« Historique », Rémy Campos enseigne l'histoire de la musique au Conservatoire de Paris
Mis à jour le 06 juillet 2020 – #Demain
#Demain | Réflexion collective sur ce que sera l’après-coronavirus au Conservatoire
Pendant trois mois, il n’a été bruit que de l’originalité radicale de ce qu’il nous était donné de vivre. Dès qu’un micro était tendu à un témoin, à un expert ou à un badaud virtuel il n’était question que d’événements « historiques ». « Historique » : ce qui est marquant, digne d’être conservé, disent les dictionnaires ; ce qui est exceptionnel dit l’usage commun.
Réduire l’histoire à l’unique, c’est se priver de ce que peut apporter le travail des historiens qui s’intéressent à toutes les formes prises par le temps : événement singulier bien sûr, mais aussi durée, répétition, récurrence ou entrelacement.
Réfléchir à ce qu’a d’historique ce que nous avons vécu ne peut donc se limiter à considérer la spectaculaire, l’éblouissante rupture. Il reste à démêler les strates d’un passé plus ou moins lointain et souvent imperceptible qui ont constitué notre présent d’assignés à résidence.
La dématérialisation des enseignements en est un bon exemple. Depuis plusieurs semaines, la question a occupé les responsables de l’Université ou des grandes écoles qui ont décidé de sa mise en place, les professeurs amenés à s’en saisir dans l’instant et les élèves ou étudiants devant s’adapter très vite à une relation pédagogique inédite. Une partie du corps social a été bousculée. L’idée qu’il fallait pérenniser ces nouveaux moyens d’apprendre a immédiatement suscité des débats. Pour certains, la révolution promet d’être aussi radicale qu’heureuse. Pour d’autres, elle porte en elle de sérieuses menaces.
Dans ce débat virulent où les arguments pleuvent de tous côtés, quelle voix l’historien peut-il faire entendre ? Prenons dans le passé trois situations analogues.
La première remonte aux premières années d’existence du Conservatoire de Paris. Les responsables de l’école décident au début du XIXe siècle de publier un ensemble sans équivalent de méthodes officielles afin d’imposer dans les classes une pédagogie unifiée mais aussi pour faire voyager le savoir des enseignants parisiens aux quatre coins de l’Europe. Le succès est au rendez-vous. À Madrid à Bruxelles, à Milan, à Genève, on pose sur les pupitres la méthode de violon de Baillot (1802) ou celle de piano de Louis Adam (1804).
Un siècle plus tard, la pianiste Blanche Selva fait une carrière d’enseignante fulgurante. Nommée professeur à la Schola Cantorum de Paris à l’âge de 18 ans, elle ne parvient bientôt plus à se partager entre les centaines d’élèves qu’elle compte rapidement à travers l’Europe. En 1923, elle imagine de publier la Chaîne selvique. Mois après mois, le journal organise à distance le travail des disciples et des assistantes à qui Selva a délégué la surveillance de ses cohortes. Pendant deux ans, la revue fournira des prescriptions didactiques et des analyses d’œuvres à une communauté dispersée.
Deux décennies plus tard, le compositeur et musicologue Roland-Manuel connaît la popularité grâce à une émission radiophonique intitulée Plaisir de la musique. La pianiste Nadia Tagrine lui donne la réplique dans ce qui ressemble à une extension de son cours d’esthétique du Conservatoire de Paris. De 1944 à 1961, la parole du maître voyage à travers les ondes. Le savoir franchit instantanément les murs de l’école et atteint les territoires les plus reculés.
Les trois cas ont en commun de rompre avec le face à face immémorial du maître et de l’apprenti présents dans le même lieu. Néanmoins, l’histoire qu’ils permettent d’ébaucher n’est pas celle de la disparition inéluctable des vieux modes de transmission de l’art remplacés par les moyens techniques modernes. L’histoire des deux derniers siècles est plutôt celle d’un perpétuel empilement. Quelles que soient les promesses du jour, la circulation des supports imprimés ou la diffusion du son à longue distance n’ont jamais remplacé ce qui est au fondement d’une formation musicale : la rencontre de deux personnes au rythme lent imposé par la répétition des gestes et dans le temps long de leur incorporation.