Entretien avec Maroussia Gentet
Mis à jour le 06 décembre 2023
Les 6 et 7 décembre prochains, Maroussia Gentet soutiendra sa thèse, intitulée « Au cœur de l’expérience du sens dans l’interprétation pianistique. Construire la temporalité par la présence au mouvement ». À l’approche de son récital et de sa soutenance de fin de doctorat de Musique : Recherche et Pratique, en partenariat avec Sorbonne Université (sous la direction de Jean-Marc Chouvel), elle retrace le chemin de sa recherche dans cet entretien avec Arthur Macé, chargé de mission recherche au Conservatoire.
Arthur Macé : Le titre de ta thèse articule plusieurs notions cardinales des études en recherche artistique. Quelle nécessité t’a menée sur le chemin d’un doctorat dans ce champ ?
Maroussia Gentet : Le projet de cette étude est né à la suite de deux travaux de recherche réalisés au CNSMD de Lyon, dans le cadre de mon master de piano puis de mon master de pédagogie, et qui m’ont ouvert le goût de la recherche. D’abord, par l’analyse musicologique des œuvres du XXe siècle notamment – puisque mon premier mémoire en piano reposait sur une analyse dans les Françoise-Variationen de Franco Donatoni. C’est toutefois mon mémoire de pédagogie, Pour une anthropologie des gestes musiciens, qui a vraiment servi d’introduction à cette recherche doctorale.
La question fondamentale que je me suis posée, c’est : qu’est-ce qu’on appelle un jeu pianistique vivant, qu’on appelle parfois communément « organique », ou bien expressif (mots bien vagues…), et qui va faire sentir l’être vivant qui joue, à la différence de la machine ?
Je me suis demandé ce qui permet que le jeu de l’interprète lui semble signifiant, que son expérience fasse sens, et comment il va guider son apprentissage en général à partir d’un texte musical, et éventuellement celui d’étudiants pour faire émerger le sens de son geste.
La motivation de cette recherche s’ancre dans mes études de piano (notamment auprès de Rena Shereshevskaya), caractérisées à la fois par une recherche d’une intensité émotionnelle sur scène, d’une qualité de présence et de précision dans le mouvement, au service de l’approfondissement des œuvres. J’ai eu le sentiment qu’il pouvait être intéressant de livrer un écrit sur l’inlassable et infinie, très longue recherche de sens et de compréhension par l’expérience qui se fabrique dans le travail artistique : comment concilier, comme son enseignement nous y invite, l’exigence de précision par rapport à l’analyse du texte avec une recherche proportionnellement aussi intense d’un état de présence qui permet de ressentir les catégorisations que l’on a dégagées de l’écriture ? L’association entre les deux peut paraître assez paradoxale et donne lieu à des problèmes pratiques auxquels je me suis confrontée. Mais il y a finalement assez peu d’écrits sur la « présence » au mouvement au piano, d’où ma motivation.
AM : En interrogeant les savoirs incarnés de l’interprète, ton travail approche donc une phénoménologie du geste pianistique . Quel a été ton procédé de recherche, pour donner à comprendre comment s’articulent le geste et le sens dans l’acte de performance ?
MG : Je me positionne comme interprète chercheuse, c’est-à-dire que je suis partie de mon expérience pratique, de témoignages, d’entretiens, de cours, etc.
L’expérience de ce que j’ai appelé « l’être joué » guide ma thèse et a motivé, de façon relativement inconsciente au début, ma recherche. C’est une expérience émotionnellement forte et qui correspond souvent à une expérience de sens, à travers laquelle on peut ressentir une fusion totale du corps et de l’esprit. Cela correspond à la sensation de continuité, de fluidité de nécessité, dans l’intervalle entre les actions, et de nécessité à agir à tel moment et de telle façon. C’est parti de mon expérience quelque fois sur scène, qui m’interpellait, et en discutant avec d’autres musiciens, je me suis rendu compte que cet « état » était partagé : cette communauté d’expérience m’a permis d’affiner cette notion. Le geste semble impulsé de façon passive, et pourtant on semble jouer exactement selon nos intentions. C’est assez paradoxal : si on recherche cet état, il nous échappe pourtant ! Comment faire naître un mouvement signifiant, vivant par le travail, si justement, on cherche à se sentir « joué » ?
Le présupposé de cette recherche est que le corps vivant est au centre de l’émergence du sens, c’est-à-dire que, simplement, le sens change en fonction de la façon dont le corps vit à travers l’œuvre, comment il construit son temps. Or, face à des œuvres très écrites, complexes, on cherche parfois à définir des éléments musicaux, à les relier, en eux-mêmes, comme s’ils étaient des « objets ». Cette démarche, en tant qu’interprète, ne permet pas forcément de les « sentir » comme des unités et de les sentir reliés. Cela peut générer des problèmes dans l’expérience, des tensions, une perte de sens, etc. Au lieu d’analyser l’œuvre en termes d’éléments musicaux découpés, j’ai cherché d’autres façons d’analyser une œuvre, qui intègrent le corps comme lieu du sens.
En conséquence, dans l’écriture, sur les conseils précieux de Sylvie Pébrier, je suis partie des obstacles pratiques auxquels on est confronté face à une partition. Je l’ai fait à partir de deux hypothèses : d’une part, l’insuffisance des méthodes de la musicologie classique et des décisions rationnelles prises sur un texte – délimitantes et reliantes – qui produisent une succession de gestes qui viseraient à produire à exécuter une succession d’éléments musicaux. D’autre part, l’insuffisance des solutions qu’on va tenter d’apporter à ces problématiques, car de plus en plus de recherches musicologiques mettent le corps au centre, mais aussi l’enseignement musical ; ma recherche s’inscrit dans cette mouvance là également. Or, ces recherches confinent souvent le corps à ce qui est observable, ou bien à des témoignages très subjectifs qui ne sont pas forcément utilisables par tous, et finalement on a tendance à considérer le corps et ses différentes parties comme un objet, un instrument de notre volonté, ce qui ne permet pas de faire l’expérience du « corps-sujet » tel que je la cherche.
Finalement, je suis sortie de la musicologie pour trouver des pistes de recherche. Le paradoxe de chercher à travailler geste vivant (qui semble nous échapper, justement parce qu’il est vivant) a trouvé une résonance du côté de l’anthropologie théâtrale et de la phénoménologie, qui sont les premiers champs auxquels je me suis intéressée. La notion de prémouvement est le fil rouge de la thèse, ce moment d’impulsion du mouvement, qui va différencier un mouvement « vivant » d’un simple déplacement dans l’espace désincarné. Cela m’a mené à approfondir la relation à l’altérité dans le rapport à soi, mais aussi « l’être porté », qui organise les premiers mouvements du bébé et qui restent si importants à l’âge adulte. J’ai alors cherché comme on pouvait travailler cela grâce aux recherches en danse, notamment de Loureiro et Hackney,, et comme on pouvait le phraser pour générer le prémouvement. J’ai à la fois cherché un support théorique et des techniques qui utilisent l’imagerie : un ensemble d’images pour nourrir ma recherche et l’ancrer dans la pratique. Cette étude du prémouvement ouvre à construire la temporalité du jeu et de laisser émerger un mouvement « habité ».
AM : Un vaste corpus musical et théorique a nourri ta réflexion. Mais les témoignages rapportés, les notes prises au fil de tes collaborations avec des artistes et des chercheurs semblent plus importants encore pour ton enquête. Quelles opportunités t’ont permis ces collaborations pour ta recherche ? ont-elles parfois été des obstacles ? Y a-t-il des rencontres en particulier, ou des ouvrages, qui t’ont marqué ? ou qui ont fait bifurquer ta recherche ?
MG : En effet, cette recherche m’a permis de rencontrer et d’avoir des conversations très profondes avec des artistes autour de la notion « d’être joué » dont je parle dans la thèse. Très souvent, cet état ou cette méthode sont très importants dans leur pratique artistique. En parler et pouvoir retranscrire ces entretiens a été un élément déclencheur. En particulier, je me souviens du premier entretien que j’ai enregistré, c’était avec Susan Manoff, juste avant le premier confinement. A l’époque, je n’avais pas « théorisé » l’être joué, je ne m’en étais pas encore servi de fil conducteur. Mais cet entretien passionnant a participé à me propulser et à m’ouvrir des horizons. C’est juste après que j’aie commencé à approfondir ma recherche du côté de la danse et de l’analyse du mouvement Laban.
La rencontre avec les ouvrages d’Angela Loureiro, de Peggy Hackney, danseuses et chercheuses, a été cruciale pour ma recherche, et a précédé ma rencontre avec Angela Loureiro elle-même ainsi que Benoît Lesage avec lesquels j’ai suivi un stage de Danse-thérapie qui m’a permis d’éprouver au-delà de mes lectures la finesse des qualités de gestes et des diverses catégorisations et images écrites que j’ai étudiées.
Par ailleurs, pendant mon cursus de doctorat – qui a duré sept ans, avec une année de césure, ma réflexion a énormément évolué. En particulier, je me suis investie de plus en plus dans la création et la musique des XXe et XXIe (j’ai d’ailleurs suivi le DAI contemporain après avoir suivi un DAI classique) : j’ai donc pu me plonger dans la « fabrique » d’une œuvre et développer des relations vivantes avec l’écriture via le travail avec les compositeurs et compositrices. J’ai aussi suivi le master d’accompagnement avec Anne Le Bozec et Emmanuel Olivier. Leur approche a beaucoup contribué à nourrir ma réflexion et mon jeu, en particulier par le travail du texte en relation avec le corps, toujours dans l’entrelacement entre sens et sensible, si bien que je leur ai demandé de devenir mes professeurs référents dans le cadre de mon doctorat. Au cours de l’écriture de ma thèse, Sylvie Pébrier m’a beaucoup aidée à préciser ma réflexion et à structurer mon écriture, ce qui a été décisif pour la structure finale de ma rédaction. Enfin, mon directeur de thèse, Jean-Marc Chouvel, m’a toujours fait confiance, malgré un sujet un peu « débordant » ! Je les en remercie chaleureusement !
AM : Pour le récital qui prélude à ta soutenance, tu entrelaces les 24 Préludes de l’opus 28 de Chopin et des œuvres de Stroppa, Isaksson, Schœller, Stordeur, Monnet et Parra. Que raconte ce programme ?
MG : J’ai participé à un projet associant les œuvres de Chopin et Ramon Lazkano, pour lequel ce dernier a écrit des Préludes pour l’Ensemble Cairn destinés à être entrelacés comme des « réflexions » sur les Préludes de Chopin, projet pour lequel j’enregistrerai prochainement les Préludes.
Cet entrelacement est très poétique et m’a inspiré un programme solo à travers lequel je tisse autour de ce que je ressens comme la trame dramatique des Préludes de Chopin. Les pièces choisies me sont particulièrement chères et ont fait l’objet d’un travail étroit avec les compositeurs/compositrices ; certaines me sont dédiées (Isaksson, Parra, Schoeller). Ce projet est lié à ma thèse car ma recherche s’ancre particulièrement dans les œuvres d’aujourd’hui, mais s’inspire d’une façon générale de tout le répertoire pour piano. La recherche de vocalité et de la longueur de son au piano que l’on trouve chez Chopin et dans les pièces que j’ai choisies rejoint les thèmes principaux de ma thèse : comment chercher la continuité, rendre vivant le texte musical ?
L’écriture en miroir de ce programme met en perspective le profond lyrisme, l’appui sur un fil narratif, l’écho introspectif, la virtuosité fulgurante, les intenses coups de projecteur sur une émotion forte qui se révèlent entre les pièces d’aujourd’hui et les Préludes de Chopin.
AM : Qu'ont représenté pour toi ces années de recherche ?
MG : Ces années ont été riches, très intenses, tant par le développement professionnel qui a coïncidé avec ma recherche (concerts, concours, enseignement…), que par la plongée dans les lectures et un approfondissement introspectif. Il a été très difficile de concilier les deux, j’ai beaucoup « profité » du premier confinement pour mettre en route l’écriture, puis j’ai dû décider d’arrêter pendant 3 mois mes activités pianistiques et d’enseignement pour vraiment parvenir à écrire et finir l’écriture de la thèse. Pourtant ces deux aspects, disons « recherche » et « pratique » sont très complémentaires, cela correspond aussi à un équilibre entre introspection et scène. La recherche m’a permis à la fois de faire le point sur l’enseignement que j’ai reçu, ce que j’ai appris et de poser des bases pour l’avenir, de consolider mes motivations artistiques et existentielles.
Photo © Hervé Sarrazin