Didon retrouvée
Mis à jour le 20 février 2023
Dans l’univers baroque en pleine expansion, Leonardo García Alarcón occupe assurément une place à part. En une décennie, ce chef d’orchestre argentin a su s’imposer par son travail aussi original que passionnant, oscillant entre la redécouverte de chefs-d’œuvre oubliés et la reprise d’ouvrages emblématiques du répertoire.
À ces derniers, Leonardo sait insuffler une énergie souvent électrisante qui nous les font entendre sous un jour nouveau, à l’image des Indes galantes qu’il a dirigé en 2019 à l’Opéra Bastille. Pour lui, la musique ancienne se conjugue au présent, avec la conviction qu’il existe un lien profond entre les codes inventés depuis Monteverdi dans le laboratoire des émotions et les musiques populaires du monde entier. Nous nous sommes entretenus avec lui alors qu’il dirige cette saison Didon et Énée de Purcell avec les étudiant·es du Conservatoire.
Didon et Énée contient quelques-uns des airs les plus célèbres et les plus émouvants de tout le répertoire baroque. Vous souvenez-vous de la première fois où vous l’avez entendu ?
LEONARDO GARCIA ALARCON : C’est une histoire liée à ma grand-mère. Tous les mardis à partir de mes 8 ans, elle m’achetait une cassette pour me faire découvrir de nouveaux compositeurs. J’attendais chaque mardi avec impatience. Quand je suis arrivé à Purcell, c’étaient surtout des extraits de Didon et Énée et des danses de Dioclétien (1690). Je suis tombé amoureux de cette musique. Je l’ai fait écouter à mon père, qui ne connaissait pas du tout et qui a beaucoup aimé, notamment les cordes, le lamento de Didon, le chœur final… On avait l’impression que la pièce avait été composée aujourd’hui. J’avais 9 ans et cette musique a le pouvoir de nous bouleverser même quand on ne comprend pas la signification du texte ou la complexité des intervalles – qui deviendra par la suite ma grande passion. Je garde ce souvenir intact et c’est cette émotion qui me guide dans l’interprétation et que j’essaie de ressusciter : cette relation que j’ai eue enfant avec l’œuvre, pour que cet instant fugace, direct avec la musique soit vécu par tous, interprètes et publics. Plus tard, j’ai joué Didon et Énée quand je suis arrivé en Europe en 1997, puis je l’ai dirigé et enregistré pour le label d’Ambronay en 2010. On a alors tenté de capturer cette idée de jeunesse. On avait même reproduit des photos des solistes enfants, âgés de un ou deux ans, dans le livret… Il faut dire que l’œuvre a été jouée par de très jeunes interprètes à l’époque. Purcell l’avait composée pour une école. C’est pour cela qu’on ne peut pas l’appeler « opéra ». C’est une sorte de sérénade tragique.
Oui, elle a été représentée pour la première fois en 1689 à la Boarding School for Girls, un pensionnat de jeunes filles à Chelsea, un quartier de Londres… Est-ce vous qui avez souhaité diriger cette œuvre avec les étudiant·es du Conservatoire ?
LEONARDO GARCIA ALARCON : Je l’ai proposée à Émilie Delorme qui a immédiatement accepté. Inclure le baroque dans la formation des chanteur·euses fait partie du projet d’établissement du CNSMDP. Avec Didon et Énée on retrouve un esprit de troupe. C’est une pièce idéale : la plus synthétique et la plus courte tout en étant l’une des plus connues du baroque, avec l’Orfeo de Monteverdi. L’admiration que l’on peut avoir pour cette œuvre n’est pas en accord avec sa brièveté et c’est cette contradiction que l’on peut tenter de saisir.
Comment situer Didon parmi les œuvres de Purcell ?
LEONARDO GARCIA ALARCON : On peut comparer Purcell à Mozart dans cette façon d’écrire dans un trait absolument unique, un geste de création absolu, qui ne s’inscrit pas dans une tradition, contrairement à un Francesco Cavalli qui a un savoir-faire et une conscience de la tradition et de la continuité avec son maître Claudio Monteverdi. Purcell utilise certes des éléments de la tragédie en musique de Jean-Baptiste Lully, notamment pour l’ouverture où l’on reconnaît ses rythmes pointés typiques, ou d’Erismena de Cavalli joué en 1676 en Angleterre, mais son écriture est unique. Il a laissé une marque singulière, même s’il est très influencé pour la forme et la rhétorique par Cavalli d’une part et Giovanni Battista Draghi d’autre part. On a longtemps cru que Didon et Énée était le premier opéra joué en Angleterre mais la découverte récente de cette Erismena en anglais de 1676, qui n’avait jamais été reprise et que j’aimerais jouer un jour – la partition se trouve dans une bibliothèque privée –, dément cette idée. L’originalité de Purcell, ce sont les dissonances typiquement anglaises ou insulaires, qui n’ont rien à voir avec ce qu’on entend sur le continent. Didon et Énée est la synthèse de ce qu’aurait pu être l’opéra anglais plus tard, puisque finalement King Arthur et Fairy Queen ne sont pas vraiment des opéras stricto sensu du fait de la présence de textes parlés. L’opéra italien va ensuite envahir l’Angleterre et même si Haendel fait le semi-opéra d’Acis et Galatée en 1731 et compose des oratorios, c’est dommage que cette œuvre fondamentale qu’est Didon et Énée n’ait pas porté ses fruits. C’est sans doute dû au décès prématuré de Purcell en 1695. Il n’a pas pu amener cette forme de l’opéra anglais à son apogée au XVIIIe siècle.
La question des sources est particulièrement complexe pour Didon et Énée puisque la seule source datant du XVIIe siècle est celle du livret utilisé lors de la représentation de 1689, et que la partition a été reconstituée à partir de collectes et copies de parties vocales faites au milieu du XVIIIe siècle en Angleterre, qui contenaient de nombreuses variantes textuelles et musicales. À partir de quel matériau allez-vous travailler avec les étudiant·es ?
LEONARDO GARCIA ALARCON : Ce qui compte pour Didon et Énée, c’est qu’on a toute la musique, tout le matériel, de l’ouverture au chœur final. La reconstruction concerne surtout le prologue puisqu’on a décidé de ne pas tenir compte de l’existant. On va créer un nouveau prologue qui pourrait donner une liberté au metteur en scène pour écrire le voyage d’Énée qui va de Grèce à Carthage, à partir de pièces de Purcell qui parlent de voyage, des dieux, d’Eole, de Vénus, de Cupidon, ces figures allégoriques si importantes dans l’opéra du XVIIe siècle.
Quel effectif orchestral prévoyez-vous ? En quoi va consister le travail spécifique avec les étudiant·es du CNSMDP ?
LEONARDO GARCIA ALARCON : Toutes les classes de chant sont concernées. Nous avons organisé des auditions pour les rôles solistes qui seront tous des étudiant·es du CNSMDP. J’ai été surpris par leur qualité vocale et leur excellent niveau, égal à celui de n’importe quel autre soliste – et je pèse mes mots. Ils comprennent tellement bien le style, qu’ils ont souvent étudié de près en écoutant de nombreux enregistrements. Je crois à des classes de chant où l’on formerait des voix capables de chanter cinq siècles de musique, avant de les orienter vers un style. Il y aura bien sûr les cordes (violons, altos, violoncelles, contrebasses, violes de gambe…), des hautbois, des bassons, des flûtes à bec, deux luths, moi-même qui jouerai le clavecin et l’orgue avec un autre clavecin en face de moi. Ce sera un effectif assez important. L’orchestre, telle qu’il est écrit dans la partition de Purcell, constitue déjà un décor naturel : on n’a presque pas besoin d’un autre décor.
Vous enseignez au Conservatoire de Genève et apparaissez comme une figure de passeur à bien des égards. Dans quelle mesure Didon et Énée est un terrain de jeu propice à la transmission ?
LEONARDO GARCIA ALARCON : Je suis passionné par cette idée de ressusciter une âme, un cœur, une pensée, un esprit. On travaille avec l’au-delà de manière quotidienne. La musique, avec l’amour, est un miracle quotidien. Si je suis passeur, c’est que j’aime partager avec d’autres la résurrection de ces esprits et de ces sentiments. Il est important de montrer dans un conservatoire que toutes les émotions d’un homme du XVIIe siècle, on continue à les partager aujourd’hui. L’amour, la tendresse, la peur de la mort, la peur de l’abandon, la joie, la fête, l’invocation des forces de la nature ou des dieux, la tempête et les sorcières dans Didon et Énée, tout cela existe depuis que l’homme existe et c’est cela que j’essaie de partager avec les étudiant·es. Dans l’art, on utilise toute la palette des émotions, des plus vertueuses jusqu’aux péchés capitaux, on doit tout vivre : on peut aller chercher le côté sombre des émotions et partager une catharsis. Les Anciens savaient cela, et partager cela au Conservatoire, c’est considérer les étudiant·es comme des adultes. Je ne ferai jamais de différence entre un projet au Conservatoire et un autre à l’Opéra de Paris. J’ai déjà eu l’occasion de travailler avec les étudiant·es du CNSMDP pour le projet Giove in Argo d’Antonio Lotti (1717) qu’on a présenté sous forme d’extraits dans le cadre de l’exposition « Éblouissante Venise » au Grand Palais en 2018. Et c’est là que j’ai connus quelques élèves venus étudier à Genève avec moi plus tard. On a commencé un partenariat entre le Conservatoire de Paris et la Haute École de Musique de Genève que j’aimerais poursuivre en tant qu’enseignant.
L’œuvre sera mise en scène par Marc Lainé, directeur de la comédie de Valence, également auteur et qui enseigne la scénographie à l’École nationale supérieure des Arts et Techniques du Théâtre à Lyon et à l’École de la Comédie de Saint-Étienne. Vous appartenez tous les deux à la même génération (1976), et en tant qu’artiste, lui aussi est attaché à cette question de la transmission. Avez-vous déjà travaillé avec lui ?
LEONARDO GARCIA ALARCON : C’est Émilie Delorme qui a provoqué notre rencontre. Je connais Émilie depuis le Festival d’Aix-en-Provence. Directrice de l’Académie, elle avait programmé Elena de Francesco Cavalli en 2013 puis Erismena en 2017 : son travail a été déterminant pour permettre la résurrection de tels ouvrages. Elle connaît le travail que j’avais mené avec les Académiciens à Aix et a souhaité poursuivre notre collaboration au CNSMDP. Je ne peux qu’approuver son intuition de me faire travailler avec Marc Lainé. Je ressens chez lui une force pragmatique de bon augure : il va à l’essentiel, il met à jour les pulsions de l’œuvre.
Propos recueillis par Judith le Blanc
Je suis passionné par cette idée de ressusciter une âme,
un cœur, une pensée, un esprit.
Nous autres musiciens travaillons quotidiennement avec l’au-delà.