Et si ce n’était plus un problème ?
Mis à jour le 16 janvier 2024
Retour sur le séminaire de recherche en médiation « Pratiques artistiques et situations de handicap », avec Lila Derridj.
Le temps... au Conservatoire... est une denrée rare. Partout des silhouettes pressées, affairées ! Tant de beaux projets artistiques attendent !
Consacrer un peu de temps à réfléchir ensemble sur des situations de handicap apparaît peut-être à certainˑes comme éloigné de leurs préoccupations quotidiennes. Pourtant que ce soit à titre individuel, dans la vie d’artiste ou d’enseignant·e, ou à titre collectif dans la vie sociale, la manière dont le regard se pose sur les différences sensorielles ou cognitives mérite d’évoluer.
Le séminaire organisé le 27 octobre dernier - inscrit dans le cursus des étudiantˑes de la formation au DE et du département musicologie et analyse - avait été programmé dans la foulée du Duoday et préparé avec la commission handicap du Conservatoire.
Trois temps pour rythmer cette fin d’après-midi en Dukas : le retour sur le Duoday du jeudi précédent et le travail de la commission ; puis l’intervention de l’artiste Lila Derridj sur son parcours et sa recherche en cours à propos des conservatoires ; enfin une séquence de vidéos présentant la réflexion ou des extraits de créations musicales, théâtrales ou chorégraphiques d’artistes en situation de handicap.
DANS NOTRE CONSERVATOIRE
Sur la vie du conservatoire, Djoké Diarra - qui anime avec Gilles Otz la commission handicap au conservatoire – se félicite que la commission s’étoffe et que, grâce à l’action de ses membres, la sensibilisation par les pairs progresse. Elle observe que le tabou autour du handicap se dénoue peu à peu.
Djoké D. : « Depuis deux ans, la participation du Conservatoire au « duoday » a aussi permis de faire des rencontres enrichissantes ; cette année, l’ouverture des portes des services-support du conservatoire : médiathèque, bibliothèque d’orchestre, service audiovisuel, qui sont au cœur du fonctionnement pédagogique du conservatoire, à des personnes qui n’ont même pas conscience que ça existe, c’était fort ! On a tous convenus qu’on avait des forces et des faiblesses et que personne ne devait être empêché. »
Prendre pour point de départ le conservatoire, avec le travail d’observation et d’analyse de la commission ainsi que les actions qui en ont découlé, c’était d’emblée inviter les étudiant.es à porter un regard de proximité sur ce qu’il en est des situations de handicap, sur ce qui pourrait et devrait être amélioré.
Sur ce chemin de généralisation progressive de la prise de conscience, « se retrouver entre personnes d’horizons différents y compris de l’administration montre que le sujet touche beaucoup de personnes », déclare Emilie R-K.
PORTER LA VOIX
Et puis Lila a commencé à raconter son parcours. Lila Derridj, c’était l’invitée du séminaire, une danseuse, chorégraphe, architecte, pédagogue, chercheuse qui se déplace en fauteuil roulant. Une artiste avec qui notre collègue Anne-Catherine Nicoladzé professeure de danse contact/improvisation - collabore à la scène.
Anne-Catherine N. : « Une chose que je défends c’est d’apprendre de celles et ceux qui se trouvent en face de moi et de faire ensemble… et je tente de le défendre en l’incarnant. Je me sens très reliée à ce qui s’est passé pendant le séminaire. Ça fait sens pour moi de pouvoir réunir des positionnements de vie qui relient l’artistique, la transmission et la recherche au sens large. »
Le cercle s’est tout à coup centré sur Lila, sa présence, ses mots… son exigence qui tient très serrés l’engagement artistique et la critique sociale. Et puis, Lila a décrit la manière dont elle construit sa recherche dans les conservatoires 1. Une leçon de méthodologie du point de vue des droits culturels ! Elle prend en effet comme point de départ les savoirs de toutes et tous, et notamment les parents qu’elle considère comme les premiers chercheurs, car il leur faut inventer au quotidien… mais aussi les enseignant.es, les agent.es … Croiser les paroles, activer le désir de changement dans les actes et dans les récits, c’est la base du travail de Lila pour une prise de conscience qui favorise une citoyenneté mieux partagée.
Lila cherche aussi dans la langue. Elle rappelle l’évolution sémantique de personnes handicapées à personnes en situation de handicap. Elle sait les limites des propositions actuelles : si l’on dit « personnes à différence sensorielle », cela n’inclut pas nécessairement les différences cognitives… Avec la formule « personnes qui échappent à la norme dominante », elle tend la main vers celles et ceux qui se trouvent invisibilisés pour d’autres motifs.
Mattéo V. : « L’intervention de Lila Derridj révèle que la question de l’inclusion est trop souvent pensée a posteriori, que ce soit dans la conception des bâtiments ou dans la formation des enseignantˑes… que faire pas exemple pour accueillir unˑe étudiantˑe autiste ou dyspraxique ? »
Elisa C. : « ce qui m’a plu chez Lila, c’est qu’elle parle de la norme dominante, qui renvoie à beaucoup de questions et qui peut être élargie au-delà de la question du handicap, au genre, aux questions postcoloniales. J’ai aussi été profondément troublée par le teaser de son spectacle. C’est rare que des femmes s’approprient ainsi leur propre sensualité ! »
Un débat s’engage sur la pertinence du changement de vocabulaire. Bien sûr le changement des mots doit s’accompagner d’un changement des regards, faute de quoi il risque de se transformer en rhétorique vide sans résonance sociale profonde. Mais la demande d’un nouveau lexique est aussi une revendication légitime par des personnes qui souffrent d’être marginalisées.
Alexis L. : « Il est indispensable que toutes et tous puissent entendre la parole des personnes concernées, afin de mieux comprendre ce qu'ils ou elles vivent »
Sabine A. : « Il faut beaucoup plus donner la parole à celles et ceux qui vivent, agissent et pensent leur situation. »
Stéphanie R. : « Ça peut faire peur à certaines personnes, qui du coup se protègent. »
1 La recherche, qui s’intitule « Le conservatoire limite en corps », est soutenue par le Centre National de la Danse.
IMPACT POUR LA TRANSMISSION ET POUR LA RECHERCHE
Le principe selon lequel toute personne qui en a le désir et le talent, peut, sans exception, accéder à l’enseignement de la musique, y compris supérieur, pose des questions de lutherie pour adapter les instruments. La vidéo permet de voir la pédale surélevée de Michel Petrucciani et sa digitalité singulière liée à sa maladie dite des os de verre. Il pose également des questions pédagogiques, problèmes qui peuvent aussi se révéler riches de nouvelles recherches. La célèbre percussionniste écossaise Evelyn Glennie, à partir de sa surdité, a développé une approche élargie de l’écoute incluant les dimensions tactile, visuelle et kinesthésique. Elle renouvelle les savoirs sur la manière dont la musique et le corps sont reliés.
Sabine A. : « Il faut lier toujours plus étroitement la formation artistique et pédagogique à la médiation, qu’ils partagent des formes très diverses d’expériences de l’art, en lien avec les publics et aussi avec les artistes. »
Alexis alerte par ailleurs sur le fait que la technologie ne va pas toujours dans le bon sens, notamment avec les écrans tactiles moins adaptés que la manipulation de boutons quand la vue est affaiblie.
La recherche, présente à travers la méthodologie adoptée par Lila dans son enquête sur les conservatoires, se déclinait au cours du séminaire dans une approche collective et engageante.
Mattéo V. : « L’importance de cette démarche, liée à l’expérience, c’est qu’elle implique une dimension d’interdisciplinarité entre mondes de la musique, du social et du soin. »
Sylvie P. : « Accueillir la résonance dans toutes ses dimensions, personnelles, artistiques, sociales du récit de Lila suppose une disponibilité différente de celle des démarches objectivantes. C’est une démarche proche de celle qui est à l’œuvre dans la médiation mais plus encore dans les processus de création et de pédagogie. La disponibilité à l’inconnu de l’autre qui permet de s’approcher de l’inconnu de soi. La force de sa parole était palpable dans une forme de trouble qui parcourait le cercle … cette résonance vraisemblablement produite par son expérience d’auto-détermination, de rapport à la vulnérabilité et de développement de sa singularité… un parcours inspirant à maints égards. »
FAIRE ENSEMBLE
Réfléchir le handicap et sur les normes ouvre des possibles. Et si les progrès en matière de citoyenneté conduisaient à réduire la dimension problématique du handicap pour s’ouvrir à sa dimension contributive ?
Bérengère L. : « Lors de la première répétition, tout le monde était mélangé… j’ai été touchée par le grand désir de participer, de s’exprimer, par l’enthousiasme qui se lisait sur les visages… dans ces moments-là il n’y a plus de différence. »
Anne-Catherine N. : « Le sens, c’est l’endroit des prises de parole, d’échange, que Lila soit là pour parler du corps au milieu des musicienˑnes… ce qui fait sens, c’est de ne rien lâcher. »
Emilie R.-K. : « Mon vœu, c’est que le sujet continue à être un sujet à part entière ; qu’il s’intègre de plus en plus dans nos réflexions et dans notre quotidien, c’est en réduisant la distance, qu’on pourra effacer le sentiment de gêne qui creuse les différences. »
Rencontre préparée par les membres de la commission handicap : Anne-Catherine Nicoladzé, Djoké Djarra, Iris Scialom, Emilie Ronce-Kaddoura, Chahinez Rasgallah, Gilles Otz ainsi que Bérengère Lalanne et Sylvie Pébrier
Merci à Stéphanie Roux, Alexis Ling, Sabine Alexandre, Valérie Guéroult, Mattéo Vignier, Elisa Constable et Marine Thyss de leur témoignage et de leur participation.
Photo : groupe de travail handicap du Conservatoire par Ferrante Ferranti