semble voler à la surface des choses. Certains personnages sont à peine esquissés.
Par exemple Dormont, le tuteur, incarne ce qui reste du personnage du père et du tuteur – à la surface. Il y a très peu de développements psychologiques.
Si les personnages ont peu de relief, à quoi s’attache le metteur en scène dans la direction des chanteurs ?
J’ai opéré une réflexion globale et historique sur l’époque pour laquelle Rossini a écrit ses premiers opéras : une musique fraîche, nouvelle, qui prend place dans l’ancien monde, celui d’un cadre hérité de la période précédente.
Cela m’a fait penser subitement au cinéma de la Nouvelle vague et plus particulièrement à Une femme est une femme (1961) de Jean-Luc Godard avec Anna Karina, Jean-Claude Brialy et Jean-Paul Belmondo. J’ai revu ce film et je me suis dit que je tenais quelque chose. Chez Godard, cette période qui va de 1959 à 1965 a quelque chose d’extraordinaire. Ces films contiennent une forme de superficialité étonnante, mais aussi une inventivité, une créativité et une liberté, une volonté d’émancipation. Beaucoup de sujets tournent autour de la question amoureuse, du trio amoureux, de l’émancipation des femmes mais dans un monde qui reste celui d’avant Mai 68, dans des appartements lambrissés, des cafés, dans un Paris qui est encore celui de l’avant-guerre. Les personnages sont encore habillés comme leurs parents.
Quelque chose subsiste de l’ancien monde, avec à l’intérieur une jeunesse qui s’en émancipe. Avec Mai 68, une véritable révolution de mœurs se produit, on ne s’habille plus de la même façon, les coiffures se transforment, l’esthétique évolue. On sort de l’époque de l’après-guerre qui était encore celle de l’entre-deux guerres, de la fin du XIXe, avec encore un peu de XVIIIe siècle !
J’ai pensé qu’il y avait là une piste intéressante. Par ailleurs, si l’on « écoute » de près Une femme et une femme, on entend presque des récitatifs.
Comment avez-vous pu partager cet esprit de la Nouvelle vague avec les jeunes chanteurs du Conservatoire ?
Pendant les quelques jours de préparation du mois de décembre, je leur ai montré certains films : Masculin Féminin (1966) et Une femme est une femme (1961), qu’ils ont découverts.
On aurait pu faire beaucoup plus.
Ces films ont déclenché pas mal de réactions et suscité un esprit qui me semble assez juste. Quelque chose sonne, résonne avec L’Échelle de soie.
Comment sont traitées les relations amoureuses, sachant que les amants sont déjà mariés secrètement ?
On est encore dans la convention.
Le plus souvent, on a affaire au trio habituel : la femme, le mari, l’amant.
Dorvil est tellement jaloux qu’il veut à tout prix que Blansac épouse Lucilla, ne serait-ce que pour se protéger, pour être sûr que Giulia va continuer à lui appartenir. Mais ces jeunes gens mariés secrètement sont obligés de vivre une vie d’amants, ce qui donne un certain piquant à leur relation. En même temps, les années 1810-1812 représentent les prémisses du romantisme, même si, dans le domaine musical, celui-ci s’exprimera un peu plus tard. On pense à Stendhal : à la fois pour le roman français et pour sa Vie de Rossini. Le bel canto rossinien possède quelque chose de plus romantique que ce que véhicule le livret. C’est vrai de certains passages du rôle de Dorvil mais aussi de Germano, le valet. On trouve un peu cela chez Godard également : les trios du divertissement et par-dessus, une voix off qui lit du Goethe ! Là encore, quelque chose d’un peu hybride. Ces années 1810-1820 coïncident avec la période de l’Empire, de Napoléon en Italie, alors qu’en même temps, en France, la
Terreur date de vingt ans à peine : une époque en mouvement, très complexe.
L’Échelle de soie reflète aussi cela.
Dans quelles temporalités avez-vous situé votre mise en scène, entre un mobilier XIXe qui évoquerait plutôt le temps de Rossini et des costumes plus actuels ?
J’ai voulu une sorte d’assemblage : que l’on soit dans un monde ancien, avec ce mobilier un peu vintage, mais dans une mise en scène tout à fait contemporaine. Un mélange entre ce petit salon emprunté à la réserve de décors de l’Opéra Bastille – avec son canapé rose et ses cabriolets qui auraient tout à fait leur place aujourd’hui dans un magasin de haute couture – et des costumes actuels.
L’atmosphère n’est pas très éloignée de celle des Noces de Figaro (1786) que vous avez mises en scène à Strasbourg, mais sans l’arrière plan socio-politique induit par Beaumarchais. Diriez-vous qu’il y a quelque chose de l’opéra buffa mozartien dans L’Échelle de soie qu’on a souvent comparé au Mariage secret (1792) de Cimarosa ?
On a beaucoup parlé des Noces, et du tempo dramatique qui remonte sans doute à Goldoni. Dans L’Échelle de soie, une maîtresse femme, Giulia, se trouve au centre de l’action : elle mène son monde, résiste aux hommes et aux pressions sociales. Cet espace a quelque chose d’une auberge qui fait peut-être la différence avec un salon français : un côté Locandiera façon Goldoni, mais aussi Mademoiselle Julie à la Strindberg, avec ce Majordome très pressant.
Sur le plan du décor, vous avez imaginé cette cabine hexagonale qui permet aux différents personnages d’assister cachés à ce qui se passe dans le salon.
Je voulais trouver une solution un peu plus poétique ou fantaisiste, onirique, au simple vaudeville, avec ses portes qui claquent. Il se dégage de la musique quelque chose d’un peu plus lyrique, qui permet d’aller ailleurs.
Antoine Vasseur a trouvé une photo d’une sorte de cabine d’essayage, avec des rideaux que l’on peut fermer, qui est en même temps ajourée afin qu’on puisse regarder. Finalement, il y en aura quatre sur scène, ce qui va permettre un peu plus de mouvement.
Les jeunes chanteurs de cette production ont à peu près l’âge de Rossini au moment où il a écrit L’Échelle de soie. Quels sont leurs atouts ?
En leur montrant des films de la Nouvelle Vague, en ramenant les choses vers aujourd’hui, j’essaye de faire en sorte qu’ils s’en emparent et investissent leur propre fantaisie dans leur jeu. Quand on travaille ce répertoire, on risque de le renvoyer à une vision un peu muséale, archétypale, qui pour moi n’a pas tellement de sens. On joue beaucoup de répertoire à l’opéra, mais à un moment, il faut le rendre vivant, donner l’illusion qu’il a été écrit hier. S’emparer des archétypes pour en donner une vision contemporaine, avec des corps d’aujourd’hui, constitue un très bon exercice pour les jeunes chanteurs. Afin que cette énergie, cette fraîcheur, cet engouement qu’il y a dans l’œuvre se manifestent.
Avez-vous eu l’occasion d’échanger avec le chef d’orchestre sur vos conceptions respectives de cette œuvre et comment pensez-vous les relations entre direction d’orchestre et mise en scène ?
En ce moment, nous en sommes aux répétitions scène-piano. Marco Guidarini était avec nous la semaine dernière et il s’est montré très actif, notamment dans la manière de travailler les récitatifs qui demandent beaucoup d’activité, de relief, pour être vivants. L’interprète doit infléchir, rebondir, et l’intervention du chef a été très précieuse sur ce point. Lui se situe plus dans la musique, dans le répertoire, moi plutôt dans la contemporanéité. Il voit plutôt l’œuvre comme une comédie italienne découlant de la commedia dell’arte, moi plutôt à la française. Nous sommes assez complémentaires au sens d’une entente cordiale franco-italienne !
Propos recueillis par Lucie Kayas
« TUTO NEL MONDO È BURLA » - Entretien avec Marco Guidarini, direction musicale
L’opéra L’Échelle de soie de Rossini (1812), écrit alors qu’il n’est âgé que de 19 ans, semble déjà annoncer son futur Barbier de Séville (1816), tant par la rapidité de l’action que par la musique qui sait manipuler les émotions du public (la construction par paliers, l’accélération, les montées en crescendo). Comment définiriez-vous cette œuvre de jeunesse et quelles sont les différences ou les ressemblances avec le Barbier de Séville ou d’autres œuvres plus tardives de Rossini ?
Certes, il s’agit d’une œuvre de jeunesse mais elle marque un avancement dans la direction d’un nouveau réalisme comique qui trouvera rapidement sa dimension définitive dans L’Italiana in Algieri (1813). Le Barbier de Séville se ressent spécifiquement du livret de Sterbini, tiré de Beaumarchais.
Cette farsa en un acte n’est pas si souvent donnée dans les grands théâtres d’opéra, notamment à cause de sa brièveté. Ne nécessitant qu’un décor unique et de six chanteurs, L’Échelle de soie peut donc être montée facilement. Cependant, ce n’est pas un ouvrage facile. Son ouverture met en valeur la virtuosité des instruments solistes comme le hautbois, la flûte ou les violons, sans parler des parties des chanteurs. Quelles sont les principales difficultés de cette partition ?
Très certainement, l’ouverture est caractérisée par une virtuosité remarquable, surtout pour les instruments de la petite harmonie.
Le hautbois et le cor anglais sont sollicités d’une manière très intéressante qui annonce déjà l’écriture typique rossinienne de futures ouvertures.
La grande difficulté de la partition consiste à garder cette légèreté et cette élégance qui doivent toujours rester au service de la souplesse dramatique.
Avez-vous déjà eu l’occasion de diriger L’Échelle de soie ? Si non, comment appréhendez-vous une nouvelle partition, quelles sont vos méthodes de travail ? Si oui, comment revenez vous vers une oeuvre déjà abordée auparavant ?
Au fil du temps, j’ai beaucoup dirigé Rossini mais jamais La scala di seta, un vrai joyau très rarement joué.
Le vocabulaire rossinien y est presque déjà tout entier, et il appartient si bien au style du compositeur qu’on ne peut pas le confondre. Une longue fréquentation des ouvrages de Rossini m’a permis de constater une grande unité de son langage musical, un peu comme dans le théâtre mozartien.
Étudier une nouvelle partition rossinienne vous porte toujours à l’intérieur de son univers, et sa connaissance se fait par stratification et familiarité, comme pour une langue parlée. Reprendre la partition du Barbier de Séville pour la vingtième fois est une expérience formidable, comme chaque fois qu’on se rapproche d’un grand classique. Il se présente toujours sous une nouvelle forme grâce aux chanteurs, à la couleur spécifique de l’orchestre, au regard de la mise en scène... et à votre propre sens de l’humour, qui change aussi avec le temps.
Si, au début de l’opéra, la musique exprime brillamment l’ambiance de cette folle journée, le caractère musical des personnages n’est exploité que plus tard dans la partition. Comment pourriez-vous décrire musicalement chacun d’eux (Guilia, Dorvil, Germano, Blansac, Lucilla, Dormont) ?
Tous les personnages de l’opéra buffa italien sont d’une manière générale enracinés dans les masques de la commedia dell’arte. On pourrait dire qu’il s’agit de masques humanisés, de figures théâtrales qui deviennent caractéristiques pour certains personnages. Pratiquement dans tout le répertoire buffo belcantiste, on retrouve la jeune promise (Giulia est ici déjà mariée, en secret), le jeune amant (un mari incognito, Dorvil), un tuteur intrigant (Dormont). En plus, dans La scala di seta, nous avons un deuxième prétendant (le séducteur fanfaron Blansac) et une deuxième figure féminine, Lucilla, qui fait penser par moment à la Berta du Barbier du Séville, mais aussi à Dorabella de Così fan tutte (Mozart).
Le personnage le plus étonnant est certainement celui de Germano, serviteur un peu gauche, comme un Arlecchino lunaire, mais qui est aussi, quelque part, proche de Figaro.
Du point de vue vocal, ces distinctions correspondent vocalement à leur typologie, avec le « plus » authentiquement rossinien de la virtuosité, de la joie ou de l’expression vocale tout courte.
L’Échelle de soie bénéficie de deux grandes scènes d’ensemble, notamment d’un quatuor central (l’équivalent d’un « final de confusion » de l’acte I) et d’un final tutti en trois parties. Quelles sont les particularités musicales de ces moments très intenses et comment gérez-vous ces ensembles où chaque soliste doit trouver sa place sans jamais oublier son caractère propre ?
Dans les ensembles, il me semble que la leçon de référence est aussi avant tout mozartienne. L’équilibre reste classique mais l’esprit de fond est certainement rossinien !
Quelle place laissez-vous à l’interprétation individuelle de chaque chanteur ?
Avant tout, j’essaye de comprendre quel genre de vocalité j’ai devant moi, je dirais même quel instrument vocal est celui avec qui je m’apprête à travailler.
C’est une forme d’ouverture vers l’artiste qui vous fait toujours découvrir énormément de choses. La vraie écoute d’une voix est aussi l’écoute
de l’autre, une magie qui vous permet d’aller plus loin aussi dans votre propre interprétation comme chef d’orchestre.
À votre avis, qu’est-ce que cet ouvrage peut et veut nous dire en 2020 ? Le sujet est-il encore d’actualité ?
La grande actualité de cet ouvrage est sans doute son ironie sans âge, cette finesse des sentiments cachée sous l’apparence du divertissement. Et l’élégance, le manque total de vulgarité.
Le moment préféré de l’opéra ?
La scène « onirique » de Germano.
Votre personnage favori ?
Giulia, une jeune femme moderne.
L’opéra en trois mots ?
« Tutto nel mondo è burla »
(Tout dans le monde n’est que plaisanterie, Verdi, Falstaff).
Votre opéra préféré de Rossini ?
Le Comte Ory.
Et pour terminer, une petite question de type buffa... L’échelle de soie ou l’échelle de bois ?
L’échelle tournedos Rossini... !
Propos recueillis par Gabriele Slizyte, février 2020
Informations pratiques :
Séance scolaire : jeudi 12 mars 2020 - 14h30
Séance en famille : samedi 14 mars 2020 - 15h
Représentations publiques : lundi 16, mercredi 18 et vendredi 20 mars 2020 - 19h30
Le programme
Photos : Ludovic Lagarde © Marthe Lemelle et Marco Guidarini © R Duroselle