Énée sur la route
Mis à jour le 22 février 2023
Invité à mettre en scène les étudiant·es du Conservatoire dans le dernier chef-d’œuvre de Purcell, le metteur en scène Marc Lainé scénarise un Didon et Énée dans l’actualité tragique de l’exil et de la guerre. Portrait de cet artiste aux mille mains, à la tête du Centre Dramatique National (CDN) de Valence depuis janvier 2020.
Marc Lainé croise les doigts. Jusqu’à présent, à l’opéra, il a plutôt joué de malchance. Deux projets fauchés en plein vol, deux concours de circonstances malheureux – dont la récente paralysie provoquée par la pandémie mondiale. Qu’à cela ne tienne : lorsque le Conservatoire le convie à collaborer avec le chef Leonardo García Alarcón sur cette production exceptionnelle d’une perle du baroque, aucune hésitation !
Son rendez-vous avec l’opéra n’était que question de temps, tant la musique occupe sur ses plateaux une place tout aussi constante que singulière. Le choix de lui confier la barre de cet atelier d’étudiant·es « grandeur nature » répond en effet à plus d’un enjeu : non seulement Marc Lainé appartient à cette mince frange des artistes capables de commettre à la fois la mise en scène et la scénographie – sa première chapelle –, non seulement sa connaissance sensible du répertoire lyrique ne laisse aucun doute, pour l’avoir déjà conduit à l’Académie du Festival d’Aix (où il a rencontré le maestro), mais surtout il développe depuis des années une approche de la musique scénique au plateau selon un geste résolument pop.
Sa collaboration-phare en ce domaine se noue à partir de 2011 avec le groupe Moriarty, pour les hybrides Memories From The Missing Room et Vanishing Point (2014). Ce compagnonnage au long cours se prolonge aujourd’hui par l’association de Stephan Zimmerli au sein de l’ensemble artistique pluridisciplinaire dont s’entoure Marc Lainé, en arrivant au CDN de Valence. Il en va de même pour Bertrand Belin, crooner et guitariste au rock envoûtant autour duquel il construit son spectacle musical (ce n’était pas à proprement parler une comédie musicale) intitulé Spleenorama, en 2014. Il faut dire que, si l’on a coutume de classer ses productions dans la catégorie du théâtre musical, parmi tous les outils dont dispose le metteur en scène, la musique est un peu à part. Car, de son propre aveu, Marc Lainé est partout dans ses spectacles – il a la maîtrise sur le texte, le jeu, l’image, par l’espace comme par la vidéo –, partout, sauf à l’endroit de la musique.
« Depuis toujours, je dialogue avec des musiciennes et des musiciens et j’inscris la musique, jouée en live et composée sur mesure, au cœur de mes spectacles. Quand cette musique est écrite, c’est elle qui vient dicter sa loi. Au théâtre, je me sers de la musique pour structurer l’action, pour la faire avancer. Elle joue le rôle de contre-poids face aux tentations absolutistes de la mise en scène : lorsque je me place en face d’une musicienne ou d’un musicien, je lui abandonne quelque chose. »
Voilà donc un signal fort adressé à ces jeunes préprofessionnel·les, à l’approche de la sortie de l’école : le plateau que Marc Lainé pave à leur attention leur sera entièrement généreux. Et, tout baroque soit-il, il ne sera définitivement pas tourné vers la tradition, mais bien plutôt vers l’aujourd’hui et les demain.
Oui, Didon et Enée parle d’aujourd’hui. Ramenant l’argument à l’os, Marc Lainé y lit l’histoire d’un réfugié, Énée, qui a perdu sa patrie dans la destruction de la guerre et qui affronte la nécessité primordiale de la réinventer. Face à lui, Didon est une femme en position de puissance, qui tombe amoureuse d’un étranger en tous points son égal, et qui choisit d’assumer un désir qui transcende les interdits de la convention sociale. Le metteur en scène laisse donc libre cours à la fiction. « C’est un vrai plaisir, chez moi, d’inventer des scénarios. J’éprouve une grande jubilation à produire des histoires. Je suis un fabuliste. »
Pour traiter cette œuvre emblématique du merveilleux baroque, où tempête, danse de sorcières et autres travestissements le disputent aux arias amoureuses, il ne s’autorise aucune gourmandise. Pas de plaque à tonnerre, pas de bouche des Enfers : le décorum de l’époque n’exercera pas ici ses séductions. Il choisit de transposer l’action dans le monde contemporain et la situe dans un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile (CADA), en France.
Car à l’heure où s’amorce le projet, les réfugié·es se pressent aux frontières. Bientôt éclate la guerre en Ukraine : « Face à un contexte géopolitique marqué par les questions migratoires, que ce nouveau conflit vient enflammer, la transposition s’est imposée avec la force de l’évidence. Je n’avais pas de lecture préexistante de cette œuvre de Purcell ; ce fut une épiphanie. Et je crois que nous sommes -nombreuses et nombreux à ressentir la nécessité de faire résonner cette crise immédiatement avec nos pratiques. »
Ainsi le légendaire Énée de Troie retrouve-t-il son statut premier : un statut de réfugié de guerre. Et dans un même mouvement, rendant les Nord aux Sud et les Sud aux Nord, la rencontre entre le futur fondateur de Rome et Didon l’Africaine passe-t-elle d’une rive à l’autre de la Méditerranée, balayant d’un coup toute tentation d’orientalisme.
Seul ouvrage de son auteur à prendre la forme d’un véritable opéra, Didon et Énée est nimbé d’un certain mystère. Prologue et partition originale ont disparu et les circonstances de la commande de cette œuvre de troupe demeurent floues. La légende a longtemps prévalu qu’elle émanât du maître de ballet Josias Priest, qui la présenta en décembre 1689 dans son école dite « de jeunes filles » à Chelsea. Une autre hypothèse vient cependant relier l’ouvrage aux productions de cour des années 1680 : elle pourrait avoir été écrite pour Charles II, suivant une adresse davantage politique. Pour inventer son histoire, Marc Lainé saisit cette aubaine et fait feu de tous les manques.
Le livret (fort économe) de Nahum Tate ménage l’air nécessaire à une telle transposition. La reine Didon et sa sœur Belinda, déplacées dans un contexte républicain, demeurent sans difficulté les représentantes officielles des instances de pouvoir. En ce qui concerne la part maléfique de la fable, la magicienne et ses sorcières, elle n’est pas autrement explicitée que par un désir de chaos arbitraire : « Le mal est notre régal, la destruction est notre délice. » Aussi ces personnages sont-ils pour Marc Lainé tous les visages de l’administration confondus, agents zélés d’une règle coercitive et aveugle aux lois de l’humanité. À l’inverse, le chœur des compagnons d’Énée trouvera dans un prologue de l’invention du chef (inspiré des ouvrages antérieurs de Purcell) l’occasion d’une veillée, pour se remémorer les périls de la route de l’exil. Il n’en faudra pas plus à la pitié de Didon, qui « plaint trop » le cœur du héros, pour devenir amour, annonce d’une issue tragique. Quant aux lieux, à la manière d’une forêt crépusculaire qui se métamorphose en grotte magique, l’espace administratif mutera progressivement, mais dans un pur esprit kafkaïen : un foyer qui se transforme en réfectoire qui se transforme en dortoir, entre couloirs et bureaux anonymes. Charge, ensuite, au dispositif lumière de fabriquer des échappées vers l’onirisme. Car il ne s’agit pas ici de renoncer ou d’assécher la meraviglia, bien au contraire : « Cet espace administratif, froid, se trouve illuminé de l’intérieur par l’histoire d’amour entre Didon et Énée. Pour moi, c’est la grande force de la musique que de faire naître l’émerveillement. C’est, au fond, la mise en tension entre cette somptueuse partition et des espaces mornes, mortifères, qui peut le mieux permettre d’accéder à l’enchantement. »
En prenant le parti d’une série de tableaux, qui laissera la liberté au public d’imaginer tout l’« entre », c’est à son collaborateur principal, le chef d’orchestre, que Marc Lainé conserve en somme la part belle. Parce qu’à l’opéra, c’est la musique qui fait l’action.
Au fond, le véritable pari n’est pas de rebroder la trame de la fable, de faire glisser l’intrigue dans le temps. Non, le véritable pari que lance Marc Lainé, alors qu’il est invité dans l’écrin d’une école, se situe bien plus sur le fait d’inviter de jeunes interprètes à effectuer avec lui ce déplacement, et, ce faisant, d’entrouvrir les portes de l’école vers l’extérieur. Car dans cette opération de contextualisation, de relecture contemporaine, l’histoire ressort du répertoire où elle est rangée (comme on dirait « de la ligne de l’étagère »). Ainsi revisitée, l’histoire n’appartient plus à personne. Et si l’histoire n’appartient plus à personne, elle reste à inventer par tou·tes, pour devenir commune à tou·tes. Les interprètes, qui savent déjà si bien entendre la musique, ne pourront faire l’impasse d’y trouver leur propre nécessité pour se mettre en capacité de la porter. « Quand on choisit de montrer une œuvre, outre l’intérêt qu’on lui porte, s’opère un mouvement intime, une nécessité. Ici, elle est citoyenne, politique. Je formule le souhait que chacune et chacun puisse être mobilisé·e intimement par la notion d’hospitalité, s’approche de cette douloureuse réalité de l’exil. Qu’est-ce qui constitue le chez-soi quand on n’a plus rien ? Qu’est-ce qu’il nous reste quand on est en exil, sinon, au fond, que des chansons ? À Valence, la dramaturge, autrice et metteure en scène Tünde Deak appelle cela des “-chansons-cabanes”. Les berceuses, les mélodies que l’on emporte avec soi transportent avec elles tout un pays, et mille histoires à raconter. »
Il est donc question de bâtir une histoire collective, où les partitions des un·es parleront à celles des autres. Et à tout·e spectateur·rice, à égalité… Au demeurant, c’est peut-être cette question qu’en tant qu’artiste, et responsable de lieu, Marc Lainé pose à celles et ceux qui feront la scène de demain. Comment parvenir aux oreilles du public, d’où qu’il vienne ?
« En contextualisant une œuvre, je suis convaincu que l’on ménage aussi des portes d’entrée à un public qui n’a pas de culture lyrique préalable. Je suis certain que Purcell touche tout le monde. Et bien plus que le fait d’apporter une vision singulière, inédite ou novatrice de l’œuvre, c’est cela qui m’anime profondément : faire que cet opéra puisse rencontrer le public le plus large. Il s’agit de révéler les potentiels d’interprétation infinie de cette œuvre géniale. D’affirmer avec conviction que ces chefs-d’œuvre baroques peuvent résonner avec notre présent. C’est ce qui me motive, humblement, en allant au plateau. »
Marc Lainé le sait bien, pour avoir souvent usé des drones et des nappes de ses musicien·nes afin de trouver le rythme des séquences de jeu : la musique peut aussi être prise à contre-courant pour instiller une tension avec les comédien·nes et révéler la complexité nécessaire au sens.
« Il n’y a rien de plus puissant que la musique. Elle contient tout, elle dit tout. Et chacune et chacun, mélomanes comme novices, peut bien sûr être bouleversé·e en écoutant Didon et Énée. Pourtant, quand on met en scène un opéra, je crois que l’émotion qui peut naître au plateau ne tient pas seulement à la justesse, à la perfection de l’interprétation musicale. Mais à quelque chose de plus mystérieux, qui n’a rien à voir avec la technicité : une intention qui n’est peut-être pas uniquement celle de la note. Parfois le miracle naît de la tension entre une situation dramatique et une mélodie. Un infime décalage entre le jeu théâtral et la musique qui soudain fait surgir un sens inattendu et qui nous saisit. »
Les classes de chant sont certes formées à l’interprétation durant leur cursus. Mais, on le voit, la direction de Marc Lainé les invitera à déborder du cadre, à assouplir leurs acquis. Il leur faudra d’ailleurs pousser le plus loin possible la plasticité du corps, de la posture, car le metteur en scène compte bien ne pas se priver de sa caméra, ce médium auquel les interprètes seront vraisemblablement régulièrement confronté·es, sur les plateaux. « Qu’est-ce que c’est qu’un visage qui chante ? L’effort physique d’une chanteuse ou d’un chanteur qui va chercher un son dans ses entrailles est fascinant. J’ai appris à aimer l’opéra passionnément en regardant ces visages et ces corps métamorphosés par le chant. J’ai envie de filmer les visages qui chantent. Traiter ces corps musicaux, ces corps inouïs, hors du commun et les révéler dans leur nature sublime et presque surréelle. Et retrouver ainsi, peut-être, le merveilleux, le surnaturel du chef-d’œuvre de Purcell. »
Marion Platevoet
Photo © Ans Brys